A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 26 août 2023

Fusillés : la recherche aléatoire des inconnues et d’inconnus


     Prisme publie sans ordonnancement des articles de fond, des articles concernant certains militaires, des articles statistiques. Tous ces articles reposent sur un socle de données le plus robuste possible que nous cherchons quotidiennement à améliorer.

Comme le souligne Anne Lacroix maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris Nanterre, le quantitatif est un outil supplémentaire pour l’historien. Ainsi Prisme s’est attaché à rechercher tous les pourvois en révision acceptés ou refusés, tous les recours en grâce acceptés ou refusés, tous les conseils de guerre temporaires, ordinaires ou spéciaux, afin de coller au plus près de la réalité. Toutes ces précieuses données, regroupées statistiquement, permettent d’appréhender correctement l’évolution du fonctionnement de la justice militaire et ses conséquences sur les militaires français. Cela a permis, par exemple, au général Bach de conclure : ce n’est pas le niveau élevé des pertes qui a généré le plus de fusillés, mais l’absence de contrôle politique dans le fonctionnement de la Justice Militaire.

Dans ce contexte, la recherche de données inconnues et de militaires français fusillés demeurés inconnus est toujours le fruit d’un long travail « d’épluchage » d’archives avec parfois un brin de chance qui relance tel ou tel axe de prospection. Depuis de nombreuses années, Prisme s’astreint à cet exercice.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.
Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

1-Exemple du fusillé Maurin :

     A la base, le cas de ce fusillé est uniquement documenté par son recours en grâce.


Dans son courrier du 20 novembre 1914 ci-dessus établi à Bordeaux, indice de la gravité des évènements militaires, le Ministre de la Guerre écrivait au Garde des Sceaux pour lui signifier la décision du Président de la République de laisser la justice suive son cours.

Ce dossier de recours en grâce nous permet d’apprendre que ce militaire du 36e régiment d’infanterie coloniale avait été condamné à mort le 5 novembre 1914 par le conseil de guerre de la 74e division pour des voies de fait envers un supérieur pendant le service en application de l’article 223 du code de justice militaire. D’emblée, deux remarques sautent aux yeux :

- la date du 5 novembre 1914 est postérieure à la parution du décret du 1er septembre 1914 laissant au seul officier ayant ordonné la mise en jugement d’un militaire, la décision d’envoyer ou de ne pas envoyer un recours en grâce au Président de la République. Ici, le général Bigot commandant la 74e division d’infanterie a bien envoyé le dossier de procédure concernant la condamnation à mort de ce militaire à la Présidence de la République via le Ministre de la Guerre puis celui de la Justice.

- comme dans la très grande majorité des cas, le Ministre de la Justice a suivi l’avis du Ministre de la Guerre, le Président de la République entérinant ces décisions.

Ces dossiers de recours en grâce du Ministère de la Justice sont très intéressants. Dans la majorité des dossiers, on trouve une synthèse qui comporte de nombreuses informations : âge et profession du condamné, existence d’un pourvoi en révision, existence d’un recours en grâce, résumé des faits, avis des différents niveaux de la hiérarchie militaire jusqu’au général en chef, et pour finir les avis du Ministère de la Guerre suivi de celui de la Justice.

Malheureusement, pour le cas Maurin, aucune synthèse n’est présente dans le dossier. Un seul mot et une date accompagnée d’une signature figurent sur un des 2 courriers : adhésion, le 20 novembre 1914. On retrouve cette signature sur d’autres synthèses, elle semble correspondre au Directeur des Affaires Criminelles et des Grâces du Ministère de la Justice.


Au passage, rappelons que Prisme a dénombré 1008 militaires français graciés. Comme nous l’avons constaté avec le général Bach dans un article paru en mars 2015 intitulé : Les dossiers du Ministère de la Justice concernant les militaires condamnés à mort dits « pour l’exemple » : 1917-1918 ; dans la quasi-totalité de ces cas, le Ministre de la Justice s’est aligné sur l’avis du Ministre de la Guerre, le Président de la République entérinant ces avis. Ce qui signifie que ces 1008 militaires français ont été graciés parce que la direction du contentieux du Ministère de la Guerre l’avait demandé.

Les archives judiciaires militaires de la 74e division ayant disparu, il manquait des informations sur ce cas : les circonstances de ces voies de fait et les détails de l’identité du condamné.

