A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 28 septembre 2024

Militaires français fusillés :quel a été l’impact des vices de procédure sur les jugements des conseils de guerre temporaires ordinaires entre août 1914 et juin 1916 ?

     Après avoir présenté plusieurs cas de vices de procédure commis par les conseils de guerre temporaires spéciaux, Prisme poursuit ses recherches en regardant ce qu’il en a été pour les conseils de guerre temporaires ordinaires. Cette qualification « d’ordinaire » a été formulée par le général Joffre dans son courrier du 9 septembre 1914. Elle s’applique aux conseils de guerre temporaires à 5 juges créés lors de la profonde réforme du code de justice militaire en 1875.

Ces conseils de guerre semblaient, a priori, mieux « armés » contre la propagation des vices de procédure. Pour la plupart, ils ont fonctionné au niveau divisionnaire. Ils disposaient d’un commissaire-rapporteur dédié assisté d’un greffier. Très souvent, l’officier qui ordonnait la mise en jugement d’un militaire était le général de division qui désignait les juges du conseil de guerre. Le commissaire-rapporteur désignait le défenseur, convoquait les juges, l’accusé et les témoins à comparaître. Cette organisation paraissait parée pour éviter les vices de procédure, évoqués dans nos précédents articles, où le commandant d’un bataillon ou d’un régiment avait ordonné la mise en jugement d’un militaire et avait présidé le conseil de guerre à l’instar du jugement cassé du soldat Lucien Bersot.

Créé lors de la profonde réforme du code de justice militaire de 1875, le commissaire-rapporteur est à la fois commissaire du gouvernement et rapporteur, c’est à dire magistrat instructeur, et le représentant du ministère public. Alphonse Champoudry l’évoque dans son ouvrage (La procédure militaire en campagne » Editions Larose – 1893 – chapitre 157 -page 98) : l’officier investi de ces fonctions délicates de juge d’instruction et de procureur de la république exceptionnels, doit procéder avec sagesse et modération. S’il représente l’intérêt de la société, il tient aussi entre ses mains la liberté et l’honneur d’un homme, quelquefois même sa vie, étant donnée l’influence que peut exercer sur l’issue de l’affaire la façon dont les faits auront été rapportés et les documents exposés au conseil. Cette fonction peut paraître assez étrange aujourd’hui mais souvenons-nous que le code de justice militaire de 1857, adapté au temps de paix, s’est avéré complètement inapplicable lors du conflit de 1870.

Au cours de la période où les conseils de révision ont été suspendus par décret ministériel du 17 août 1914 signé par le Président de la République Poincaré en application de l’article 71 & 2 du code de justice militaire, quel constat peut-on porter sur les jugements prononcés par les conseils de guerre temporaires ordinaires à l'encontre des militaires français condamnés à mort/fusillés ?

Y a-t-il eu des vices de procédure lors de ces conseils de guerre temporaires ?

Quels ont été les vices de procédure les plus fréquemment détectés ?

Combien de jugements ont été «compromis» par ces vices de procédure ?

Quels mois ont-ils été les plus impactés par ces vices de procédure ?

Comme le souligne le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit. Les conseils de révision sont pour les militaires condamnés ce qu’est dans l’ordre civil la Cour de cassation pour les individus condamnés en matière criminelle ou correctionnelle.

Selon Victor Fouchet conseiller à la Cour de cassation : les conseils de guerre sont des juridictions souveraines en ce sens que leurs décisions sont définitives et ne sont pas susceptibles d’appel devant un deuxième degré de juridiction. (Commentaire sur le code de justice militaire pour l’armée de terre – librairie Firmin Didot – 1858 – livre premier – chapitre 4 - page 39)

Pour détecter ces vices de procédure dans le cadre de cette étude statistique, Prisme a utilisé les arrêts de la Cour de cassation, les décisions des conseils de révision survenus après le 8 juin 1916, mais également les ouvrages de référence comme l’Augier/Le Poittevin, le Pradier-Fodéré/Le Faure, le Victor Foucher, le Leclerc de Foudrolles/Coupois qui apportent de précieuses informations même si le plus petit de ces ouvrages comporte 740 pages.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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A-Préambule : précision sur les attributions des conseils de révision :

L’article 73 du code de justice militaire précise que ces juridictions ne connaissent pas du fond des affaires.

