A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 28 août 2021

« Faire des exemples » : les cours martiales du 16th infantry, 1917-1919

     La « une » de l’Evening World de New York, le 5 novembre 1917, couvre huit colonnes et jette certainement l’effroi parmi ses lecteurs en annonçant : « La liste complète des pertes de la première bataille : Pershing perd 20 hommes dans les tranchées ». Certes, ils ne sont pas les premiers Américains à mourir au front : les ont déjà précédés – pour ne citer que les plus connus – en décembre 1915, Richard N. Hall (ambulancier volontaire de la Section 3 de l’American Field Service), en juin 1916, Victor E. Chapman (aviateur de l’Escadrille N. 124), en juillet 1916, Alan Seeger (du régiment de marche de la Légion Etrangère), et une fois les Etats-Unis entrés en guerre, le lieutenant William T. Fitzsimons et les soldats de 1re classe Rudolph Rubino Jr., Oscar C. Tugo, Leslie G. Woods (du US Base Hospital #5 de Dannes-Camiers) en septembre 1917.
Cette fois, en revanche, la « vraie guerre » semble avoir débuté. Et les descriptions qui en seront faites par la presse américaine ne manqueront pas de détails glaçants : un nombre de disparus excédant la dizaine et dont la destinée reste incertaine, un combat de nuit, sans pitié, entraînant potentiellement un corps-à-corps… Dans les faits, l’opération « Jakobsbrunnen », tôt le matin du 3 novembre 1917, a été menée par le Bayer. Landwehr-Infanterie-Regiment 7, et a visé près de Bathelémont-les-Bauzemont, la compagnie F du 16th infantry de la 1st division – division de l’armée régulière – qui a accusé au nombre de ses pertes, 3 tués : le caporal James B. Gresham (24 ans) et les soldats Thomas F. Enright (30 ans) et Merle D. Hay (21 ans). Outre un événement prévisible, autrement dit la mort de soldats engagés au combat, qui devait bien finir par advenir, se cache en revanche un développement qui aurait pu avoir des conséquences tragiques : ce qui s’est produit le 3 novembre 1917 au sein d’une unité dont la constitution et les qualités auraient dû l’éviter, va en effet placer les hommes de ce régiment sur la sellette, amener leurs actions à être scrutées et disséquées, et leur attirer les foudres du commandement et de la justice militaire…

Les pertes du 3 novembre 1917 : leurs causes et la recherche des responsabilités

Comment des soldats américains, appartenant à une division de l’armée régulière, et dont les qualités ne peuvent être mises en doute, ont-ils pu être pris à ce point au dépourvu et subir de telles pertes ? Dès le surlendemain des événements, l’article de l’Evening World, tout à la fois, égrène des suppositions quant au déroulement du coup de main mais aussi les causes de ces pertes, et insiste tout particulièrement sur la responsabilité des sentinelles en faction, dans des passages que nous mettons en exergue en les soulignant ci-dessous :  
« Un premier raid allemand après un terrible barrage d’artillerie, mais les Américains se sont bien défendus – les tués et blessés semblent avoir été des sentinelles.
Washington – 5 novembre. Les forces armées engagées sous la bannière américaine ont connu leur première confrontation avec des soldats allemands lors d’une attaque menée par ceux-ci sur des tranchées de première ligne dans lesquelles les troupes des Etats-Unis étaient à l’instruction. Trois Américains ont été tués, cinq ont été blessés, douze manquent à l’appel ou ont été capturés.
Le département de la Guerre l’a fait savoir aujourd’hui après réception d’une dépêche du général Pershing révélant que les forces allemandes, peu après avoir pris connaissance des positions occupées par les Américains, s’étaient lancées à l’assaut pour s’en emparer. Le rapport précise que les Américains sont face à des effectifs commandés par le prince héritier allemand.
Le département de la Guerre a reçu une dépêche du général commandant le Corps Expéditionnaire Américain, indiquant qu’avant l’aube, le 3 novembre, un saillant occupé par une compagnie d’infanterie américaine à l’instruction avait fait l’objet d’un raid allemand. L’ennemi a effectué un violent tir de barrage, qui a isolé ce saillant du reste de l’effectif. Nos pertes ont été de trois tués, cinq blessés, et douze manquant à l’appel ou prisonniers. Les pertes ennemies sont inconnues. Un Allemand blessé a été capturé.

Selon des officiers, il semble que les soldats américains aient été piégés dans leurs abris, et n’aient eu le choix que de se rendre ou d’être mis en pièces à coups de grenades sans espoir de survie.
Aucune explication quant aux huit pertes et aux douze prisonniers n’a été donnée. Le fait qu’un Allemand blessé ait été capturé prouve que la tranchée perdue a été reprise par les Américains.
Rien ne permet de savoir si les tués et les blessés l’ont été durant un corps-à-corps avec les assaillants allemands ou ont été frappés par l’artillerie. Un seul et unique obus, tombé dans la tranchée, peut très bien avoir causé toutes ces pertes. Mais cela n’expliquerait pas la reddition des douze autres hommes. Sans avoir reçu un quelconque ordre les en dissuadant, ils auraient dû opposer plus de résistance aux Allemands rampant vers leur tranchée dans l’obscurité, et il y aurait alors eu plus d’un seul Allemand laissé sur le terrain quand les assaillants se sont retirés.

Il est de coutume que les coups de main menés par les Français, les Britanniques et les Allemands soient accompagnés d’un intense barrage d’artillerie afin d’isoler le secteur visé par l’incursion. En vue d’assurer une protection plus grande encore aux assaillants, les objectifs de l’artillerie s’étendent sur une zone bien plus vaste que celle du coup de main uniquement. Ceci a pour objectif de laisser les défenseurs dans l’ignorance du lieu qui sera visé, jusqu’à ce qu’il le soit effectivement.
Il est vraisemblable que la tranchée américaine assaillie ait été un poste avancé, dans lequel se trouvait une vingtaine d’hommes. Elle ne devait pas excéder cinquante à soixante pieds de large. Il est possible qu’il se soit agi d’une tête de sape dans le no man’s land, à angle droit avec la tranchée principale, utilisée comme poste d’écoute et d’observation.
Il semble également possible que les trois tués et les cinq blessés aient été des sentinelles submergées par l’intrusion des assaillants allemands en pleine nuit, et que les douze autres hommes aient été dans leurs abris. Ils n’auraient eu d’autre choix que de se rendre face à l’assaut d’ennemis invisibles leur intimant de sortir sous peine de recevoir des grenades en cas de refus. Les Allemands capturés par les Britanniques et les Français durant des coups de main l’ont été de cette façon, dans leur grande majorité.
L’état-major allemand, dans son bulletin de la soirée de samedi, rapportait que des prisonniers « nord-américains » avaient été faits sur le canal de la Marne au Rhin à l’issue de l’incursion d’un détachement de reconnaissance. Le département de la Guerre, à Washington, n’avait jamais autorisé la divulgation de la position des troupes du général Pershing à l’instruction dans les tranchées françaises, hormis le fait qu’il s’agissait d’un secteur calme. […] »

Ce qui s’est produit est plus prosaïque que ce que peut supputer la presse américaine. Pour une troupe aguerrie, qui a déjà connu des années de guerre et plus d’un coup de main allemand, il ne s’est rien déroulé que de très anodin, comme le décrit le contenu du journal des marches et opérations du 77e régiment d’infanterie : « Dans la nuit du 2 au 3 novembre, après relève, vers 3 h. 30, un coup de main fut tenté par les Allemands sur le saillant Nord-est d’Artois. Après un tir d’artillerie intense prenant tout l’ensemble de la 1re ligne du secteur, les Boches ont pénétré dans notre première ligne par deux brèches faites dans nos fils de fer, l’une à l’aide de cisailles, la seconde avec des charges allongées. Les défenseurs américains du P.A. Artois, surpris par la soudaineté de cette attaque et malgré une vive défense, sont tués à leur poste à coups de coutelas et de revolvers. L’attaque a été menée par les Boches avec une rapidité telle que les mitrailleuses du P.A. et les garnisons voisines n’ont pas eu le temps d’intervenir. Pertes françaises : 2 tués. Pertes américaines : 3 tués et 4 blessés ; 1 sergent, 1 caporal et 10 hommes disparus. »
Le compte-rendu signé par le général Joseph Bordeaux, commandant la 18e division d’infanterie, « après reconnaissance sur les lieux », prouve, si besoin était, à quel point les occupants du Point d’Appui Artois n’avaient pas l’ombre d’une chance, et ce malgré toute l’opiniâtreté dont ils auraient pu faire montre :
« I. Il s’agit d’un coup de main de l’ennemi, bien étudié, bien préparé, et bien exécuté, en admettant que le but d’une pareille préparation ait été modeste. Les renseignements donnés par le déserteur ramené ce matin d’Arracourt s’accordent bien avec les observations faites sur le terrain et les renseignements recueillis de notre côté. Cependant, je suis surpris de l’effectif indiqué par le déserteur (210 hommes), qui me paraît très élevé. […]
VII. Attitude des occupants. Très honorable. Tout indique qu’après avoir subi un bombardement d’une extrême violence, les gradés et soldats américains ont lutté avec un adversaire très supérieur en nombre. Les morts et les blessés ont été frappés par grenades, pistolets, crosse et coutelas. »

Les Points d’Appui Aéro, Artois (occupés par les Américains), et Yser (occupé par les Français), et l’itinéraire des assaillants (en rouge). 

     Une vue du terrain situé au Nord-Nord-est du Point d’Appui Artois.