Le casernement du 36e régiment d’infanterie coloniale se situait à Lyon. On pouvait supposer que le recrutement régional du régiment, en ce début de conflit, était toujours d’actualité. L’interrogation du moteur de recherche du « Grand Mémorial » donnait 252 « Maurin Pierre » mais aucun de ces « Maurin Pierre » ne correspondait.

Sur Mémoire des Hommes, le recrutement des militaires décédés au sein de cette unité pour cette période provient majoritairement des départements proches de la capitale des Gaules.

Les registres d’état civil des décès de cette unité ne comportent aucun militaire à ce nom ce qui n’est pas anormal puisque le décès a pu être enregistré par d’autres entités.

Les registres d’état civil des décès des communes où le Quartier Général de la 74e division avait stationné comme Lunéville, ne mentionnent pas de militaire à ce nom.

Sur le site des archives départementales de Meurthe et Moselle, la mise en ligne des tables décennales jusqu’en 1932, a permis trouver un militaire à ce nom décédé dans la commune de Dombasle sur Meurthe.

Cette information était à contrôler car le fusillé Juquel n’apparaît pas sur la table de Gerbéviller.

En parallèle, suivant une piste mentionnant, sans autre précision, un « Maurin Pierre » sur une plaque commémorative située dans l’église de Chambéry, nous a incité à chercher la fiche de matricule de ce soldat sur le site des archives départementales de Savoie.

La lecture méthodique des tables alphabétiques des registres de matricules des classes successives a permis de trouver un « Maurin Pierre » dans la classe 1902.


L’acte de décès du soldat Maurin confirme les informations de la fiche de matricule.


Ce militaire a été fusillé au lieu-dit du « trou des loups » situé à 700 mètres au nord de l’écluse de Dombasle sur Meurthe. Il s’agit bien du militaire recherché. Ce soldat a été condamné à 6 mois de prison pour coups et blessures volontaires en 1902. Un autre point soulève notre réflexion ; appelé à la mobilisation le 3 août 1914, Maurin est aux Armées le 19 août, évacué malade le 26 août, il rentre au dépôt le 5 septembre et il est de retour aux Armées le 3 octobre 1914. Nous savons qu’il a été jugé le 5 novembre par le conseil de guerre, ce qui signifie qu’il a été probablement incarcéré 15 jours auparavant. Les faits pour lesquels il a été condamné à mort, se sont donc produits entre le 3 octobre et 20 octobre 1914. Au cours de cette période, le 36e RIC est en cours de reconstitution suite aux lourdes pertes subies en août et septembre.

Sur Mémoire des Hommes, au cours de cette courte période, le régiment n’affiche que 4 fiches de Morts pour la France dont 2 fiches pour le même militaire. Deux cas en particulier ont retenu notre attention : le capitaine Baudon mort tué à l’ennemi le 16 octobre 1914 à Gerbéviller et le soldat Mommallier décédé le 13 octobre 1914 dans l’hôpital n°4 de Chambéry suite à des blessures de guerre.

Prisme recherche un éventuel lien entre ces décès et la condamnation du soldat Maurin. Concernant le capitaine Baudon, cet officier a été tué le 30 août 1914, comme le corrobore le contenu du JMO du 36e RIC.

2-Exemple d’un nouveau cas de fusillé :

     Au-delà des fiches originales des Non morts pour la France conservées au SHD/Bureau des Archives des Victimes des Conflits Contemporains (BAVCC) de Caen ou des microfilms de ces fiches consultables au CARAN sous la cote 324 MI 1 à 28, au-delà des fusillés relevés par le général Bach quand il était à la tête du SHAT ou après, il existe probablement une petite quantité de fusillés non encore connus.

La découverte d’un nouveau cas passe parfois par bien des méandres dont la lecture d’un Journal des Marches et Opérations.


Cela a été le cas avec le JMO du GBD 21 (groupe de brancardiers divisionnaires de la 21e division) sur lequel l’exécution capitale d’un soldat du 64e régiment d’infanterie est mentionnée le dimanche 11 avril 1915 à Acheux en Amienois dans la Somme.

A la 21e division, division de rattachement du 64e régiment d’infanterie, aucun fusillé n’était répertorié sur le registre des jugements en 1915.