Pourtant, cette phrase n’est pas tout à fait exacte. C’est ce que nous apprend la décision du conseil de révision de la IIe armée du 3 août 1917 au sujet du recours du soldat Dumont Arthur du 151e régiment d’infanterie :

Attendu que, si aux termes de l’article 73 du code de justice militaire, les conseils de révision de même que la Cour de cassation ne connaissent pas du fond des affaires, la décision des juges du conseil de guerre relativement à une question de fait ayant un caractère irréfragable, il est néanmoins indiscutable que le droit de contrôler la qualification donnée aux faits déclarés constants, rentre dans les attributions du conseil de révision, lequel a caractère pour vérifier la qualification donnée ou refusée mal à propos aux faits tels qu’ils résultent de l’instruction.

Attendu que la Cour de cassation a, par une jurisprudence constante, hautement affirmé son droit d’examiner les faits incriminés pour rechercher leur véritable rapport avec la loi, son contrôle s’exerçant sur le fait non pour en contester l’existence matérielle, mais pour en apprécier les conséquences juridiques.

Attendu qu’en l’espèce, la procédure suivie contre Dumont ne fournit pas au conseil de révision les éléments d’appréciation indispensables pour lui permettre de se prononcer en connaissance de cause sur la qualification légale du fait qui a entraîné une condamnation à la peine capitale et par suite d’exercer son contrôle dont la jurisprudence de la Cour suprême lui reconnaît solennellement le droit.

Par ces motifs, admet à l’unanimité le moyen proposé, casse et annule le jugement.

Notre propos n’est pas d’évoquer spécialement ce jugement de la 69e division cassé par le conseil de révision de la IIe armée mais de préciser les attributions de cette juridiction qui ne se limitent pas uniquement à contrôler la « forme » des jugements.

B-Présentation de certains vices de procédure : 

Les décisions des conseils de révision font apparaître toute une série de vices de procédure à commencer par celui énoncé ci-dessus, certains étant « juridiquement » plus faciles à présenter.

1- Selon les articles 108 et 156 du code de justice militaire, l’ordre de mise en jugement (l’ordre de mise en jugement en droit pénal militaire est l’équivalent de l’acte d’accusation du droit commun) ne peut se borner à une qualification vague de la poursuite (abandon de poste en présence de l’ennemi, 2 crimes), il doit au contraire préciser la nature des faits, leur date, le lieu où ils ont été commis, de manière à permettre à l’accusé de présenter utilement sa défense et au conseil de révision d’exercer son contrôle.

Cette doctrine est rappelée dans le code de justice militaire interprété par la doctrine et la jurisprudence de Leclerc de Fourolles/Coupois de 1913 (article 108 paragraphe 3 alinéa 15 page 47) : est nul l’ordre de mise en jugement qui se borne à une vague qualification de la poursuite sans préciser le crime ou le délit ni indiquer l’article de la loi qui le réprime (Décision du conseil de révision de Paris, 23 juin 1887).

Le 1er septembre 1916, le conseil de révision de la IIe armée a relevé ce vice de procédure qui figure sur l’ordre de mise en jugement. Le 28 août 1916, le conseil de guerre de la 16e division avait condamné à mort le soldat Bordier du 85e régiment d’infanterie pour abandon de poste et désertion en présence de l’ennemi en application des articles 213 et 239 du code de justice militaire. Le conseil de révision de la IIe armée ayant cassé ce jugement, le soldat Bordier a été renvoyé devant le conseil de guerre de la 5e division qui ne l’a pas recondamné à mort mais à 20 ans de détention. Incarcéré à Clairvaux, Bordier a été libéré le 31 décembre 1921 en application de la loi d’amnistie du 29 avril 1921.