(in 1st Division: Sommerviller Sector, First German Raid on American Troops, November 3, 1917; Cantigny and Montdidier-Noyon Defensive, April 19 – July 13, 1918)

Si le général Bordeaux semble, à la lecture de son compte-rendu, ne pas mettre en doute la combativité des hommes du 16th infantry, il n’a pas manqué, dans un premier temps, de s’interroger  sur le sujet, comme l’a rapporté le commandant George C. Marshall, chef d’état-major adjoint des opérations de la 1st division. Voici tout d’abord un extrait de ses souvenirs, « Memoirs of my Services in the World War, 1917-1918 » :
« Durant notre marche vers les tranchées, le général Bordeaux m’avait posé de nombreuses questions sur les raisons de notre entrée en guerre et ce que ressentaient nos hommes à ce sujet. Lors de nos divers contacts avec les hommes concernés par le coup de main, il s’était particulièrement enquis de ce qui touchait au combat. Il était très ardu d’en venir aux faits car les hommes qui avaient été les plus impliqués, comme cela s’est avéré par la suite, avaient été blessés et évacués, ou dormaient, épuisés, dans leurs abris. Pendant quelque temps, il me fut difficile de comprendre ce que le général avait en tête, mais je fus finalement convaincu qu’il craignait que nos hommes n’aient pas opposé une résistance assez vigoureuse. Pendant tout ce temps, j’avais été profondément préoccupé par les événements de la nuit en considérant l’interdiction qui avait été faite aux patrouilles américaines de se rendre au-delà de leur propre réseau de barbelés. Les hommes en avaient éprouvé la sensation de ne pouvoir assurer leur protection, et nos officiers, en particulier, n’avaient pas apprécié cet ordre.
J’assurai le général Bordeaux qu’il n’avait pas à nourrir de craintes concernant l’esprit combatif de nos hommes, et que nous pouvions certainement nous inquiéter de leurs carences techniques, mais pas de leur bravoure individuelle. Saisissant cette opportunité, j’abordai la question de la restriction de mouvement de nos patrouilles, et j’émis l’avis que le général Pershing serait très intéressé par cet aspect des événements. Je ne saurais dire avec certitude si le général Bordeaux me prit au sérieux, mais il est certain qu’il n’apprécia pas la tournure que prenait la conversation et fut clairement gêné par mon allusion à l’avis du général Pershing. En nous remettant en marche, j’exprimai le désir de rester sur place afin de continuer à enquêter. Le général dit qu’il serait préférable que je l’accompagne, mais je réussis à rester sans qu’il en soit offensé. »       

Dans le premier volume de la biographie consacrée à George C. Marshall en 1981 figure un autre passage extrêmement instructif, décrivant la visite rendue à des blessés du coup de main allemand par Marshall et le général Bordeaux, qui les questionne. Le sous-lieutenant Jean Hugo, détaché à la 1st division, glisse à l’oreille de Marshall que le général Bordeaux tente de savoir si les Américains ont résisté à l’assaut avec assez de vigueur. George C. Marshall a plus tard révélé dans un entretien la teneur des échanges qui ont suivi :
« Je l’ai interrompu et lui ai dit : « Général, je comprends que vous tentez de savoir si les Américains se sont défendus ou non. Je ne pense pas que ce soit ce sur quoi enquêter. Je pense qu’il serait bien plus opportun de s’attarder sur le fait que vous avez interdit aux Américains de procéder à la moindre reconnaissance au-delà des barbelés, et là, ils ont été surpris par un assaut mené au beau milieu des barbelés. Je pense que le général Pershing sera très intéressé par cette attitude d’un général français envers des troupes américaines. » […] Je représentais le commandant de la division, qui se trouvait à 100 kilomètres de là ou plus, donc mon grade n’avait pas la moindre importance. Ma tâche consistait à le représenter et à défendre ses intérêts, des intérêts qui étaient particulièrement en question. C’était la première action de guerre américaine, nous avions été surpris, des hommes avaient été capturés, et les Allemands s’en vantaient. »             

Il est intéressant de percevoir le tiraillement commençant à poindre dans l’esprit de Marshall, surtout dans un témoignage bien postérieur aux faits évoqués. Certes, il est guidé par la défense des « intérêts » du commandant de la 1st division (le général William L. Sibert), par son soutien aux hommes de la compagnie F du 16th infantry et, à travers eux, à l’armée américaine. Néanmoins, force est de reconnaître l’amertume qui transparaît en formulant : « nous avions été surpris, des hommes avaient été capturés, et les Allemands s’en vantaient. » S’il s’avère que l’achèvement de l’entrée en ligne des hommes de la compagnie F, qui ont été assaillis, s’est fait de nuit et sous la pluie, le 2 novembre à 22 heures, soit cinq heures avant le déclenchement du coup de main (comme George C. Marshall l’écrit dans l’un de ses rapports au chef d’état-major de la 1st division), et que des reconnaissances satisfaisantes n’avaient pas eu lieu, il n’en demeure pas moins que c’est un échec qui a été subi par des membres d’une unité de l’armée régulière, desquels une autre conduite au feu était attendue, et que ces faits ne manquent pas de permettre aux Allemands de s’enorgueillir de leur assaut à plus d’un titre, puisqu’il a été mené par des soldats de la Landwehr, certes en grande supériorité numérique, mais qui ont également mis à profit leur expérience d’une guerre qu’ils mènent, eux, depuis longtemps.     

Si le choc causé par la soudaineté et la réussite du coup de main allemand a laissé chez les Américains qui l’ont subi des souvenirs parfois très étranges (en 1922, dans un numéro de l’American Legion Weekly, l’ex-caporal Frank Coffman déclare que le caporal Gresham a été abattu par un assaillant portant un uniforme américain), il s’agit à présent de faire la lumière sur les événements de manière précise et circonstanciée, ce qu’entame le commandant Marshall, ainsi qu’il l’évoque dans ses souvenirs :
« Au cours des 24 heures suivantes, je me suis très activement consacré à informer les autres unités américaines réparties sur un vaste front, de ce qui s’était produit et des leçons à en tirer. J’ai instruit le général Sibert du moindre détail du coup de main, puis me suis attelé à diverses tâches quotidiennes et planifications. Mais l’incident ne devait pas être si rapidement classé. Une commission d’officiers envoyée par le grand quartier général a été formée en vue d’enquêter sur les circonstances de ce coup de main, et d’émettre des recommandations afin d’éviter de telles pertes en prisonniers lors de tels événements. Je cite cela comme preuve de la surveillance toute particulière dont la Première division a fait l’objet durant les premiers jours de la guerre. A l’instar d’un enfant unique, nous avons été visés par trop d’attention, et nous avons souvent été irrités par la fréquence des visites d’enquêteurs, d’inspecteurs, et d’autres membres du plus haut niveau du commandement. Il y avait là un contraste criant avec les périodes ultérieures de la guerre, et je me suis souvent remémoré les demandes urgentes émanant du grand quartier général, réclamant des rapports immédiats et détaillés au sujet des incidents les plus minimes, en opposition totale avec l’absence d’une telle pression, par la suite, dans des cas tels que celui du « bataillon perdu » de la soixante-dix-septième division dans la forêt d’Argonne. »   
Le journal des marches et opérations de la 1st division révèle la montée en puissance de « l’intérêt » porté à l’affaire. Le 3 novembre, Marshall établit un premier rapport à 14 heures 30, qui atteint le quartier général de la division à 17 heures. Ce rapport est expédié le 4, à 7 heures, au quartier général du corps expéditionnaire. Le 5, le commandant Marshall est relevé de ses fonctions d’officier de liaison avec la 18e division d’infanterie, et remplacé par le commandant Hope, affecté jusque-là au renseignement de la division. Le 6, le général Sibert, commandant la 1st division, accompagné du capitaine français Germain Seligmann, vient enquêter sur les lieux du coup de main. Du 26 au 28 novembre, enfin, c’est l’Inspecteur Général du corps expéditionnaire, le général John L. Chamberlain, qui rend visite à la division.

Le 14 novembre est signé le rapport d’enquête établi par le général James W. McAndrew (en charge des écoles de formation), le lieutenant-colonel Stuart Heintzelman (en charge des opérations) et le lieutenant-colonel Harold B. Fiske (en charge de l’instruction). Le 7 novembre, les trois officiers se sont rendus sur les lieux du coup de main et ont rencontré des officiers de la VIIIe Armée, du 9e corps et de la 18e division, le commandant Marshall, le lieutenant McLaughlin (commandant la 1re section de la compagnie F), le lieutenant Hugo ; ils ont également pris connaissance des comptes-rendus du général Bordeaux, du général Sibert, du colonel Hanson E. Ely (chef d’état-major de la 1st division), du commandant Marshall, du lieutenant Willis E. Comfort (commandant la compagnie F), du lieutenant Edward T. Erickson (commandant la 2e section de la compagnie F), du lieutenant McLaughlin, du prisonnier allemand Heinrich Schweitzer (capturé à Arracourt). Le rapport d’enquête de McAndrew, Heintzelman et Fiske met en exergue les points suivants :
- Côté allemand :      
- Préparation : entamée plusieurs semaines, voire jusqu’à 3 mois, antérieurement à l’exécution, elle a été menée avec 210 à 250 hommes – dont les quatre cinquièmes volontaires – jusqu’à obtention de l’assurance que l’objectif serait occupé par des troupes américaines ; de fréquentes patrouilles ont reconnu le terrain, et nous y reviendrons, certains éléments ont pu approcher de part et d’autre du Point d’Appui Artois dans les moments précédant l’assaut sans être inquiétés.
- Tirs de barrage : les Points d’Appui Aéro, Artois et Yser ont été visés par 16 batteries, selon le déserteur allemand
Heinrich Schweitzer. Le tir a duré une vingtaine de minutes, auquel a succédé la pénétration dans le Point d’Appui Artois des Allemands, qui n’y sont pas restés plus de 10 minutes.

- Côté américain :      
- Caractéristiques défensives : des centres de résistance espacés, généralement tenus par une compagnie chacun, compagnie soutenue par des sections de mitrailleuses ; les espaces sont protégés par des réseaux de barbelés et parcourus par des patrouilles.
- Dispositif du bataillon : une compagnie française (du 77e régiment d’infanterie) occupe Yser, la compagnie F du 16th infantry occupe Artois, la compagnie G du 16th infantry occupe Aéro.
- Dispositif de la compagnie F : la défense d’Artois fait face au Nord et à l’Est (Yser protégeant la face Sud) ; la compagnie F a placé trois sections en première ligne et une en soutien.
- Reconnaissances : des officiers ont reconnu le terrain les 1er et 2 novembre, sans que cela semble avoir été de manière approfondie.
- Commandement : le commandant Burnett, commandant le 2e bataillon du 16th infantry, ne devait prendre le commandement du secteur que le 5 novembre.
- Liaisons : toutes les communications – téléphone, coureurs, fusées, pigeons – étaient à la charge des Français.
- Conditions climatiques : nuit sombre, brouillard épais, pluie.
- Evénements de la nuit : parmi les faits saillants de ce rapport figure le bruit entendu dans les barbelés, à minuit, par plusieurs petits postes, qui ouvrent le feu et tirent des fusées éclairantes, mais sans résultat. Ensuite sont décrits par le menu le coup de main allemand, et les circonstances dans lesquelles les pertes américaines ont été subies.
- Tirs de barrage défensifs : un tir de faible ampleur a été fourni par l’artillerie française à 3 heures 45, très longtemps après que trois demandes lui avaient été faites et étaient restées infructueuses.
- Conduite des officiers : les quatre lieutenants présents sur les lieux semblent s’être adéquatement comportés, surtout au regard des difficultés causées par l’obscurité, la pluie, la boue, et la dispersion des effectifs.