En mars et avril 1915, la 21e division d’infanterie était rattachée à la 2e Armée dont les archives révèle le nom d’un militaire fusillé.


L’enregistrement des courriers de la 2e Armée mentionne au 13 avril 1915, l’envoi d’une lettre du Lt Colonel commandant le 64e régiment d’infanterie contenant l’extrait du jugement et le procès-verbal d’exécution de ce militaire. Malheureusement, le courrier référencé 611 est absent de la cote 19 N 299.

Le cimetière de la commune d’Acheux en Amienois contient la tombe d’un militaire dont le nom, prénom, unité et date de décès correspondent à nos critères de recherche.

Ce potentiel cas de fusillé a maintenant un nom, un prénom, une unité, une date d’exécution.

Une requête au nom de « Clerc Charles » sur « Grand Mémorial » fournit 261 réponses. Le casernement de cette unité étant situé à Ancenis et St-Nazaire, une requête ciblée sur le département de la Loire Atlantique donne 3 réponses dont l’une de la classe 1913.

Les données mentionnées sur cette fiche de matricule correspondent bien aux informations déjà accumulées. Dans sa séance du 9 avril 1915, le conseil de guerre spécial du 64e régiment d’infanterie a condamné à mort ce militaire pour des voies de fait envers un supérieur à l’occasion du service en application de l’article 223 du code de justice militaire.

Même si le travail sur ce cas n’est pas encore achevé, une partie de la recherche a abouti, il s’agit bien d’un fusillé dont Prisme ignorait l’existence et qui n’est pas encore référencé sur Mémoire des Hommes à cet instant.

Sur le fond, ce militaire a été fusillé au cours de la 1ère période de l’exceptionnalité du recours en grâce. Au cours de cette période, les circonstances atténuantes n’existaient pas, le pourvoi en révision était suspendu depuis le 17 août 1914, le recours en grâce ne dépendait que du seul officier qui avait ordonné la mise en jugement de ce militaire. Le pouvoir politique était passé du statut d’acteur à celui de spectateur lors de la parution du décret du 01/09/1914.

Pour ce type de crime qui est considéré par des juristes comme Paul Pradier-Fodéré (page 512 du commentaire sur le code de justice militaire de 1873) comme de la « plus haute gravité », l’espérance de vie de ce militaire était extrêmement compromise. Cette notion de « haute gravité » a déjà été établie par Louis Tripier avocat et docteur en droit dans son livre de 1857 « code de justice militaire pour l’armée de terre - exposé des motifs-rapport et discussion du corps législatif, citant Monsieur Langlais député de la Sarthe, rapporteur du projet de code de justice militaire : l’ordre du projet nous conduit à un crime de la plus haute gravité dans l’armée ; c’est la voie de fait commise par l’inférieur contre son supérieur (page CCXXIV).

Reste à découvrir les circonstances au cours desquelles ces évènements se sont produits.

Le hasard nous a fait rassembler dans cet article les cas de 2 militaires français fusillés pour des voies de fait envers un supérieur pendant le service. Ce motif de condamnation à mort fait partie, selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, des « crimes militaires » tout comme l’espionnage. Interrogeons-nous sur ces voies de fait, qui sont des actes de violence, et qui présentent une grande proximité avec les crimes sanctionnés par les lois ordinaires du code pénal puisque certains se sont soldés par des homicides.

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Si la recherche a progressé par la découverte de nouveaux éléments, elle n’est pas complètement achevée. Il reste des zones d’ombre ; nous continuons d’investiguer dans plusieurs directions car seule la recherche permet d’améliorer la connaissance de ces évènements.

Alternant des articles de fond, des articles comme celui sur le soldat Crayssac pour illustrer certaines difficultés, Prisme a choisi cette fois, de présenter un autre aspect de ses recherches, celui qui reste généralement dans l’ombre.

Il reste probablement une petite quantité de militaires français fusillés demeurés inconnus. En particulier, on peut penser que les conseils de guerre temporaires spéciaux qui ont été mal référencés, constituent un potentiel vivier pour ces cas inconnus. On peut penser que la consultation systématique des fiches de matricule apportera quelques nouveautés.

Prisme reprend cette phrase du général André Bach principal rédacteur des articles de notre blog jusqu’à sa disparition : Il faut toujours travailler, encore travailler, s’écarter des discussions inutiles, faire progresser la connaissance et la partager.