2-Selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section …..Il énonce à peine de nullité….6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix .

Dans le cas du soldat Rebet, le 4 octobre 1917, le conseil de révision de la IVe armée a cassé le jugement du conseil de guerre de la 15e division. Le conseil de révision a justifié sa décision en expliquant « que ce jugement n’indique pas par quel nombre de voix la peine a été prononcée ». Ce soldat a été renvoyé devant le conseil de guerre de la 16e division pour y être jugé. Le 6 novembre 1917, ce conseil de guerre a condamné le soldat Rebet à trois ans de travaux publics, les juges ont considéré que l’abandon de poste avait eu lieu sur un territoire en état de guerre et non pas en présence de l’ennemi.

A noter que le commissaire du gouvernement près du conseil de révision a proposé d’office un autre moyen qui a été accepté par les juges. En effet, le commissaire a fait remarquer que les motifs d’abandon de poste en présence de l’ennemi et désertion à l’intérieur en temps de guerre ne pouvaient être appliqués à une action unique sous 2 qualifications différentes.

Comme on peut le constater sur la minute du jugement de ce militaire, le nombre de voix n’est pas mentionné. Cet oubli a suffi pour casser le jugement du soldat Rebet.

Ce vice de procédure apparaît sur la minute du jugement mais uniquement sur la formule n°16. La minute du jugement formule n°17 est un extrait destiné au Ministre de la Guerre. De même, la minute du jugement formule n°18 est un extrait destiné au corps, à la division. Sur ces 2 extraits, le vice de procédure décrit ci-dessus ne peut pas apparaître puisque le nombre de voix n’y est jamais mentionné.

3- Selon l’article 132 du code de justice militaire, après la fin des débats, les juges s’étant isolés, le président du conseil de guerre énonçait les questions aux juges, la 1ère question doit porter sur le fait principal et chaque circonstance aggravante devant faire ensuite l’objet d’une question séparée sous peine de tomber dans le vice de complexité. Exemple : le soldat X est-il coupable d’avoir le dix mai 1916 devant Verdun, abandonné son poste en présence de l’ennemi réunit ainsi en une seule question le fait principal « d’abandon de poste » et la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi ».


Par ces motifs, casse et annule, à l’unanimité, le jugement rendu par le conseil de guerre de la 28e division d’infanterie le 22 février 1916.

Le 3 juillet 1916, le conseil de révision de la IIe armée a donc cassé le jugement, condamnant à mort le soldat Annuel. Ledit conseil de guerre a justifié sa décision ainsi : l’article de loi violé est ainsi conçu. Article 132 du code de justice militaire – les questions sont posées par le président dans l’ordre suivant pour chacun des accusés :

1° l’accusé est-il coupable du fait qui lui est imputé ?
2° le fait a-t-il été commis avec telle ou telle circonstance aggravante ?

Appliqué à un article précis du code de justice militaire comme un abandon de poste, les commentaires d’ouvrages de référence comme l’Augier/Le Poittevin précise :

1-question principale : N …est-il coupable d’avoir le … à …. abandonné son poste qui lui avait été assigné pour l’exécution (préciser le service qui lui avait été donné) ?
2-circonstances aggravantes : 

a-l’abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
b-l’abandon de poste a-t-il eu lieu sur un territoire en état de guerre ?
c-l’abandon de poste a-t-il eu lieu sur un territoire en état de siège ?
d-N …. est-il le chef de poste qu’il a abandonné ?

En effet, sur la minute du jugement du soldat Annuel ci-dessus, la question principale et les circonstances aggravantes ont été réunies au sein d’une même question ce qui est contraire à l’article 132 du code de justice militaire.