Au terme de ce rapport d’enquête, restaient à établir les observations et conclusions : la qualité de la préparation et de l’effectif du coup de main était indiscutable ; la conduite au feu avait été bonne chez les soldats et les officiers, ces derniers ayant même fait preuve de courage et d’une volonté de bien faire des plus prégnantes ; les reconnaissances préliminaires à l’occupation des tranchées étaient insatisfaisantes, et les soldats placés en première ligne avaient une connaissance insuffisante de leur position ; la relève n’aurait pas dû se faire de nuit ; des dissensions entre Français et Américains ont émergé, en ce qui concerne l’emploi de l’artillerie par exemple ; des communications faites en français ne pouvaient être comprises ; des patrouilles auraient dû être poussées en avant ; l’occupation d’Artois telle qu’elle s’est faite était inadéquate pour une défense nocturne, et ce saillant est trop étendu et mal organisé ; la défense du point d’appui a été tactiquement inadéquate ; les effectifs ont été mal répartis au sein du point d’appui ; l’artillerie allemande ayant réglé son tir sur Artois plusieurs jours avant le coup de main, les observateurs d’artillerie auraient dû informer l’infanterie quant à ce qui se préparait ; l’artillerie doit ouvrir le feu dès que cela lui est demandé. Enfin, les événements ne se seraient sans doute pas déroulés de cette manière si des postes d’observation avaient été établis aux abords du point d’appui ; en outre, des observateurs d’artillerie ont commis l’erreur, pour ne pas dire la faute, de se révéler avec insouciance aux observateurs allemands.

Il ressort de ce rapport que les responsabilités de l’échec subi lors de ce coup de main incombent pour très peu aux occupants américains du point d’appui durant la nuit du 2 au 3 novembre, mais que des erreurs lourdes de conséquences ont été commises lors de l’occupation et de l’organisation antérieures du Point d’Appui Artois, en l’occurrence par des hommes du 1er bataillon, qui ont entre autres été visés par des tirs d’infanterie allemands dès le 25 octobre. Ce qui est également souligné est une conjonction de nombreux facteurs aggravants pour les défenseurs, et les Français ne sont pas exempts de reproches. Le 6 novembre, le général Bordeaux a déjà rédigé des remarques complémentaires à ses premières conclusions, concernant cette fois essentiellement l’artillerie. Il décrit l’action de l’artillerie française comme rapide, mais entravée par la rupture des communications et l’impossibilité de voir les fusées tirées dans le brouillard (il est à noter en outre que le journal des marches et opérations de l’artillerie de la 18e division d’infanterie porte à la date du 2 novembre 1917 : « Dans la nuit du 2 au 3 novembre après un bombardement moyennement intense, les Allemands exécutent un coup de main sur le P.A. Artois occupé par une compagnie américaine et font des prisonniers. La compagnie américaine a négligé de demander le barrage. Cependant, la contrebatterie a pris à partie les batteries allemandes. »). A nouveau, malgré les efforts déployés pour soutenir la défense des fantassins américains, il ne peut qu’admettre que la préparation et l’exécution de cette opération ne leur ont laissé aucune chance. En revanche, il souligne, en conclusion, à quel point la résistance américaine a été exemplaire au regard de l’adversité rencontrée.      
Pour en revenir au rapport d’enquête, les seuls Américains particulièrement pointés du doigt sont des observateurs d’artillerie, si vaguement désignés qu’il paraît hypothétique de supputer qu’ils soient inquiétés. En revanche, les déclarations faites par le lieutenant Comfort laissent transparaître des manquements non mentionnés par la mission d’inspection : la préparation d’artillerie allemande a fait son effet dans les rangs de la 1re section, démoralisant certains hommes et faisant perdre leur contrôle à d’autres. Quelques-uns n’ont même pas été réveillés par le bombardement, ce qui amène le soldat Crenshaw, posté en sentinelle, à éveiller Wynn et lui demander de prendre contact avec les hommes se trouvant dans un abri du Boyau Baffin, ce qu’il ne fait pas : quelques instants plus tard, les soldats Mitchell, Stitsworth, Hopkins, Smith et Woody émergent enfin de leur abri, et se trouvent nez-à-nez avec des Allemands qu’ils repoussent au fusil et au pistolet.

Peu de temps s’écoule, une fois cette entrée en guerre douloureuse passée, et l’enquête sur le terrain achevée, avant que ne vienne le temps de la reconnaissance. Reconnaissance de la bravoure pour certains, et de la couardise pour d’autres…
Le 9 novembre, le commandant Frank C. Burnett, commandant le 2e bataillon du 16th infantry, cite les lieutenants William H. McLaughlin, H. C. Patterson, Willis E. Comfort, Edward T. Erickson, le sergent-chef John F. Arrowood, les caporaux Homer Givens et David M. Knowles, les soldats John J. Jarvis, Charles G. Massa, William B. Thomas, George W. Hurd, Boyd Wade, Robert Winkler. La dernière phrase de Burnett est la suivante : « A mon avis, la compagnie dans son intégralité doit être citée pour la manière dont elle s’est conduite pour son baptême du feu. » Le 14 novembre, le général Bordeaux leur octroie la Croix de guerre. Le 26, 13 exemplaires confidentiels du rapport d’enquête de McAndrew, Heintzelman et Fiske sont adressés par le quartier général américain au général commandant la 1st division. Une réaction ne se fait que peu attendre, celle du général Charles H. McKinstry, qui, le 14 décembre, s’adresse au général commandant la 1st division ; après avoir rappelé que l’artillerie américaine n’occupait pas le secteur dans les mêmes conditions que l’infanterie américaine, il écrit :
« Dans le dernier paragraphe du rapport figure l’accusation selon laquelle le fait que des artilleurs américains se soient dévoilés aux Allemands a déclenché le coup de main allemand sur nos lignes à un moment où notre infanterie n’y était pas préparée, et que si nos artilleurs ne s’étaient pas dévoilés, le coup de main n’aurait pas eu lieu avant que notre infanterie ne soit en mesure d’y mieux faire face. Afin que la division soit préservée d’une répétition de cette faute, je recommande l’identification des fautifs. En outre, l’ensemble des artilleurs présents au front au moment du coup de main ne peut être vilipendé pour cause d’inconscience ou d’indiscipline si celui ou ceux qui ont fauté peuvent être identifiés. Je n’ai pas connaissance du fait que ces hommes se soient dévoilés, mais la commission le considère comme un fait établi. Les témoignages susceptibles de justifier la déclaration de la commission doivent nécessairement contenir des renseignements sur le lieu et l’heure des faits. Les témoins « rapportant » des propos selon lesquels des artilleurs se seraient dévoilés ont dû être interrogés au sujet des personnes ayant tenu ces propos. A terme, celui ou ceux ayant vu des artilleurs se dévoiler ont dû être retrouvés, et leur témoignage doit contenir les renseignements concernant le lieu et l’heure des faits. Si j’obtiens les renseignements portant sur ce lieu et cette heure, j’entreprendrai de découvrir l’identité des fautifs. »

Alors que la traque d’éventuels responsables des événements de la nuit du 3 novembre est en discussion, une tête est déjà tombée : celle du général William L. Sibert. Dès l’origine, le général Pershing a désapprouvé la nomination au commandement de la 1st division de Sibert, lequel est issu du génie et n’a pas d’expérience d’encadrement d’une unité de combat. Au mois d’août 1917, Pershing a le projet de relever Sibert de son commandement, puis lui adresse une réprimande sur sa conduite en septembre. Le 13 décembre, Sibert est informé qu’il est remplacé par le général Robert L. Bullard. Pershing avait prévenu ses généraux par un courrier : « Quand les effets visibles du pessimisme sur le commandement d’un officier me seront rapportés, ils constitueront le motif d’un remplacement sans recours. » Peu après, Pershing apprend que ledit « pessimisme » a été clairement perçu par les visiteurs militaires et civils de la 1st division. Et le fait est, il paraît indéniable de corréler le pessimisme ambiant au sein de la division à l’échec du 3 novembre, qui a eu un sérieux impact sur la confiance d’une troupe au début de son aguerrissement. Cependant, l’affront n’est pas lavé, loin de là, et le remplacement de Sibert ne saurait à lui seul exonérer d’éventuels coupables de manquements au sein des unités ayant subi l’assaut. Alors, ces responsables du camouflet reçu, s’il y en a, qui sont-ils ?

La fabrique des coupables ?

 1. Le sommeil en faction, « acte 1 ».

L’interrogatoire du déserteur du Bayer. Landwehr-Infanterie-Regiment 7, Heinrich Schweitzer, révèle deux éléments fort instructifs : le coup de main a été préparé depuis 3 mois – comme l’indique le rapport d’enquête de McAndrew, Heintzelman et Fiske – et c’est le 1er novembre que les Allemands ont repéré, de leurs postes d’observation, la présence d’Américains, identifiés à leurs casques.
Une autre source des plus parlantes est le journal des marches et opérations du 1er bataillon du 16th infantry. Le 24 octobre, une patrouille allemande est prise sous le feu du contingent américain et repoussée face au Point d’Appui Aéro. Le 25, à une heure, un poste avancé d’Aéro est visé par des tirs allemands et riposte. Le 26, une patrouille quitte Aéro à 18 heures et y revient à 23 heures 45 sans avoir établi le contact avec l’ennemi. Le 29, c’est l’artillerie allemande qui s’en prend aux première et deuxième lignes des Points d’Appui Yser, Artois et Aéro. Le 30, un avion allemand vient observer les positions américaines. De toute évidence, ces événements n’ont pas attiré l’attention, pas plus que ceux survenus le 25 octobre face au Point d’Appui Artois.

Le talweg séparant Artois d’Aéro, vu du Point d’Appui Artois.