Pour André



 

 

samedi 11 février 2023

Un cas d’école : le soldat CRAYSSAC est-il un fusillé, un exécuté sommaire ou un abattu ?


    Prisme avait précédemment rédigé plusieurs articles, présentant les parcours « tourmentés » de certains militaires. Cela a été le cas pour Pierre Mestre, pour le soldat Robert, pour le soldat Le Parc. En partant de peu d’éléments factuels, nos recherches nous ont amenés à découvrir les documents expliquant la disparition de ces soldats.

Le périmètre principal des recherches de Prisme se concentre sur les militaires français condamnés à mort par des conseils de guerre puis fusillés, mais pour cela il est nécessaire de connaître au mieux les parcours de certains soldats pour lesquels les informations sont plus que parcellaires.

Comme les soldats Robert et Le Parc, d’autres militaires occupent une zone de pénombre d’où les recherches de Prisme ont toujours tenté de les faire sortir. Le soldat Crayssac fait également partie de ceux-là.

L’histoire de ce soldat comporte un pan bien « identifié », ce qui ferait plaisir au physicien Simon-Pierre Laplace et à son « déterminisme » : nous connaissons parfaitement le nom, l’état civil, le lieu et la date du décès de ce militaire. Néanmoins, des éléments factuels comme le motif du décès, les circonstances du décès sont encore sujets à controverse, nous sommes là plus proches du principe d’incertitude ou plus précisément d’indétermination énoncé par le physicien Werner Heisenberg.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

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1-Rappel des principes directeurs :

Comme le général André BACH, grand spécialiste de la question, l’avait précisé lors du colloque de Vic-sur-Aisne en 2012, il faut bien distinguer parmi les militaires français tués par des balles françaises :

1-ceux qui ont été condamnés à mort par un conseil de guerre puis sont passés devant un peloton d’exécution qu’on nomme des fusillés conformément au décret du 25/10/1874 et à l’article 187 du code de justice militaire.


Si la Justice « civile » fait décapiter les condamnés à mort, la Justice militaire fait fusiller les militaires condamnés à mort par un conseil de guerre qui n’ont pas été graciés par le Président de la République.

2-ceux tués en application plus ou moins « correcte » de l’article 121 du règlement sur le service en campagne qu’on nomme des exécutés sommaires.

3-ceux tués par des sentinelles ou par les forces de l’ordre qu’on nomme des abattus.

Trop souvent, tous les militaires français décédés, aussi bien les fusillés de la zone des Armées, dans la zone de l’Intérieur, les exécutés sommaires, les abattus, les fusillés en Afrique sub-saharienne sont amalgamés alors que les conditions des jugements, quand elles existent, sont très différentes. On peut difficilement comparer un jugement rendu, par exemple, à Marseille, au siège de la 15e Région militaire, fonctionnant à 7 juges comme en temps de paix, bien loin de la zone des combats, et un jugement rendu par un conseil de guerre de division à 5 km du front, un exécuté sommaire comme Hurtault ou un abattu par les gendarmes comme le soldat Manat.

Aussi, cette distinction est éminemment préférable :

-elle permet, d’emblée, de savoir dans quel type de circonstances tel ou tel soldat est décédé.
-elle évite d’agglomérer des militaires décédés suite à l’application de textes réglementaires très distincts ou sans rapport.
- elle évite de chercher des dossiers de procédure qui n’ont jamais existé pour les exécutés sommaires ou les abattus.
- elle évite « d’accroître » abusivement la liste des militaires français fusillés d’au moins une centaine de militaires sommairement exécutés ou abattus.

Le 1er septembre 1914, deux semaines après la suspension du pourvoi en révision, le recours en grâce était profondément modifié laissant au seul officier qui avait ordonné la mise en jugement du militaire condamné à mort, le choix d’envoyer un militaire devant un peloton d’exécution ou d’adresser exceptionnellement son dossier au Président de la République pour un recours en grâce. Quelques jours plus tard, le 6 septembre 1914, sous la pression des évènements, Joffre obtient du gouvernement, la création des conseils de guerre temporaires qualifiés de « spéciaux », les conseils de guerre temporaires à 5 juges prenant la dénomination « d’ordinaires ».