En conclusion, à chaque fois que la question principale et la circonstance aggravante sont réunies au sein d’une même question sur la minute d’un jugement, ledit jugement a été systématiquement cassé par le conseil de révision ou aurait dû être cassé si le conseil de révision n’avait pas été suspendu du 17 août 1914 au 08 juin 1916 par décret ministériel signé du Président de la République.

Comme Prisme l’a précédemment énoncé, ce vice de procédure apparaît sur la minute du jugement mais uniquement sur la formule n°16. Comme pour le précédent vice de procédure, la minute du jugement formule n°17 est un extrait destiné au ministre de la guerre, la minute du jugement formule n°18 est un extrait destiné au corps, à la division. Sur ces 2 extraits, le vice de procédure décrit ci-dessus ne peut pas apparaître puisque la question principale et les circonstances aggravantes n’y sont jamais mentionnées.

D’une manière générale, la rédaction de ces questions ne relevait pas du pur hasard ou de l’imagination du moment du président des conseils de guerre. Plusieurs ouvrages présentaient la formulation correcte des questions à poser lors d’un jugement en conseil de guerre. On peut citer tout d’abord l’ouvrage d’Alphonse Joseph Champoudry publié en 1891 aux éditions Larose et Forcel intitulé « Formules des questions à soumettre aux juges des conseils de guerre ». On peut citer également les 2 ouvrages du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin celui de 1906 et celui de 1918 intitulés « Traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires » à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre. Dans la seconde partie de ces ouvrages, tous les motifs de condamnation sont abordés avec beaucoup de détails. Pour chaque motif de condamnation, les questions à poser par les présidents des conseils de guerre y sont mentionnées.

Cet ouvrage publié en 1918 dont la fin de la rédaction date de juillet 1917 est particulièrement intéressant. Les auteurs précisent qu’ils se sont rigoureusement abstenus de discuter de la légitimité du code justice militaire tout en indiquant que les conseils de révision ont fourni une abondante et intéressante jurisprudence sur l’interprétation des textes de code justice militaire spécialement ce qui a trait au temps de guerre.

Ces deux auteurs étaient docteurs en droit. Il faut souligner que le colonel Augier et Gustave Le Poittevin étaient membres du comité du contentieux et de la justice militaire du Ministère de la Guerre, instance chargée d’émettre un avis sur les demandes de recours en grâce formulées soit par des généraux, soit par des juges des conseils de guerre.

Comme on peut le constater sur l’extrait ci-dessous, la Cour de cassation, qui dans son arrêt du 13 juillet 1922 a acquitté le fusillé Lucien Bersot, s’est appuyé sur les textes de ces 2 juristes.

Les commissaires-rapporteurs des divisions avaient à leur disposition plusieurs ouvrages.

Comme on peut le constater ci-dessus, les ouvrages que nous avons cités tout comme le Pradier-Fodéré, étaient référencés parmi le catalogue des ouvrages mis à la disposition du conseil de guerre de la 162e division comme des autres divisions.

Le document ci-dessus, extrait de l’ouvrage du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin de 1918 page 646, illustre les questions à poser lors d’un jugement pour voies de fait envers un supérieur. L’ouvrage de ces auteurs de 1906 fournit les mêmes informations comme celui d’Alphonse Champoudry de 1891 cité d’ailleurs sur le catalogue des ouvrages à la disposition des conseils de guerre.

En résumé, la rédaction des questions à poser lors d’un jugement en conseil de guerre, était parfaitement codifiée.

C- Quantification des vices de procédure :

Avant de présenter le résultat quantitatif du relevé des vices de procédure de cette étude statistique, il est nécessaire d’énoncer quelques propos liminaires.

1-le rôle du conseil de révision était de dénoncer tous les vices de procédure contenus dans un jugement. Nous savons qu’un seul vice de procédure détecté au sein d’un jugement, cassait de facto ce jugement. Il nous a donc suffi de découvrir un seul vice de procédure au sein d’un jugement pour penser que ledit jugement aurait été légitimement cassé s’il avait été soumis au contrôle du conseil de révision aux armées.