Deux faits corrélés sont certains : la difficulté à défendre Artois et surtout sa portion la plus à l’Est, qui plus est de nuit ; le no man’s land du talweg situé entre Artois et Aéro, sans obstacles défensifs et sans occupation. Ce qui semble s’être produit est au final bien simple : l’organisation et la défense du point faible qu’était Aéro ont d’abord été mises à l’épreuve par l’infanterie et l’artillerie, et reconnues, à l’instar d’Yser et Artois, par l’observation terrestre et aérienne ; c’est, comme le mentionne le rapport d’enquête, par le talweg que les éléments d’assaut ont pu approcher Artois « dans les moments précédant l’assaut sans être inquiétés ». Peut-être n’est-il donc pas surprenant de voir l’attention se porter vers la compagnie G, celle-là même qui occupait le Point d’Appui Aéro durant le coup de main allemand : le lien entre les événements du 3 novembre et la nécessité de ne pas les voir se reproduire est écrite en toutes lettres, dans les mêmes termes, en 1919, dans « Establishment of Military Justice » (compte-rendu des auditions d’une sous-commission de la commission des affaires militaires du Sénat des Etats-Unis) et « Military Justice During the War », et se fonde sur le contenu d’un mémorandum du chef d’état-major de l’Armée, Peyton C. March :          
« Le corps expéditionnaire américain est confronté à l’ennemi le plus alerte et le plus dangereux qui soit dans l’histoire du monde. La sécurité, non seulement de la compagnie de la sentinelle, mais également de l’ensemble de l’unité, dépend totalement de l’efficacité de la vigilance de la sentinelle. La sécurité de l’unité dépend aussi tout autant de l’obéissance diligente et complète des hommes à leurs officiers supérieurs. Il ne fait aucun doute que les membres de cette cour ont eu conscience de l’application de la notion d’impérieuse nécessité de son efficacité imposée à la sentinelle au moment où les faits ont été commis. Avant l’aube, le 3 novembre 1917, la première attaque allemande sur les lignes américaines a eu lieu. Un saillant près [sic] d’Artois, tenu par la compagnie F du 16th infantry, a été visé par un coup de main allemand, qui a fait 3 tués, 11 blessés, et 11 prisonniers. La nuit suivante, autrement dit la nuit du 3 au 4 novembre 1917, le soldat Sebastian a été trouvé endormi à son poste, et la nuit du 5, le soldat Cook a lui aussi été trouvé endormi à son poste. Ces deux hommes appartenaient au régiment visé par le coup de main allemand de la nuit du 2 au 3. Cet état de fait présentait une menace absolue pour cette portion du front tenu par les Américains, mais également pour les troupes françaises des secteurs adjacents. »               

En décembre 1917, six hommes de la 1st division comparaissent devant une cour martiale générale pour avoir enfreint l’article 86 des Articles du Temps de Guerre, qui stipule que « toute sentinelle trouvée ivre ou endormie à son poste, ou quittant son poste avant d’en être règlementairement relevée, sera, si le délit est commis en temps de guerre, punie de mort ou de tout autre peine décidée par la cour martiale ; si le délit est commis en temps de paix, elle sera punie de toute peine décidée par la cour martiale, à l
exception de la mort. » Il s’agit des soldats Dewey G. Brady, (compagnie G du 16th infantry), William H. Hindman (compagnie G du 16th infantry), Adam Klein (compagnie G du 16th infantry), Herbert Tobias (compagnie E du 18th infantry), Jeff Cook (compagnie G du 16th infantry), Forest D. Sebastian (compagnie G du 16th infantry). Examinons brièvement ces quatre premiers cas :

- Dewey G. Brady est accusé de s’être endormi en faction le 5 novembre. Le caporal Marcus Walentic, qui déclare avoir surpris Brady endormi et lui avoir pris son fusil, est le seul témoin des faits ; Brady est finalement acquitté.

- William H. Hindman est accusé de s’être endormi en faction dans la nuit du 5 au 6 novembre. Le caporal Walentic, ayant témoigné contre Brady, et le soldat Miles J. Clark sont les témoins de l’accusation, comme ils le seront dans l’affaire Cook ; Hindman est finalement acquitté.

- Adam Klein est accusé de s’être endormi en faction le 3 novembre. C’est cette fois le lieutenant Earl S. McCune qui déclare l’avoir surpris ; Klein est finalement acquitté.

- Herbert Tobias est accusé de s’être endormi en faction le 9 novembre. Il est jugé par une cour différente de celle jugeant les soldats du 16th infantry, convoquée cependant par la même autorité, à savoir le général Robert L. Bullard, commandant la 1st division. Les éléments cités à son encontre sont irréfutables, et l’accusé ne s’oppose pas à l’accusation, et ne nie pas. Il est déclaré coupable, condamné à être renvoyé sans certificat de bonne conduite, et à être emprisonné 3 ans. L’autorité de révision renverra par la suite les pièces avec une demande de correction de détails et la suggestion que la cour reconsidère l’affaire en vue d’aboutir à une peine plus lourde. Au final, c’est une peine de 10 ans d’emprisonnement qui sera décidée à l’encontre d’Herbert Tobias, peine au final définitivement approuvée.

Venons-en à présent aux deux hommes pour lesquels les choses vont tourner tout autrement :

- Forest D. Sebastian, après avoir passé la nuit précédente comme sentinelle d’alerte aux gaz, a été placé comme sentinelle aux avant-postes, le 3 novembre 1917 à 18 heures. Cette position était un poste de sentinelles double de quatre hommes, deux hommes montant la garde pendant que les deux autres prenaient du repos, une relève étant effectuée toutes les deux heures ; les deux sentinelles relevées étaient autorisées à s’asseoir et à dormir si elles le pouvaient. Vers 7 ou 8 heures, le caporal Albert T. Shotwell, commandant l’avant-poste, s’y rend et y trouve Sebastian endormi contre le parapet, lui prend son fusil, le secoue, le réveille et lui demande où est son arme, ce à quoi Sebastian répond : « Je ne sais pas. Vous l’avez. » Le caporal lui redonne son fusil et lui fait la leçon sur le danger que cela a représenté pour lui mais aussi pour les hommes de son entourage. Shotwell revient vers 10 ou 11 heures, et trouve Sebastian endormi à nouveau. Il lui reprend son arme et ordonne à la seconde sentinelle de garde de le réveiller plus tard et de le lui envoyer. La sentinelle de garde la veille avec Sebastian, le soldat Eggleston, témoigne de la difficulté de pouvoir dormir en journée, et du fait que Sebastian n’avait pu prendre de repos après sa précédente nuit de garde. Le soldat George Gladwell, de garde avec Sebastian durant la nuit du 3 au 4 novembre, ne peut jurer que l’accusé s’est endormi. Le colonel John L. Hines, commandant le 16th infantry, qui a transmis par la voie hiérarchique le dossier de procédure devant une cour martiale générale, y a porté la mention : « Circonstances atténuantes : jeune soldat, n’ayant pas été en mesure de prendre le repos nécessaire durant ses relèves lors de sa présence en première ligne. » Sebastian plaide « non coupable ». La cour le déclare coupable et le condamne à mort, à une majorité des deux tiers imposée pour ce faire.

- Jeff Cook a été placé comme sentinelle aux avant-postes, à proximité immédiate du réseau de barbelés, le 5 novembre 1917 à 16 heures. Cette position était un poste de guet de trois hommes, deux hommes montant la garde pendant que le troisième dormait, une relève étant effectuée chaque heure : chaque sentinelle devait donc veiller deux heures, puis être relevée une heure, entre 16 heures et le lendemain matin à 6 heures. Cook avait été de garde durant trois nuits. Au matin du 6 novembre, vers 3 heures 30, le caporal Marcus Walentic, commandant l’avant-poste, passe l’inspecter et trouve Cook endormi contre le parapet, lui prend son fusil, le secoue, le réveille, et lui demande ce qui se passe, ce à quoi Cook répond : « Rien, je suis juste fatigué. » Interrogé sur le lieu où se trouve son fusil, il dit qu’il l’ignore. Le témoignage du caporal Walentic est corroboré par le soldat Miles J. Clark. Cook déclare à la cour qu’il ne pouvait trouver le sommeil durant son heure de relève et que pendant la journée, il était employé à une corvée de bois et ne pouvait se reposer ; il ajoute qu’il ne dormait pas profondément quand le caporal est venu à lui, mais était assoupi. Le colonel John L. Hines, commandant le 16th infantry, comme pour Sebastian, a porté au dossier de procédure la mention : « Circonstances atténuantes : jeune soldat, n’ayant pas été en mesure de prendre le repos nécessaire durant ses relèves lors de sa présence en première ligne. » Comme Sebastian, Cook plaide « non coupable ». La cour le déclare coupable et le condamne à mort, à une majorité des deux tiers.

Outre les six affaires de sommeil en faction qui s’achèvent, en l’état, par trois acquittements, une condamnation à 10 années d’emprisonnement et deux condamnations à mort, un autre soldat du 16th infantry, de la compagnie H cette fois, est condamné à mort : Vincent Porru, accusé lui aussi pour le même motif, et dont la peine sera finalement commuée en septembre 1918, après avis du président Wilson, en trois années d’emprisonnement assorti des travaux forcés. En outre, Albert E. Beauregard, de la compagnie H du 16th infantry également, déjà multirécidiviste de la désertion entre mars et mai 1917, puis en juin et en août 1917, et du 31 octobre au 19 novembre 1917, condamné à mort, voit finalement sa peine commuée en emprisonnement à perpétuité en juillet 1918.

2. Le refus d’obéissance, « acte 1 ».

Alors que les affaires de Sebastian et Cook viennent d’être jugées et vont, comme nous le verrons, suivre leur cours, deux soldats de la compagnie B du 16th infantry vont être condamnés à mort, pour refus d’obéissance cette fois : Stanley G. Fishback et Olen Ledoyen. Comparaissant devant une cour martiale générale le 3 janvier 1918, ils sont poursuivis pour avoir refusé d’obéir à l’ordre de s’équiper et de se présenter à l’exercice, donné par le lieutenant Fred M. Logan le 14 décembre 1917. Informés par leur officier des conséquences qu’aurait leur insubordination, les deux hommes ont persisté dans leur refus d’obéissance. Ils plaident « coupable » devant la cour martiale et sont condamnés à mort. Fishback a déjà été poursuivi pour refus d’obéissance (en juillet, septembre, novembre 1917), et Ledoyen a déjà accumulé plusieurs condamnations pour absence illégale (en juillet et août 1917) et refus d’obéissance (en juillet, septembre, décembre 1917).

 

Au registre des effectifs de la compagnie B du 16th infantry de décembre 1917 à février 1918 :
pour Fishback et Ledoyen, la mention manuscrite indique « Jugé par une cour martiale générale. Condamné à être fusillé. Sentence confirmée mais commuée en 3 années d’emprisonnement au baraquement disciplinaire de Fort Leavenworth, Kansas. Ordres 90/91 d’une cour martiale générale, département de la Guerre, 10 mai 1918. »
 

Des victimes expiatoires dans l’attente

Le sommeil en faction et le refus d’obéissance, « acte 2 ».

Forest D. Sebastian et Jeff Cook viennent d’être condamnés à mort le 29 décembre 1917, il en a été de même pour Stanley G. Fishback et Olen Ledoyen le 3 janvier 1918. Pendant que ces quatre hommes attendent leur exécution, les rouages de la justice militaire se mettent en action.  