Les textes d’application des conseils de guerre temporaires « spéciaux » sont parus le 9 septembre 1914.


L’instruction du 9 septembre 1914, a été adressée le 11 septembre par le Grand Quartier Général. Comme on peut le constater ci-dessus, à la IVème Armée, cette instruction a été reçue le 11 septembre 1914 à 15h30. A titre d’information, par exemple, les archives de la IIème Armée fournissent les mêmes informations.

Pour arriver jusqu’à l’échelon régimentaire, nous pouvons considérer d’une manière générale, qu’aucun conseil de guerre spécial n’a fonctionné avant le 12 septembre 1914. Pour information, le 1er conseil de guerre spécial connu a siégé le 16 septembre 1914.

Avant le 12 septembre 1914, un militaire peut être condamné à mort par un conseil de guerre ordinaire puis fusillé ou exécuté sommairement ou abattu. Après la promulgation de la loi du 27 avril 1916 entérinant la suppression des conseils de guerre spéciaux, c’est exactement le même schéma. Entre ces 2 dates, un militaire peut être fusillé suite à un jugement d’un conseil de guerre ordinaire ou spécial mais peut être sommairement exécuté ou abattu.

2- Crayssac : un cas d’école :

Ce militaire originaire de l’Aveyron où il exerçait la profession de cultivateur comme beaucoup à cette époque, était de la classe 1912.

Incorporé au sein du 163ème régiment d’infanterie, il arrivait au corps le 10 octobre 1913. Le 19 août 1914, quelques jours après le déclenchement du conflit, ce régiment est engagé en Alsace dans les combats de Tagolsheim. Fin août, il est dans les Vosges dans les combats d’Anglemont puis à la Chipotte et à Raon-l’Etape.

Le 4 septembre 1914, l’offensive allemande visant à encercler puis prendre Verdun est lancée. Verdun était prise en tenaille entre la 5e Armée allemande à l’ouest et la 6e Armée allemande à l’est. Le 24 septembre, les Allemands prennent St-Mihiel ; le 25, c’est le Camp des Romains qui tombe. La résistance du fort de Troyon arrête les Allemands, sauvant Verdun. Le saillant de St-Mihiel est formé, globalement, la situation restera ainsi jusqu’à l’attaque franco-américaine de septembre 1918.

Le 24 septembre, le 163ème quitte les Vosges pour être envoyé dans la Meuse. Le 26 septembre, il est stationné au sud de Raulecourt. Le 27 septembre, le régiment est engagé, les pertes sont sévères, Mémoire des Hommes affiche 212 militaires « Morts pour la France » entre le 26 septembre et le 3 octobre 1914.

Le 29 septembre 1914, la compagnie de Crayssac, la 3ème  est positionnée au Sud du bois de Haute Charrière-Géréchamp avant d’être relevée le 3 octobre, jour du décès de ce soldat, par le 157ème RI.

Qu’est-il arrivé à ce militaire ?

Le décès de ce militaire est bien mentionné sur un des 5 registres d’état civil des décès du 163ème RI.

L’officier d’état civil n’a pu constater le décès, le corps de ce soldat ayant déjà été enterré. Cet acte a été rédigé sur les déclarations des 2 témoins dont l’un est le capitaine Fèvre. Il n’est pas fréquent de trouver un officier parmi les témoins d’un décès. Contrairement à l’acte de décès précédent ou suivant, l’acte de décès de Crayssac ne porte pas l’indication « tué sur le champ de bataille ».

L’extrait ci-dessous de la fiche de matricule du soldat Crayssac, n’est guère précis sur les circonstances du décès.

Comme Prisme l’a souvent indiqué, la mention « passé par les armes » qui apparaît également sur la fiche de Non-Mort pour la France de Crayssac, ne présage en aucun cas de la tenue d’un conseil de guerre. Cette mention que l’on retrouve souvent sur les fiches dites des « Non morts pour la France » n’a pour fonction que d’exclure un militaire qui ne répond pas aux critères de l’instruction ministérielle du 11 janvier 1922 de l’attribution de la mention « Mort pour la France », et donc de l’inscription sur le livre d’Or de la commune de naissance ou de résidence à la mobilisation.

Si la cause de décès semble due à une possible mutilation volontaire, rien n’est mentionné sur les circonstances de son décès.