2-Même si la minute du jugement formule n°16 existe, si nous ne pouvons pas consulter le dossier de procédure en particulier l’ordre de mise en jugement « normal » selon la formule n°10, soit l’ordre de mise en jugement direct selon la formule n° 10 quater, nous avons donc considéré que le dossier était manquant. C’est le cas du soldat Bindel jugé le 28 novembre 1914 par le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 20e division pour lequel la minute du jugement nous informe que ce militaire a été condamné à mort pour un abandon de poste par mutilation volontaire mais il n’est pas matériellement possible de savoir si l’ordre de mise en jugement a été correctement rédigé. Notre classification statistique « dossier de procédure manquant » ne s’applique que dans le cadre de notre étude. Il ne faut pas s’y méprendre, si les pièces du dossier de procédure sont manquantes, la minute du jugement formule n°16 permet d’identifier parfaitement le cas d’un fusillé.

3-Au contrario, en l’absence de la minute du jugement formule n°16 ce que l’on rencontre dans plusieurs cas, malgré un ordre de mise en jugement correctement rédigé, on ignore si la minute du jugement contient l’un ou les deux derniers vices de procédure listés ci-dessus. Statistiquement, ces deux derniers vices de procédure sont peu nombreux, nous avons donc considéré que la probabilité de ne pas prendre en compte l’un ou les deux vices de procédure est faible. De plus, dans les dossiers de procédure, on rencontre fréquemment une pièce non officielle préparatoire à la rédaction du jugement. Sur cette pièce, si les questions posées ont été correctement rédigées et si le comptage des voix a été correctement effectué, on peut y voir une confirmation, certes non absolue, de l’absence de ces deux vices de procédure.

4-cette étude identifie les militaires dont les jugements ont fait l’objet d’une révision acceptée par une juridiction comme la Cour spéciale de justice militaire mais pour lesquels nous n’avons pas à nous prononcer.

5-nous avons limité notre recherche aux trois types de vices de procédure décrits précédemment qui sont facilement décelables.

En dehors des cas de vices de procédure cités ci-dessus dans les différents articles du code de justice militaire, on peut citer quelques cas relevés par les conseils de révision ayant cassé un jugement avant de le renvoyer devant un autre conseil de guerre : 

- la citation à comparaître a été avancée de 24 heures, le défenseur n’a pas eu le temps de prendre connaissance du dossier.

- la déposition écrite d’un témoin ne porte pas la mention « lecture faite »
- la déposition d’un témoin ne porte pas la mention relative à la prestation de serment.

- les procès-verbaux d’information ont été établis de façon irrégulière par l’officier de police judiciaire.

- selon l’article 104 du code de justice, le commissaire-rapporteur peut se dispenser d’entendre les témoins qui ont déjà été entendus par un officier de police judiciaire mais son rapport est vicié s’il s’appuie sur les procès-verbaux d’information qui ne sont pas revêtus des formes légales.

- il résulte du texte de la citation qu’aucun témoin n’a été cité à la requête du ministère public et qu’à l’audience, il n’a pas été donné lecture des témoignages sous serment recueillis au cours de l’information contrairement à la règle du débat oral prescrite par les articles 315 et 317 du code d’instruction criminelle.

- un militaire ne peut valablement opérer comme officier de police judiciaire qu’en vertu d’une délégation régulière délivrée par le chef de corps.

- les témoins doivent être entendus sous la foi du serment et pas simplement sous la forme de simples renseignements. Le commissaire-rapporteur ne peut laisser figurer au dossier des dépositions n’ayant aucune valeur juridique sans les rénover en procédant lui-même à une instruction régulière.

- le rapport du commissaire-rapporteur ne peut être postérieur à l’ordre de mise en jugement.