Pour Forest D. Sebastian, le lieutenant-colonel Blanton C. Winship, juge-avocat de la 1st division, vise le dossier de procédure et le transmet avec recommandation que la peine soit appliquée, avec ces commentaires : « C’est la première peine de mort infligée au sein de la division pour sommeil en faction. Nous sommes confrontés à un ennemi aux aguets, ingénieux et impitoyable. Comprenant, comme je le fais, que tout défaut de vigilance d’une sentinelle dans une tranchée de première ligne peut provoquer un désastre, marquer du sceau du déshonneur nos forces armées et causer la mort des camarades de cette sentinelle défaillante, je ne puis que conclure que, à titre dissuasif, le verdict de la cour est nécessaire. » Il émet les mêmes commentaires et recommandation pour Jeff Cook.
C’est ensuite le général Robert L. Bullard, commandant la 1st division, qui, sans la commenter, approuve la peine pour les deux hommes et transmet le dossier au général Pershing. Ce dernier, après examen de ce double cas ainsi que de ceux de Fishback et Ledoyen, rédige le 8 février 1918 les commentaires suivants : « Le fait que ces hommes sont indéniablement coupables de faits passibles de mort par le règlement n’est pas l’unique, ou en fait, pas la principale raison pour laquelle j’émets cette recommandation. J’ai la conviction que pour des crimes purement militaires, la peine de mort ne devrait pas être appliquée hormis s’il y a à cela une nécessité militaire. Il s’avère absolument nécessaire pour la sécurité de notre armée que des sentinelles aux avant-postes soient continuellement aux aguets et il est tout aussi nécessaire en vue de notre succès que les ordres soient exécutés, tout particulièrement dans les rangs des troupes au contact de l’ennemi. Ainsi, je considère que les deux soldats ayant sciemment désobéi aux ordres reçus, sans aucune excuse ou circonstance atténuante, méritent bien plus la peine de mort que les deux hommes ayant sommeillé en faction, et je pense que l’application de cette peine est aussi nécessaire pour eux qu’elle l’est pour les autres. Je recommande l’exécution de la peine dans tous ces cas avec l’assurance qu’il s’agit d’une nécessité militaire, et que cela réduira à l’avenir le nombre de cas identiques. »

Le 4 avril 1918, Enoch H. Crowder, Juge-Avocat Général, « recommande que le verdict soit confirmé et que la peine soit exécutée » et fait suivre le dossier à Peyton C. March, chef d’état-major de l’Armée. Il précise que les bases légales sont réunies concernant les preuves et le verdict, mais que la question de la clémence est en suspens, et se tient à la disposition du chef d’état-major pour en débattre.

Le 10 avril, le lieutenant-colonel Alfred E. Clark, juge-avocat, rédige pour le général Enoch H. Crowder un mémorandum sur les cas des quatre condamnés à mort. Il insiste sur les points suivants :

- Toutes ces affaires sont survenues au sein du 16th infantry. Deux des accusés n’ont pas été jugés au cours des 50 jours suivant les faits leur étant reprochés, et toutes ces affaires ont été jugées avec une diligence qui, au regard des pièces, n’a aucun semblant de délibération. Dans chacune de ces affaires, la défense des accusés a été si accessoire qu’elle a pratiquement été inexistante.
- Au cours de l’audience de l’une de ces affaires, seuls cinq officiers ont siégé : un colonel et quatre sous-lieutenants. Ces deux audiences ont duré de 20 heures à 21 heures 45 ; en d’autres termes, du début de la première audience à l’issue de la seconde, le temps écoulé a été d’une heure quarante-cinq minutes. Les conseils des accusés ne se sont exprimés au cours d’aucune des deux audiences.    
Dans deux autres affaires, huit membres de la cour ont siégé. La première des deux audiences a débuté à 13 heures 20, la seconde s’est achevée à 17 heures 25. Pour la première affaire, le conseil de l’accusé avait rédigé un argumentaire de six lignes, dans la seconde, un argumentaire de huit lignes.
- Ledoyen et Fishback ont été jugés pour refus d’obéissance à l’ordre de se rendre à l’exercice. Il apparaît que leur unité n’était au contact de l’ennemi, ni de près ni de loin. Ces deux hommes ont été jugés le même soir, entre 20 heures et 21 heures 45, en deux audiences. Fishback a été jugé le premier, or il est évident, au vu des pièces de l’affaire, que les deux hommes étaient ensemble au moment où l’ordre leur a été donné. Le lieutenant qui assure avoir donné ledit ordre a témoigné :
« Question : Est-ce qu’il [Fishback] a répondu à votre ordre ?
Réponse : Il a répondu, ou Ledoyen a répondu, qu’ils refusaient d’aller à l’exercice. »   
Cette réponse laisse en suspens toute certitude quant à l’auteur du refus. De toute évidence, un ordre a été donné, qui concernait les deux hommes. De toute évidence également, quand la cour a jugé l’affaire Fishback, elle a en pratique pris sa décision dans l’affaire Ledoyen, qui devait suivre immédiatement. En dépit de cela, le conseil de l’accusé n’y a pas fait objection.
Il est avancé que la désobéissance a eu lieu le 14 décembre. L’acte d’accusation mentionne que chacun de ces hommes a été incarcéré le 13 décembre. Des preuves, dans les pièces du dossier, existent quant au fait que ces hommes étaient aux arrêts ou sous bonne garde lorsque l’ordre a été donné. La raison pour laquelle ils étaient aux arrêts, qui les y avait mis, et s’ils devaient ou non être relevés des arrêts pour aller à l’exercice, n’est nullement mentionné.
- Sebastian est censé avoir fauté dans la nuit du 3 au 4 novembre, et le soldat Cook, la nuit suivante. Cook a été mis aux arrêts le 13 novembre, Sebastian, le 14. Le temps écoulé postérieurement au délit et antérieurement à la comparution, la diligence et les procédés de l’audience, la déficience de tout effort apparent de la part du conseil des accusés d’assurer leur défense, les circonstances d’épuisement révélées par les pièces, les dispositions prises par cette même cour pour des cas de même nature au sein de la même unité, à la même période, tous ces éléments constituent un dossier au regard duquel il sera difficile de défendre ou de justifier l’exécution de la peine capitale autrement que comme pur et simple expédient militaire visant à l’effet moral susceptible d’être imprimé sur le reste de la troupe.
- Les quatre accusés ont intégré l’armée par engagement volontaire : Ledoyen le 3 février 1917 (à 18 ans et 1 mois) ; Sebastian le 18 avril 1917 (à 19 ans et 6 mois) ; Fishback le 17 février 1917 (à 19 ans et 2 mois) ; Cook le 11 mai 1917 (à 18 ans et 11 mois). Aucun d’entre eux n’avait d’expérience militaire.
- D’autres affaires émanant d’autres unités, en France, dans lesquelles des hommes ont été condamnés pour sommeil en faction ou désobéissance à un ordre sont citées, dont celles de John L. Shade, du 5th Marines, condamné à 6 mois d’emprisonnement, et suspension de deux tiers de sa solde pour la même période pour s’être endormi en faction le 19 novembre 1917, et Eino J. Halonen, du 5th Marines lui aussi, condamné à 3 mois d’emprisonnement, et suspension de deux tiers de sa solde pour la même période pour sommeil en faction le 7 décembre 1917.
- Une série d’affaires dans lesquelles des hommes ont été condamnés pour avoir désobéi à des ordres dans des circonstances qui ne diffèrent pas des cas de Fishback et Ledoyen, dans lesquelles les peines varient au final de quelques mois à plusieurs années d’emprisonnement.

Le 15 avril, le juge-avocat Samuel T. Ansell rédige son avis sur ces cas, et considère qu’ils ont été mal jugés. Ainsi, l’épuisement de Sebastian et Cook, qui aurait dû être une circonstance atténuante, n’a pas été pris en compte. La responsabilité du caporal Shotwell est clairement soulignée, puisqu’il aurait dû relever Sebastian de sa garde en le trouvant endormi une première fois à 8 heures. L’inexpérience au commandement ou au feu d’un nombre important de membres des cours martiales ayant jugé et condamné Sebastian et Cook, est relevée et critiquée. Les jeunes accusés, risquant leur vie, ont été particulièrement mal défendus par des sous-lieutenants inexpérimentés. Le général Pershing est également visé par la critique : s’il est en droit de formuler des recommandations, il n’est pas une autorité de révision et n’a pas à insister, comme il l’a fait, sur la nécessité de l’exemplarité de l’exécution de la peine. Le général Ansell écrit enfin ces mots essentiels : « Qu’une peine soit particulièrement drastique à titre d’exemple, cela se peut, et peut avoir parfois quelque valeur. Mais la peine à titre d’exemple est un danger pour la justice. L’exécution de tous les criminels à titre militaire serait susceptible de réduire à l’avenir le nombre de crimes et de criminels. Mais des méthodes aussi draconiennes détruiraient la justice, justice sans laquelle rien d’autre n’a de valeur dans une société d’êtres humains. Il me paraît juste de vous dire que l’esprit militaire, à mon avis, approuvera quasi unanimement la confirmation de ces peines. Je ne dis pas que le point de vue militaire doit être écarté par le commandant-en-chef des armées. Je ne l’écarterais pas moi-même. Mais je ne saurais me résoudre à le suivre lorsqu’il offense mon sens du droit et de la justice. »

Le 16 avril, Peyton C. March s’adresse à Newton D. Baker, secrétaire à la Guerre,  au sujet des quatre condamnés. Il déclare qu’après examen approfondi des dossiers et entretien avec le Juge-Avocat Général, Enoch H. Crowder, il est pleinement en accord avec le général Pershing et considère que la justice doit suivre son cours. Il écarte, arguant ne pas en avoir eu connaissance, les cas des soldats Dewey G. Brady, William H. Hindman, Adam Klein et Herbert Tobias. Enfin, il achève son mémorandum par le passage que nous avons déjà cité, qui corrèle directement les poursuites et condamnations au sein du 16th infantry au coup de main allemand du 3 novembre 1917.