Examinons les 3 motifs possibles du décès du soldat Crayssac.

Tenue d’un conseil de guerre ordinaire :

La 76ème division (ex 44ème DI) possède un registre des jugements.

Les jugements sont rédigés dans l’ordre chronologique et sans « trou ». Le soldat Crayssac n’apparaît pas sur ce registre dont le 1er jugement est daté du 6 septembre 1914. On ne trouve pas de dossier de procédure à son nom ce qui est somme toute logique.

Notons qu’à la 76ème division d’infanterie, il existe bien un tableau statistique de l’administration de la justice militaire, malheureusement pour la seule année 1917.

Tenue d’un conseil de guerre spécial :

Plusieurs de ces conseils de guerre ont fonctionné au sein du 163ème régiment d’infanterie. Au Service Historique de la Défense, sous la cote 11 J 3192, on en compte 34. En 1915, 30 de ces conseils de guerre ont fonctionné du 17/01/1915 au 16/02/1915. En 1914, on en dénombre 4 dont le 1er a fonctionné le 3 octobre 1914. Ce conseil de guerre a jugé le soldat Albertini pour un refus d’obéissance sur un territoire en état de guerre. Parmi ces 34 militaires jugés, deux ont été condamnés à 6 ans de travaux publics, neuf à 2 à 5 ans de prison, quatre à 4 à 6 mois de prison et dix-neuf ont été acquittés. Tous ces conseils de guerre ont eu lieu à Bouconville.

La peine prévue par le code de justice militaire pour ce délit est de 5 à 10 ans de travaux publics, Albertini a été condamné à 6 ans de travaux publics. Il est utile de s’intéresser quelque peu à ce jugement car il nous fournit quelques précieuses indications.

L’ordre de mise en jugement a été signé le 3 octobre à Bouconville par le lieutenant-colonel Lecreux commandant le régiment. L’interrogatoire de l’accusé a été signé à Raulecourt le 3 octobre par le sous-lieutenant Simoutre, porte-drapeau du régiment faisant fonction de commissaire-rapporteur. L’ordre de convocation de ce conseil de guerre a été signé le 3 octobre à Raulecourt par le lieutenant-colonel Lecreux. A remarquer que si l’ordre de convocation du conseil de guerre prévoyait un jugement à Raulecourt à 8 heures, celui-ci s’est réuni à Bouconville. Le président du conseil de guerre était le capitaine Aulois commandant la 7ème compagnie, assisté du capitaine Huillet commandant la 6ème compagnie et de l’adjudant Cazenave. Ces 2 officiers font partie du 2ème bataillon qui vient de débarquer de Commercy au matin du 1er octobre 1914.

Ce jugement a été prononcé le 3 octobre 1914, jour du décès du soldat Crayssac. La grande question est : ce militaire a-t-il été condamné puis fusillé par ce conseil de guerre spécial ?

Raulecourt est situé à 3,8 km au Sud-Ouest de Bouconville, c’est dans cette commune de Bouconville que le conseil de guerre spécial du 163ème a jugé Albertini le 3 octobre 1914. On imagine mal pourquoi le même conseil n’aurait pas jugé Crayssac à Bouconville ou pourquoi ce conseil ayant potentiellement jugé Crayssac à Raulecourt, lieu de son décès, il se serait ensuite transporté à Bouconville pour juger Albertini ou l’inverse. Enfin, on imagine également mal pourquoi Crayssac potentiellement jugé à Bouconville aurait été transporté à Raulecourt pour y être fusillé. Généralement, les exécutions ont eu lieu dans la proximité du lieu de jugement, en particulier pour les conseils de guerre spéciaux, surtout en 1914.

Exécution sommaire :

Nous n’avons pas trouvé d’éléments factuels pour confirmer cette circonstance.

Abattu :

Nous n’avons pas découvert d’éléments factuels attestant de cette circonstance.

Pour l’instant, concernant les circonstances du décès de Crayssac, seule l’hypothèse « conseil de guerre ordinaire » peut être écartée.