- le rapport du commissaire-rapporteur doit mentionner le lieu où il a été fait, la date de son établissement, la signature du commissaire-rapporteur.

- le jugement de plus ample informé doit porter la signature du greffier.

- le conseil de guerre doit se réunir à l’heure et au jour mentionnés sur la convocation.

- un inculpé ne doit être jugé que pour le motif mentionné sur l’ordre de mise en jugement.

Cet échantillon des décisions des conseils de révision de la 2e armée montre que cette juridiction a été intransigeante quant au respect du droit.

Pour notre étude statistique, nous nous sommes concentrés sur les 3 vices de procédure décrits précédemment qui nous semblent les plus fréquents.

1-Année 1914 :


Au cours de l’année 1914, sur les 107 jugements en conseils de guerre temporaires ordinaires connus, nous avons dénombré :

- 10 jugements cassés par une autre juridiction comme la Cour spéciale de justice militaire.

- 17 jugements pour lesquels nous n’avons pas de dossier de procédure dans le cadre spécifique de notre étude tel que nous l’avons décrit précédemment.

- 26 jugements (soit 24 % du panel) qui ne sont pas affectés par les vices de procédure recherchés, ce qui n’exclut pas la présence d’autres vices de procédure sur les pièces éventuellement manquantes.

- 54 jugements qui présentent un, deux voire les 3 vices de procédure soit 50% des cas. Le vice de procédure n°1 (qualification vague) décrit ci-dessus prédomine dans 75% des cas. Le vice de procédure n°3 (fait principal et circonstances aggravantes) est présent dans 13 cas soit 19%. Il est toujours associé au vice de procédure n°1. Le vice de procédure n°2 (nombre de voix) est présent dans 4 cas soit 6%. Dans la moitié de ces cas, il est seul.

Dans sa séance du 19 octobre 1914, le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 29e division a jugé le soldat Chevalier Jules du 6e bataillon de chasseurs alpins. Ce soldat était accusé d’avoir abandonné son poste et d’avoir déserté en présence de l’ennemi. Dans son rapport, le commissaire-rapporteur explique que le 30 septembre 1914, la 22e compagnie de cette unité se trouvait aux avant-postes quand la chute de plusieurs obus occasionna un léger mouvement de désordre, durant lequel le soldat Chevalier disparut jusqu’au 5 octobre 1914, quand ce militaire rejoignit son unité. Chevalier expliqua qu’il a été impressionné par les cris des blessés, qu’il se jeta dans le bois, s’y perdit et erra ainsi jusqu’au 3 octobre. Reconnu coupable d’abandon de poste en présence de l’ennemi, ce militaire a été passé par les armes le 21 octobre 1914.

L’extrait ci-dessus de la minute formule n°16 du jugement de Chevalier présente le vice de procédure n°2. En effet, le nombre de voix n’est pas mentionné. Or, comme nous l’avons déjà écrit selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section …..Il énonce à peine de nullité….6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix

Le jugement du soldat Chevalier aurait été cassé si le conseil de révision temporaire de la IIIe armée n’avait pas été suspendu par décret ministériel. Ce militaire aurait alors été renvoyé devant un autre conseil de guerre pour y être rejugé. A noter que ce dossier concernait également le soldat Etcheverry dont le jugement a également été compromis par le même vice de procédure.

2- année 1915 :


Au cours de cette année 1915, sur les 219 jugements prononcés par les conseils de guerre temporaires ordinaires connus, nous avons dénombré :

-7 jugements soit 3 % ont été cassés par une juridiction comme la Cour spéciale de justice militaire.

-47 dossiers de conseils de guerre sont manquants ou considérés comme manquants dans le cadre spécifique de notre étude énoncé précédemment.

-110 jugements soit 50% du panel ne semblent pas affectés d’un vice de procédure du moins ceux recherchés.