Le 1er mai, Newton D. Baker entame ce qui sera l’avant-dernière étape de cette quadruple affaire en s’adressant au président Wilson. Il indique en préambule s’être forgé une opinion avant que l’émoi suscité par ces cas à l’échelle nationale ne soit grandement relayé par la presse, et avant d’avoir été le destinataire de courriers en faveur de la défense des accusés. Car à travers le pays, en effet, le sort funeste auquel s’attendent les quatre soldats a généré une mobilisation croissante, à laquelle la presse de différents états fait écho. Le 2 mars, le Topeka State Journal annonce : « Des pétitions ont été lancées aujourd’hui par des mères de Dallas, qui demandent au président Wilson de commuer en emprisonnement à perpétuité les peines infligées aux quatre sentinelles américaines trouvées endormies en faction en France. » Le 4 mars, le New York Tribune relaie la mobilisation californienne : « A la suite de l’adoption d’une résolution par la fédération des clubs féminins de la ville de San Francisco, un appel de 6.000 femmes membres demandant la clémence pour les quatre soldats condamnés à mort pour avoir dormi en faction a été télégraphié au président Wilson hier au soir. Voici le texte du télégramme : « Tout en ayant conscience de la nécessité de la discipline dans l’armée, en particulier en temps de guerre, et tout en comprenant le danger causé par l’endormissement d’une sentinelle en présence de l’ennemi, la fédération des clubs féminins de la ville de San Francisco, représentant 6.000 femmes, fait respectueusement appel à l’humanité distinguée de votre excellence en vue d’appliquer votre clémence aux accusés, au regard qui plus est des remarques faites à vous par le général Pershing. Les Mères d’Amérique se réjouissent de votre indulgence ». » Le 20 mars, nouvelle annonce, dans l’Evening Times Republican cette fois : « Le comité exécutif des Filles de la Révolution Américaine de l’Iowa, qui sont réunies en assemblée générale depuis trois jours, a émis une pétition adressée au président Wilson en vue de commuer la peine des quatre soldats passés en cour martiale en France pour sommeil en faction. Une résolution des Filles de la Révolution Américaine, assurant renoncer aux achats de biens fabriqués en Allemagne ou en Turquie, a été adoptée, ainsi qu’une seconde résolution demandant de mettre immédiatement un terme à l’enseignement de l’allemand dans les écoles et universités de l’Iowa. »

Pour en revenir à Newton D. Baker, les avis qui lui ont été soumis s’accordent cependant pour une exécution de la peine : c’est ce qu’en ont pensé tour à tour le général Bullard, le général Pershing, le général March, le général Crowder. En ce qui concerne Sebastian et Cook, Baker écrit :
« Je suis conscient de la gravité du crime et du fait que la sécurité des autres soldats, peut-être même d’une armée et d’une cause, puisse reposer sur l’application disciplinaire de règlements empêchant des soldats de dormir en faction. Cependant, je ne puis croire que des jeunes gens ayant si peu d’expérience militaire, confrontés pour la première fois à des circonstances si exténuantes, méritent la peine de mort, pas plus que je ne puis croire que la peine de mort doive être infligée à des jeunes gens n’ayant pas un mauvais fond ou un désintérêt criant pour le bien-être de leurs semblables, ou une conception du métier de soldat qui puisse relever d’une déloyauté volontaire. »
Il poursuit avec des considérations sur l’évolution de l’application de la peine de mort au sein des forces armées, comprenant cette partie cruciale :
« Notre armée est l’armée d’une nation démocratique combattant pour une cause que son peuple comprend et approuve, et j’ai heureusement reçu de nombreuses preuves, alors que je me trouvais en France, de la conscience qu’ont les soldats de notre corps expéditionnaire de défendre des principes pour lesquels ils ont un aussi grand intérêt que quiconque, des principes qu’ils comprennent, qu’ils approuvent, et pour lesquels ils sont prêts à mourir. C’est pour cette raison que je crois que le président peut, tout en garantissant parfaitement la discipline militaire, accorder sa grâce à ces deux jeunes hommes, et que j’ai préparé et joint un ordre qui, s’il obtient votre agrément, y pourvoira tout en stimulant, ce me semble, dans le même temps, le bel esprit de notre armée en France. Cet ordre serait lu par chaque soldat en France et aux Etats-Unis et, émanant du commandant-en-chef, instillerait de l’allant, et éperonnerait au moins autant les volontés que l’application par la terreur de mesures disciplinaires telles que ces peines. De même, l’opinion publique de ce pays serait unanime à approuver, je pense, un tel geste de votre part. »               
A propos de Fishback et Ledoyen, Baker considère les faits sans naïveté : « Il est tout à fait évident que l’ordre aurait dû être exécuté. C’était un ordre régulier, et il me paraît inconcevable qu’un refus d’obéissance à un ordre aussi élémentaire ait pu être opposé sans la connaissance que cela était passible de la peine de mort. Ce refus d’obéissance a pourtant été volontaire, obtus et inexcusable, et il mérite une punition adéquate. » En outre, les antécédents de Fishback ne plaident pas en sa faveur. Néanmoins, Baker pondère quelque peu son avis en ajoutant, pour conclure, ce qui suit :
« Par incroyable coïncidence, leur dossier nous apprend que ces deux soldats appartenaient à une compagnie commandée par le capitaine D. A. Henckes. C’est du capitaine commandant la compagnie à laquelle il appartient que le soldat apprend la discipline et l’obéissance. Le capitaine donne l’exemple, et inculque les principes qui font d’un soldat ce qu’il est. Or, ledit capitaine Henckes, bien qu’officier de l’armée régulière depuis de nombreuses années, était lui-même si indiscipliné et déloyal que lorsqu’il a reçu l’ordre de gagner la France pour y exercer son commandement, il a cherché à démissionner pour ne pas avoir à combattre les Allemands. Quoique né dans ce pays, y ayant été un officier de son armée durant 20 ans, ayant juré de défendre les Etats-Unis contre tous ses ennemis, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, il cherchait pourtant à démissionner. Et quand sa demande a été rejetée, et qu’il devait partir pour la France, le commandant-en-chef s’est trouvé dans l’obligation de le renvoyer au pays à cause de son attitude impropre au service et à la cause de son pays en guerre. Il a été traduit en cour martiale, et purge à présent une peine pénitentiaire de 25 ans pour manque de loyauté et de discipline. J’avoue que je vois mal comment le moindre soldat de sa compagnie aurait pu s’attendre à apprendre d’un tel chef, l’attitude adéquate à avoir dans le service. Je ne suggère pas que les fautes du capitaine Henckes constituent une excuse à leur désobéissance, mais ces deux jeunes gens ne peuvent être mis à mort dans de telles circonstances ; aussi est-ce pourquoi je recommande que la peine, dans chacune de ces deux affaires, soit commuée en emprisonnement dans le baraquement disciplinaire de Fort Leavenworth, afin que soit acquise dans les meilleures conditions une attitude plus saine concernant les devoirs du soldat. Les ordres joints à ce courrier anticipent en ce sens votre approbation, laquelle donnera effet aux recommandations faites ci-dessus. Considérant que Fishback et Ledoyen ont été préalablement coupables de délits mineurs, comme le révèlent leurs dossiers, la peine que nous proposons est de trois ans d’emprisonnement. »

Entre la discipline aveugle et le droit : la fin des affaires Sebastian et Cook, Fishback et Ledoyen 

Le 4 mai 1918, le président Wilson répond favorablement à Newton D. Baker et signe les ordres suivants :   
« Dans le jugement du soldat Forest D. Sebastian, compagnie G, 16th infantry, la peine est confirmée.
Au regard de la jeunesse du soldat Sebastian, et considérant que le délit n’a pas été commis par déloyauté ou désintérêt délibéré pour son devoir, je lui accorde une grâce pleine et inconditionnelle, et ordonne qu’il soit renvoyé à sa compagnie pour y reprendre ses activités militaires. La discipline militaire impose par essence que des peines sévères soient infligées à ceux qui mettent en péril la vie de leurs camarades et la cause défendue par leur pays lors d’un défaut de leur vigilance ou d’une infraction aux règlements assurant la sécurité. Je suis cependant convaincu que ce jeune homme saisira la nouvelle chance qui lui est donnée comme une opportunité de servir au mieux à l’avenir et que les soldats de l’Armée des Etats-Unis en France prendront pleinement conscience de la valeur élevée de la cause pour laquelle ils se battent et de la confiance que le pays place en eux afin que de tels faits n’en viennent pas à se reproduire. »

« Dans le jugement du soldat Jeff Cook, compagnie G, 16th infantry, la peine est confirmée.
Au regard de la jeunesse du soldat Cook, et considérant que le délit n’a pas été commis par déloyauté ou désintérêt délibéré pour son devoir, je lui accorde une grâce pleine et inconditionnelle, et ordonne qu’il soit renvoyé à sa compagnie pour y reprendre ses activités militaires. La discipline militaire impose par essence que des peines sévères soient infligées à ceux qui mettent en péril la vie de leurs camarades et la cause défendue par leur pays lors d’un défaut de leur vigilance ou d’une infraction aux règlements assurant la sécurité. Je suis cependant convaincu que ce jeune homme saisira la nouvelle chance qui lui est donnée comme une opportunité de servir au mieux à l’avenir et que les soldats de l’Armée des Etats-Unis en France prendront pleinement conscience de la valeur élevée de la cause pour laquelle ils se battent et de la confiance que le pays place en eux afin que de tels faits n’en viennent pas à se reproduire. »
 
« Dans le jugement du soldat Stanley G. Fishback, compagnie B, 16th infantry, la peine est confirmée, mais commuée en trois années d’emprisonnement au baraquement disciplinaire de Fort Leavenworth, Kansas, Etats-Unis d’Amérique. »

« Dans le jugement du soldat Olen Ledoyen, compagnie B, 16th infantry, la peine est confirmée, mais commuée en trois années d’emprisonnement au baraquement disciplinaire de Fort Leavenworth, Kansas, Etats-Unis d’Amérique. »