Parmi les archives judiciaires de la 76ème Division, on trouve un carnet de correspondance qui fournit des informations très intéressantes. La lecture de ce carnet laisse apparaître un rédacteur, en la personne d’un commissaire-rapporteur bien au fait du fonctionnement de la justice militaire, minutieux, procédurier. En somme, un homme du métier. Il relance les commandants des régiments ou sa hiérarchie pour obtenir les documents sur les affaires en cours. Il adresse les comptes-rendus détaillés des conseils de guerre au général commandant la division. Le commissaire-rapporteur ne manque pas de faire la leçon en rappelant aux commandants d’unités les directives à suivre : il y aurait lieu de rappeler…., ses remarques s’adressent également aux gendarmes de la prévôté :


La suite du texte n’est sûrement pas très agréable à lire pour une autorité de gendarmerie. Dans tous ces courriers, si les formules de politesse sont bien présentes, le ton reste très ferme.

La comparaison de ce carnet de correspondance avec le registre des jugements « ordinaires » au cours du mois de septembre 1914, montre une parfaite adéquation entre ces 2 documents. Tous les conseils de guerre ordinaires sont bien repris et documentés sur le carnet. Il ne faut pas oublier que cet officier de la justice militaire va devoir fournir, comme chaque année, à l’état-major de l’Armée à destination du Ministre de la Guerre conformément à la circulaire ministérielle du 19 août 1905, un tableau statistique précis de toutes les condamnations survenues au sein de la division y compris les conseils de guerre spéciaux. Fin décembre 1918, on compte 902 jugements ordinaires à la 76ème DI ; il a donc tout intérêt à avoir des données parfaitement en ordre.

Le commissaire-rapporteur mentionne bien les acquittements, les ordonnances de non-lieu et les peines pour ceux qui sont condamnés. A l’issue des jugements, il retourne un extrait des jugements aux colonels des différentes unités. A noter, qu’il n’y a pas eu de conseil de guerre ordinaire au cours du mois d’octobre. Le seul conseil de guerre ayant siégé en novembre est bien documenté. Le dernier conseil de guerre de l’année qui a eu lieu le 6 décembre, qui a jugé et condamné à mort le soldat Fortoul fait l’objet d’un 1er commentaire de 4 pages. Pour les conseils de guerre ordinaires, force est de constater que ce carnet a été fort bien documenté par son rédacteur.

Ce carnet mentionne le cas du soldat Génillier qui a précédemment fait l’objet d’un 1er courrier du 9 septembre au colonel commandant le 5ème régiment d’infanterie coloniale :


Ce militaire a fait l’objet d’un commencement d’instruction qui n’a pas été à son terme.

Ce que ne dit pas le commissaire-rapporteur dans son courrier adressé le 17 octobre au général commandant le 76ème division, c’est que le soldat Génillier a été abattu par une sentinelle lors de sa tentative d’évasion.

Au sujet des conseils de guerre spéciaux, que peut-on lire ?

Le 1er courrier faisant référence à un conseil de guerre spécial date du 11/11/1914. Le commissaire-rapporteur renvoie au général de division le dossier du soldat Albertini qui a été condamné à 6 ans de travaux publics comme mentionné précédemment.
Ce conseil de guerre a eu lieu le 3 octobre 1914. Aucune mention d’un autre conseil de guerre qui se serait tenu le même jour concernant le soldat Crayssac.


Un mois plus tard, une seconde référence est faite sur le soldat Albertini.

Le commissaire-rapporteur accuse réception du dossier Albertini. Notons la précision apportée : le dossier comporte 4 pages, ce qui est exact.

Le commissaire-rapporteur accuse également réception d’un dossier de conseil de guerre spécial au 6ème colonial, celui du soldat Soleilharou jugé le 14 octobre 1914. Le même jour, il accuse réception d’un autre dossier de conseil de guerre spécial du 5ème colonial qui a condamné le 22 octobre 1914 le soldat Le Mevel à 5 ans de travaux publics. Toujours le 11 novembre, il accuse réception de 3 dossiers de conseil de guerre spécial du 157ème RI qui a condamné le 13 octobre 1914 le soldat Comberousse à 2 ans de prison (dossier de 5 pièces), le soldat Ligouza à 2 ans de prison (dossier de 6 pièces), le 8 octobre 1914 le soldat Despesse à 2 ans de prison (dossier de 7 pièces), le soldat Conorton a été acquitté le 8 octobre 1914. Il accuse également réception d’un dossier de conseil de guerre spécial de l’artillerie divisionnaire qui a condamné le 2 octobre 1914 le maréchal des logis Vinay à 2 ans de prison (dossier de 14 pièces).