-55 jugements sont compromis par au moins un vice de procédure. Sur cette quantité, 64% des jugements ont été compromis par le vice de procédure n°1 (qualification vague de la poursuite). Très souvent associé à cette « qualification vague », le vice de procédure n°3 (question principale et circonstances aggravantes non distinguées) apparaît dans 24% des cas dont celui du soldat Pollet évoqué ci-après. Enfin, dans 12% des cas, le vice de procédure n°2 (nombre de voix non mentionné sur la minute du jugement) a compromis également en moindre quantité les jugements en 1915. A noter que le vice de procédure n°3 (question principale et circonstances aggravantes non distinguées) est seul dans 8 jugements. De même, le vice de procédure n°2 (nombre de voix non mentionné sur la minute du jugement) est seul dans 5 jugements.

Le 1er avril 1915, le conseil de guerre du Quartier général de la IVe armée siégeant à Chalons sur Marne a condamné à mort le soldat Pollet pour un abandon de poste en présence de l’ennemi en application de l’article 213 du code de justice militaire. Nous sommes en présence d’un cas de mutilation volontaire attesté par le très controversé docteur Buy. Pour mémoire, le courrier du 9 septembre 1914 signé du Ministre de la guerre Millerand, assimile la mutilation volontaire soit à un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi, soit à un abandon de poste en présence de l’ennemi suivant le cas. Par conséquent, la mutilation volontaire était passible de la peine de mort.

Depuis le 1er septembre 1914, seul l’officier qui a ordonné la mise en jugement peut exceptionnellement adresser au Président de la République un recours en grâce pour un condamné à mort. Dans ce dossier, à notre connaissance, aucune demande de recours en grâce n’a été adressée au Président de la République.

L’ordre de mise en jugement ci-dessus a été signé par le général de Langle de Cary. Cet ordre comporte un vice de procédure. Comme l’a rappelé la décision du conseil de révision de la 2e armée du 1er septembre 1916 : l’ordre de mise en jugement ne peut se borner à une qualification vague de la poursuite (abandon de poste en présence de l’ennemi), il doit au contraire préciser la nature des faits, leur date, le lieu où ils ont été commis, de manière à permettre à l’accusé de présenter utilement sa défense et au conseil de révision d’exercer son contrôle.

Si le conseil de révision de la IVe armée n’avait pas été suspendu le 17 août 1914, ce jugement aurait été cassé et renvoyé devant un autre conseil de guerre.

La minute du jugement du soldat Pollet comporte un autre vice de procédure.

Au cours de la délibération du conseil de guerre, le président a posé cette question :

Or, selon l’article 132 du code de justice militaire, la 1ère question doit porter sur le fait principal et chaque circonstance aggravante devant faire ensuite l’objet d’une question séparée sous peine de tomber dans le vice de complexité. Exemple : le soldat X est-il coupable d’avoir le dix mai 1916 devant Verdun, abandonné son poste en présence de l’ennemi réunit ainsi en une seule question le fait principal « d’abandon de poste » et la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi ».

Sur la minute du jugement, on peut lire : Le conseil délibérant à huis clos, le président a posé la question, conformément à l’article 132 du code de justice militaire. Cette formulation est incorrecte. La question principale doit faire l’objet d’une 1ère question et les circonstances aggravantes doivent faire l’objet d’une autre question comme ci-dessous.

1-question principale : Pollet est-il coupable d’avoir le 24 février 1915 au Mesnil les Hurlus abandonné son poste qui lui avait été assigné pour l’exécution (préciser le service qui lui avait été donné) ?

2-circonstances aggravantes : l’abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?

En effet, la décision du 3 juillet 1916 du conseil de révision temporaire de la 2e armée concernant le soldat Annuel décrit ci-avant et l’énoncé des questions mentionné dans le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (édition 1918 page 278) énoncent bien que le fait principal et les circonstances aggravantes doivent faire l’objet de 2 questions séparées. Cela n’a pas été le cas pour le soldat Pollet. Si les conseils de révision n’avaient été suspendus, ces jugements auraient été cassés pour ce motif.