A priori, cette quadruple affaire est close, du moins sur le plan politique. Car le 14 mai survient chez les militaires une étrange démarche concernant Sebastian et Cook, qui se présente sous la forme d’un mémorandum adressé au général Crowder, signé par le lieutenant-colonel et juge-avocat H. M. Morrow :
« Je me suis entretenu au téléphone avec le chargé des grâces du département de la Justice. Il ne voit nulle objection légale à la méthode employée par le président pour gracier ces deux soldats. Il déclare qu’il s’agit d’une grâce légale. Il suggère cependant qu’une copie de la décision présidentielle soit adressée à chacun des deux soldats et qu’ils rédigent une déclaration stipulant qu’ils acceptent leur grâce. Ladite déclaration sera retournée au département de la Guerre et archivée dans les services du général commandant l’administration. Il me semble que la levée d’écrou de ces soldats suffit à prouver qu’ils acceptent leur grâce. Je propose néanmoins que, lorsque l’ordre en sera imprimé, la démarche suggérée soit entreprise en adressant une copie de cet ordre à chacun des soldats. »  
Le temps est venu pour Forest D. Sebastian et Jeff Cook de reprendre leur place dans les rangs et de retourner au combat. Cook y sera blessé et Sebastian ne verra pas la fin de la guerre, se faisant tuer en juillet 1918. Sa mère non plus n’y a pas survécu, et a précédé son fils d’un mois dans la tombe. Fin septembre et début octobre 1919, Loye W. Miller publie son histoire, respectivement dans le Washington Herald et le Seattle Star sous le titre « La cour martiale tue la mère d’un fils héroïque » :
« Eldorado, Illinois – 2 octobre. Sous les saules du cimetière de Wolf Creek repose Mary Sebastian. Sur sa tombe devraient être gravés dans le granit les mots « Tuée par l’inhumanité d’une cour martiale de l’armée américaine ». Quelque part en France dort Forest D. Sebastian, son fils soldat. Il est mort au combat, en héros, mais sa mère l’ignorait. Elle savait seulement qu’il avait été condamné à être fusillé, déshonoré qu’il était pour s’être endormi à son poste, pour avoir dormi après 24 heures de veille. Elle savait seulement que son fils Forest était déshonoré, ce même Forest dont les louanges sont aujourd’hui sur toutes les lèvres dans sa ville, lui qui est à 20 ans le premier mort d’Eldorado. Rongée par la peine infligée à son fils, madame Sebastian est morte cinq semaines avant qu’il ne tombe bravement au combat, à Soissons, le 20 juillet 1918, lavant ainsi à jamais la tache qui avait souillé son nom, brossée déjà par la grâce accordée par le président Wilson. « L’inquiétude pour son fils s’était immiscée dans l’esprit de sa mère, » a déclaré madame Katie Hampton, sœur de madame Sebastian, de chez qui le jeune homme était parti pour se battre. « Nous n’avons jamais, à aucun moment, reçu une nouvelle officielle de la part du département de la Guerre concernant son jugement et sa condamnation. La première nouvelle que nous avons connue au sujet du verdict était dans la presse. Et c’est de la même manière que nous avons appris sa grâce. Je suppose que s’il n’avait pas été gracié, et si la peine avait été exécutée, nous ne l’aurions jamais su avant sa mort. Pendant trois mois, la mère de Forest s’est rongée les sangs de savoir ce qui lui était arrivé. Le courrier qu’il envoyait régulièrement n’arrivait plus ; sa solde, sur laquelle elle comptait particulièrement, n’a plus été versée ; mais tout cela sans explication. Et puis Mary est tombée malade. Jusqu’au dernier moment, elle s’est accrochée à la conviction que son fils n’était pas un lâche. Elle savait que c’est en homme qu’il ferait son devoir. Forest n’a jamais évoqué ses problèmes dans ses lettres, même après sa libération, jusqu’à ce qu’il apprenne que nous savions tout par la presse. » Madame Hampton tend la lettre de Forest Sebastian dans laquelle il cite pour la première fois le verdict et sa grâce, écrivant : « Je ne vais rien en dire pour le moment. Un jour, je pourrai tout vous expliquer à ce sujet. Mais je vous en prie, ne croyez pas que je suis un lâche. Ne croyez pas que je suis un froussard. » Les habitants d’Eldorado sont fiers que Forest Sebastian ait lavé la tache qui souillait son nom, si jamais tache il y eut. Ils se font également une idée de ce qu’est l’injustice consistant à laisser un groupe d’officiers condamner l’un de leurs meilleurs garçons sans jugement équitable. Et ils l’ont déjà exprimée auprès du Représentant Thomas S. Williams, du 24e district de l’Illinois. Ils sont aussi très fiers de Claude Younger, un autre costaud de chez eux. Younger avait été l’ami de toujours de Sebastian. Ils avaient été les premiers volontaires d’Eldorado, partis le 14 avril, huit jours seulement après la déclaration de guerre. Younger est rentré il y a deux mois, triste d’être revenu sans « Frosty », comme Sebastian était surnommé. « J’avais été affecté au 3e bataillon, chez les mitrailleurs, » dit Younger. « Sebastian servait dans la compagnie G du 2e bataillon. Donc je n’étais pas avec lui quand il s’est trouvé dans le pétrin, mais je lui en ai parlé par la suite. Un jour, je suis allé à Demange, où il était aux arrêts, et j’ai vu Frosty travailler dans la rue avec un groupe de détenus. C’était avant qu’il soit condamné à mort. Même en tant que détenu, il essayait de garder le moral. Il ne semblait pas se rendre compte du pétrin dans lequel il était. Il parlait de son impatience de retourner au front. C’est la dernière fois que je l’ai vu. On a changé de secteur. Je n’ai appris sa grâce qu’après sa mort. En saisissant une chance de me parler sans être vu par la sentinelle, Frosty m’a supplié : « pour l’amour de Dieu, n’écris pas à maman pour l’informer de mes problèmes. Pour rien au monde je ne voudrais que les copains sachent ça ! » Mais avant cela, ses camarades m’avaient dit qu’ils ne croyaient pas qu’il s’était endormi à son poste, quoi qu’il en soit. Il leur a au moins dit que ce n’était pas le cas. Ils m’ont dit : « Frosty s’était juste assoupi et avait posé sa tête sur sa poitrine, et je ne vois pas comment qui que ce soit aurait pu l’empêcher. On montait la garde toute la nuit et une heure de relève ne suffisait même pas à faire un somme. Pendant la journée, les obus boches n’arrêtaient pas de pleuvoir. On était les premiers au front et on n’avait pas d’expérience. Et quand on s’est retrouvés dans le silence de la nuit, il s’est juste assoupi un moment. C’est facile de comprendre comment c’est arrivé. Ça semble terriblement mal pour quelqu’un d’ici, mais passer sa journée dans la boue et essayer ensuite de monter la garde toute la nuit, ça n’était pas facile, surtout quand il avait fallu crapahuter des jours durant pour arriver jusque-là. »
Un compte-rendu officiel sur l’affaire, à Washington, a prouvé que Sebastian avait monté la garde la nuit précédente, que pendant la journée il avait tenté de dormir dans une tranchée dans laquelle il était de corvée de bois, et que quand il s’est de nouveau trouvé de garde après une journée sans repos, il n’a tout bonnement pas pu garder les yeux ouverts. »

Le 1er janvier 1920, l’ordre général n°1 est émis par le quartier général de la 1st division, dans lequel 14.228 membres de la division sont cités pour leur bravoure. Sur cette liste apparaissent les noms de soldats du 16th infantry jadis traduits en cour martiale pour sommeil en faction, et qui se sont depuis « rachetés » : Forest D. Sebastian et Jeff Cook, Dewey G. Brady, William H. Hindman (Adam Klein, pour sa part, a été cité dès 1919). Ils côtoient sur cette liste des rescapés du coup de main du 3 novembre au sein de la compagnie F du 16th infantry : Luther F. Crenshaw, Garrett Edwards (porté disparu le 19 juillet 1918), Oscar B. Harris, William B. Thomas, Willie E. Wynn, qui ont été précédés en 1918 par la citation de Harry Woody et la remise de la Distinguished Service Cross au caporal George R. Mitchell et au lieutenant Willis E. Comfort (à titre posthume pour ce dernier). Les premiers jours de novembre 1917, leur tumulte et leurs tourments sont bien loin. La juste reconnaissance des souffrances endurées et des sacrifices consentis pourrait couvrir d’un voile d’apaisement bien commode la chanson de geste dans laquelle l’armée américaine a élevé au rang de frères d’armes des hommes aux destins si variés. Elle ne saurait cependant amener à détourner le regard qu’il est nécessaire de porter sur l’oscillation entre la discipline aveugle et le droit dont l’ombre s’est faite omniprésente à l’occasion du traitement des affaires Sebastian et Cook, et Fishback et Ledoyen.               

Le 13 février 1919, à la chambre des Représentants du Congrès, William Gordon (élu démocrate de l’Ohio) aborde la question de l’administration de la justice militaire au sein des forces armées américaines. Il fait référence à une récente publication du New York World, reprise devant le Congrès suite à une intervention du républicain Henry Cabot Lodge, dont il s’accorde à reconnaître les conclusions : « […] les Articles du Temps de Guerre semblent originellement destinés à faire appliquer les volontés arbitraires des chefs plutôt que de juger nos soldats selon des règles régulières. C’est indéniablement vrai, et à titre d’information pour la commission, je dirai qu’en 1916, quand il fut proposé de réviser ces Articles du Temps de Guerre et que la procédure était en attente à la chambre et en cours d’examen par la commission des affaires militaires, je faisais partie de la sous-commission d’enquête et tentais d’extirper de ces articles ce pour quoi ils sont aujourd’hui un motif de plainte. Et vous devez vous souvenir que le général Crowder n’a pas caché son impatience à ce sujet, due au fait que notre commission ne partageait pas ses vues relatives au contenu des Articles de Guerre, et qu’il a fait de son mieux pour que le président des Etats-Unis use de son influence pour que nous soyons déchargés de cette question. […] »
Très clairement, une fois de plus, et comme cela avait déjà été le cas antérieurement, le politique – de manière non-partisane – demande des comptes au militaire. Le représentant républicain de New York, Isaac Siegel, se met également de la partie : quand Gordon cite 273.000 soldats ayant été jugés, et 16.000 encore incarcérés, Siegel surenchérit avec 370.000 cas jugés et 22.000 incarcérations toujours en cours. Les débats, cependant, se déportent très rapidement sur d’autres sujets, dont les pertes subies par différentes divisions, le recrutement, les effectifs, les transports de troupes, le rapatriement des contingents du corps expéditionnaire, leurs conditions de vie en France… Le lendemain, néanmoins, le sujet revient dans les débats à l’initiative du sénateur républicain de l’Idaho, William E. Borah, qui cherche à présent à connaître les responsables de certains verdicts de cours martiales : « Monsieur le président, je vois que se trouvent parmi nous des membres de la commission des affaires militaires. Loin de moi la volonté de retarder les discussions sur le projet de loi en attente, mais j’aimerais demander des renseignements. Cela ne prendra qu’un instant. Dans le compte-rendu publié ce matin par le Washington Post, qui mentionne les faits révélés hier au sujet de procédures de cours martiales, je découvre des déclarations qui ne devraient pas manquer de surprendre ceux qui les liront. Ce que je souhaite savoir des membres de la commission des affaires militaires – je vois que le sénateur du New Jersey est ici – est si les noms des hommes ayant pris des décisions aussi déraisonnables seront communiqués, afin que nous puissions les identifier. Nous pourrions avoir des raisons de nous y consacrer plus tard. » Il lui est répondu par Joseph S. Frelinghuysen (le sénateur du New Jersey interpellé) que l’audience de la commission qui s’est déroulée le 13 février concernait un projet de loi visant à réformer la justice militaire, afin qu’il dispose d’un plus ample pouvoir de révision. Il ajoute que le général Samuel T. Ansell a été entendu à cette occasion, a recommandé cet accroissement du pouvoir de révision, et a cité une série d’affaires dans lesquelles il lui semblait que de graves injustices avaient été commises, dont les verdicts ne pouvaient cependant être révisés ou mitigés par le Juge-Avocat Général. Il a été décidé durant cette audience de la commission que les noms des soldats condamnés ne seraient pas portés au compte-rendu, mais seraient conservés par le président de la commission et seraient susceptibles d’être divulgués à quelque sénateur que ce soit en faisant la demande. Enfin, aucun nom d’officier ayant siégé dans une cour martiale n’a été demandé. Partiellement satisfait de la réponse reçue, le sénateur Borah déclare ensuite : « Quand un homme inflige une punition, comme cela a été le cas dans une multitude de cas pour les motifs les plus futiles, il ne s’agit pas là que d’un défaut de la loi : c’est un défaut de l’homme. J’ai été directement informé, par une source du département de la Guerre ayant examiné cette affaire et la connaissant donc bien, qu’un garçon qui avait reçu l’ordre d’éplucher des pommes de terre et ne s’y était pas conformé, avait été condamné à 20 années de pénitencier par une cour martiale. Celui ou ceux qui ont pris la décision d’une telle punition sont dangereux pour la société. Ils assassineraient si le lieu où ils se trouvent était assez secret pour que ces lâches ne soient pas pris sur le fait. Le militarisme américain est tout aussi répréhensible, lorsqu’il est fondé sur de telles pratiques, qu’il l’est en Prusse. » Passés quelques instants d’agitation sur l’opportunité de lire l’intégralité de l’article du Washington Post révélant au grand public certains dysfonctionnements de la justice militaire, ou sur celle d’attendre que le contenu de l’audition d’Ansell, saisie par les sténographes, soit retranscrite, il est décidé de procéder à la lecture de l’article. Celui-ci aborde des thèmes intitulés de la manière suivante : « Un cruel système militaire », « Des sénateurs effarés par la barbarie d’histoires de cours martiales », « La mort pour des délits mineurs », « Une confrontation pour un paquet de cigarettes déclenche un verdict de 40 années de prison », « Un officier subalterne qualifié d’imbécile par le sénateur Thomas », « Exécution d’un homme qui rendait visite à son père mourant », « 15 ans de prison pour être allé voir son bébé malade », « Le général Ansell se plaint violemment d’abus de pouvoir ». Les cas de Sebastian et Cook sont cités comme suit : « Il [Ansell] a déclaré à la commission que les autorités militaires américaines en France étaient insatisfaites de leurs pouvoirs dans le cadre de procédures de cours martiales, et voulaient que le département de la Guerre accroisse le nombre d’affaires dans lesquelles la peine de mort pourrait être infligée sans en référer à Washington. Deux hommes, en France, ont été jugés pour sommeil en faction. Ils avaient été de garde pendant cinq nuits consécutives, et ne pouvaient dormir en journée parce que du bois devait être coupé dans leur tranchée pour subvenir aux besoins de leur officier. Ils ont été condamnés à mort et n’ont été sauvés que de peu, malgré l’insistance des autorités militaires, en France, à ce que justice soit faite. » Quant à Fishback et Ledoyen, le journal publiait : « Deux autres hommes ont été condamnés à mort pour avoir refusé d’obéir à un ordre. L’un d’eux avait refusé de prendre son fusil pour aller à l’exercice. Il a déclaré être dans l’incapacité physique d’obéir à l’ordre. Le second a simplement plaidé « coupable » et s’est donc auto-incriminé, et condamné à mort, a indiqué le général. » Si le Washington Post a cultivé le sensationnalisme et enjolivé certains faits, il n’en demeure pas moins que le contenu de l’article a, en effet, dû estomaquer plus d’un lecteur.     