Jusqu’au 20/11/1914, date où le cas du soldat Fortoul est évoqué, on ne remarque aucune référence à une quelconque condamnation à mort prononcée par un conseil de guerre temporaire, qu’il soit ordinaire ou spécial.

A la lecture de ce carnet de correspondance, on imagine mal le commissaire-rapporteur oubliant le cas du soldat Crayssac s'il avait été condamné à mort par un conseil de guerre spécial du 163ème RI, mais ceci est un jugement de valeur.

3- Synthèse :

Le cas Crayssac est un cas « d’école » qui s’applique à d’autres militaires décédés dans des conditions mal ou non documentées. En cas d’absence d’archives militaires judiciaires sur tel ou tel militaire, la 1ère question à se poser est la suivante : se trouve-t-on ou pas en présence d’une division d’infanterie comme la 66ème, la 74ème, la 75ème ou la 41ème ? Pour les divisions citées ci-dessus, la possibilité de pouvoir trouver une réponse affirmant que tel militaire a été soit fusillé, soit abattu, soit sommairement exécuté est très faible. Par contre, pour une division documentée, la possibilité de pouvoir apporter une réponse est plus importante surtout en dehors de la période de fonctionnement des conseils de guerre spéciaux où si un soldat n’est pas mentionné dans le registre de jugements ou dans le minutier, c’est indubitablement un exécuté sommaire ou un abattu.

Durant la période de fonctionnement des conseils de guerre spéciaux comme c’est le cas pour Crayssac, il faut se plonger dans la consultation de tous les documents annexes pour déceler des indices.

Une certitude concernant Crayssac, il n’a pas été jugé par un conseil de guerre ordinaire. Ni le registre des jugements, ni les dossiers de procédure n’en font mention.

Contrairement aux conseils de guerre ordinaires, les conseils de guerre spéciaux sont rarement référencés dans un registre des jugements par exemple. Ne parlons pas des minutiers qui sont inexistants.

Certaines divisions n’ont jamais eu recours à ces conseils de guerre spéciaux.

C’est le cas de la 74ème division. Le 25 mai 1917, le général de Lardemelle confirmait ce fait. Remarquons que cette division n’a quasiment pas d’archives judiciaires, ce qui simplifie notamment la recherche des exécutés sommaires ou des abattus.

Au sein de la 76ème division et en particulier au 163ème RI, nous avons vu que de tels conseils de guerre ont bien fonctionné.

Dans ses bases de données, Prisme n’a pas de condamnés à mort fusillés par un conseil de guerre du 163ème RI. Les informations fournies par la cote 11 J 3192 ne mentionnent aucune condamnation à mort au sein de ce régiment, seulement des condamnations à quelques années de prison, peines généralement suspendues.

Le contenu du carnet de correspondance évoqué précédemment, sans être une référence absolue, ne laisse guère présager de la tenue d’un tel conseil de guerre spécial.

Le carnet de correspondance évoque bien le soldat Génillier qui a été abattu par une sentinelle lors d’une tentative d’évasion, rien de tel pour Crayssac.

Par déduction, la seule manière d’expliquer la disparition du soldat Crayssac est une exécution sommaire réalisée en application plus ou moins « correcte » de l’article 121 du règlement sur le service en campagne.

Même si cette part « d’incertitude » ne concerne que les circonstances du décès et une potentielle mutilation volontaire, le chercheur ne se peut se satisfaire pleinement d’une réponse par raisonnement. La recherche d’éléments factuels et des circonstances du décès n’est pas achevée. Pour Prisme, le soldat Crayssac est typiquement un cas d’école comme l’avait été ceux des soldats Robert et Le Parc.

Le général André Bach appréciait Jean-Marc Berlière, brillant universitaire, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale, qui nous rappelle quelques fondamentaux que Prisme endosse avec enthousiasme : « L’Histoire est aussi une méthode qui consiste à rechercher, à exploiter de façon scrupuleuse et critique les archives contemporaines des faits tout en respectant ce temps essentiel de l’histoire qu’est le futur du passé. Oublieuse de ces principes, fondée sur des affirmations manichéenne et sans nuance, l’histoire n’est qu’un instrument au service de causes politiques, mémorielles ou idéologiques »

Pour André