Une semaine plus tard, le 21 février 1919, paraît dans la presse une « réponse » de Newton D. Baker au général Ansell, dont le sous-titre est : « Le département de la Guerre a demandé au président de commuer la peine de mort de quatre hommes condamnés en France ». C’est ainsi que le New York Tribune par exemple, à cette date, dévoile l’existence du courrier adressé par Baker au président le 1er mai 1918, conseillant la grâce en faveur des quatre condamnés du 16th infantry. Les noms des quatre soldats y sont révélés, ainsi que l’opposition de Baker aux décisions prises à leur égard par Pershing, March, et Crowder. Le public est à présent informé des éléments factuels de l’affaire. Enfin, en août et septembre 1919 suit dans de très nombreux titres de presse à travers le pays la parution d’un même article lavant définitivement l’honneur de Forest D. Sebastian et Jeff Cook, mettant en exergue la manière dont ils se sont si courageusement « rachetés » après avoir été graciés, sous forme de la révélation d’un extrait de la lettre envoyée par Newton D. Baker au président Wilson, dans laquelle ce dernier apprend leur belle conduite au feu. Cette très belle opération de communication, après l’agitation survenue au Congrès en début d’année, a de nets avantages : rendre un hommage justifié à Sebastian et Cook, certes, mais aussi montrer la magnanimité doublée de clairvoyance de Baker puis Wilson, et surtout signifier à quiconque ne l’aurait pas encore compris la préférence que le politique, au contraire du militaire, a eu pour le droit plutôt que pour une application aveugle de la discipline. Cela pèse lourd dans la balance de la proche réforme des Articles du Temps de Guerre. Et que dire de l’article précédemment cité, paru en octobre 1919, relatant la part néfaste, à plus d’un titre, de l’impact de la condamnation à mort de Sebastian, sur lui-même bien sûr, mais également sur ses camarades et sa famille… Comme les avis émis suite aux verdicts et divers examens aux échelons hiérarchiques successifs le montrent, sans doute n’était-il pas inutile de vouloir « faire des exemples », hormis lorsque ceux-ci étaient contre-productifs, non seulement au sein de la troupe, mais surtout en donnant au peuple la démonstration d’une application débridée, voire intempestive, des Articles du Temps de Guerre par des militaires s’arrogeant un pouvoir qui n’était pas censé être illimité et incontrôlé. Depuis longtemps, et bien souvent, dans les débats sur l’administration de la justice militaire, est revenu le nom de la figure tutélaire d’Abraham Lincoln. Son discours de Gettysburg, en novembre 1863, ne peut que garder en son sein l’essence même de l’idée pour laquelle des Américains ont été envoyés en France, et pourquoi il ne peut être admis que certains d’entre eux y aient été traités avec une telle infamie devant des cours martiales :
« Il y a quatre-vingt sept ans, nos pères ont, sur ce continent, mis au monde une nouvelle nation, conçue en liberté et vouée à cette idée que tous les hommes naissent égaux. Aujourd’hui nous sommes engagés dans une grande guerre civile, pour déterminer si cette nation – ou toute autre nation ainsi conçue et dédiée – peut durer. Nous nous rencontrons pour en consacrer une parcelle, comme suprême champ de repos, à ceux qui ont donné leur vie pour que la nation puisse vivre. Il est convenable, il est juste que nous le fassions. Mais en un sens plus large, nous ne pouvons pas consacrer, nous ne pouvons pas dédier, nous ne pouvons pas sanctifier cette terre. Tous les héros, vivants et morts, qui ont lutté ici, l’ont consacrée de manière si haute que nous n’avons plus le pouvoir d’y rien ajouter, ni d’en rien enlever. Le monde remarquera peu ce que nous disons ici et il ne s’en souviendra guère, mais il n’oubliera jamais ce que des braves ont fait en ce lieu. C’est plutôt à nous, les vivants, d’être voués à la tâche encore inachevée qu’ils ont jusqu’ici si noblement accomplie. C’est plutôt à nous d’être dédiés à la grande tâche qui nous reste – afin que ces morts vénérés nous inspirent un dévouement accru pour la cause qui leur a fait combler la mesure du dévouement – afin que nous soyons fermement résolus à ce que ces morts ne soient pas morts en vain ; afin que cette nation, devant Dieu, renaisse à la liberté – et afin que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne soit pas effacé de cette terre. »

Au final, en 1918 comme en 1863, d’une guerre à l’autre, c’est bien le peuple qui est censé avoir le pouvoir, dont le pouvoir de contrôle, sur son armée : une armée essentiellement constituée de citoyens, ceux de la Garde Nationale et les conscrits, venus grossir les rangs de la très réduite armée régulière, une armée dont les décisions des chefs sont soumises au Congrès, élu par le peuple, et au président, commandant-en-chef des forces armées, élu lui aussi par le peuple. Comment serait-il alors possible que les militaires n’aient pas à répondre de certains de leurs actes, qui paraissent sujets à débats, devant le Congrès, qui est l’émanation du peuple ? Début 1919, ce processus est lancé, tout comme il le sera dans le cadre de l’examen des pertes américaines du 11 novembre 1918 et des exécutions « extrajudiciaires ».             
D’autre part, sur le plan purement militaire, la situation a changé depuis les combats livrés par les forces armées américaines à la fin du XIXe siècle, à Cuba et aux Philippines. L’expérience récente de l’usage de la force a été faite en Haïti et en République Dominicaine, à Nankin et à la frontière américano-mexicaine, autrement dit très différemment de l’emploi de grandes unités contre une armée puissante, organisée, et aguerrie. Le commandant du 9e corps d’armée, le général Auguste Hirschauer, ne s’y trompe pas, en novembre 1917, déclarant à propos des Américains : « Les états-majors ont, je ne dirais pas à apprendre, mais tout à apprendre ». Ce qui a été vécu par les officiers et sous-officiers inexpérimentés de l’armée américaine se retrouve dans le titre de l’ouvrage de Richard S. Faulkner sur le commandement au combat au sein du corps expéditionnaire américain : « l’école des coups durs ». Hélas, ceux qui en ont subi les pires conséquences, et n’ont que de peu échappé à la peine de mort, ont été des soldats plus qu’occasionnellement malmenés au lieu d’être menés, par des sous-officiers négligents et des officiers inconséquents, dont l’histoire retiendra qu’ils n’ont pas tous – loin de là – eu à rendre de comptes sur leur inconduite. Une indignité finalement redressée par l’héroïsme de certaines de leurs victimes graciées qui, elles, sont passées à la postérité.



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Bibliographie et sources

‎BLAND, Larry I. et HADSEL, ‎Fred L., The Papers of George Catlett Marshall, volume 1, “The Soldierly Spirit,” December 1880-June 1939 (Baltimore and London: The Johns Hopkins University Press, 1981)
COOKE, James J., Pershing and his Generals: Command and Staff in the AEF (1997)
MARSHALL, George C., Memoirs of my Services in the World War, 1917-1918 (1976)

Establishment of Military Justice. Hearings before a Subcommittee of the Committee on Military Affairs. United States Senate. 66th Senate, 1st session (1919)
Government Printing Office, Congressional Record Containing the Proceedings and Debates of the Third Session of the Sixty-Fifth Congress of the United States of America, Volume LVII, part 4, February 12 to February 24, 1919 (1919)
Military Justice During the War. A Letter from the Judge-Advocate General of the Army to the Secretary of War in Reply to a Request for Information (1919)
The American Battle Monuments Commission, 1st Division: Sommerviller Sector, First German Raid on American Troops, November 3, 1917; Cantigny and Montdidier-Noyon Defensive, April 19 – July 13, 1918; Terrain Photographs, American World War Battlefields in Europe (n.d.)
World War Records 1st Division AEF Regular, volumes 22, 23, 24, 25 (n.d.)

Evening Times Republican, 20 mars 1918
Evening World, 5 novembre 1917
New York Tribune, 4 mars 1918
New York Tribune, 21 février 1919
Seattle Star, 2 octobre 1919
The American Legion Weekly, 13 janvier 1922
Topeka State Journal, 2 mars 1918
Washington Herald, 29 septembre 1919

Journal des marches et opérations du 77e régiment d’infanterie
Journal des marches et opérations de la 18e division d’infanterie
Journal des marches et opérations de l’artillerie de la 18e division d’infanterie
Journal des marches et opérations de la 1st division