3- année 1916 :

Au cours de ce début d’année 1916, sur les 46 jugements prononcés par les conseils de guerre temporaires ordinaires connus, nous avons dénombré :

-9 dossiers de conseils de guerre sont manquants ou considérés comme manquants dans le cadre spécifique de notre étude énoncé précédemment.

-19 jugements soit 41% du panel ne semblent pas affectés d’un vice de procédure du moins ceux recherchés.

-18 jugements sont compromis par au moins un vice de procédure. Sur cette quantité, tous les jugements ont été compromis par le vice de procédure n°1 (qualification vague de la poursuite). Le vice de procédure n°3 (question principale et circonstances aggravantes non distinguées) et le vice de procédure n°2 (nombre de voix non mentionné sur la minute du jugement) ne sont pas présents dans ces jugements.

Le 9 avril 1916, selon le rapport du capitaine Angeletti, le soldat Mouriès de la 4e compagnie du 163e régiment d’infanterie profita d’une préparation d’artillerie allemande pour se réfugier dans un abri occupé par une autre compagnie où il passa le restant de la journée et le jour suivant. Mouriès rejoignit sa compagnie lorsque celle-ci fut relevée.

Jugé puis condamné à mort par ce conseil de guerre le 28 avril 1916 pour abandon de poste en présence de l’ennemi en application de l’article 213 & 1 du code de justice militaire, Mouriès a été fusillé le même jour.

Selon les articles 108 et 156 du code de justice militaire, l’ordre de mise en jugement (ici un ordre de mise en jugement directe selon la formule n°10 quater) ne peut se borner à une qualification vague de la poursuite (abandon de poste en présence de l’ennemi), il doit au contraire préciser la nature des faits, leur date, le lieu où ils ont été commis, de manière à permettre à l’accusé de présenter utilement sa défense et au conseil de révision d’exercer son contrôle.

Si le conseil de révision avait pu examiner ce jugement, il l’aurait cassé. Ce militaire aurait été renvoyé devant un autre conseil de guerre pour y être rejugé.

4-période du 17/08/1914 au 08/06/1916 :

Durant cette période, Prisme a relevé 372 conseils de guerre temporaires ordinaires qui se sont soldés par des exécutions à l’issue de condamnations à mort.

Ces 372 condamnations à mort suivies d’exécutions se répartissent ainsi :

- 17 jugements cassés par une juridiction comme la Cour spéciale de justice militaire.

- 73 jugements pour lesquels nous n’avons pas de dossier de procédure dans le cadre spécifique de notre étude tel que nous l’avons décrit précédemment.

- 155 jugements soit 41% du panel qui ne sont pas affectés par les vices de procédure recherchés ce qui n’exclut pas la présence d’autres vices de procédure sur des pièces manquantes de dossiers.

- 127 jugements présentent un, deux voire 3 vices de procédure soit 34% du panel. Le vice de procédure n°1 (qualification vague) décrit ci-dessus est prédominant dans 87,5% des cas. Le vice de procédure n°3 (fait principal et circonstances aggravantes) est présent dans 31 cas soit 24%. Il est généralement associé au vice de procédure n°1 sauf dans 7 cas. Le vice de procédure n°2 (nombre de voix) est présent dans 12 cas soit 9%. Dans 10 cas, ce dernier vice de procédure est seul.

Comme l’histogramme ci-dessus le montre bien, les vices de procédure ont principalement concerné les premiers mois du conflit en particulier septembre et octobre 1914. La qualification vague de la poursuite est le principal vice de procédure rencontré.

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Dans le cadre de l’actualité, Prisme pose un regard sur une décision du Conseil constitutionnel qui n’est pas sans rapport avec la question des militaires français condamnés à mort puis fusillés.

Le 28 février 2020, le Conseil constitutionnel a rendu une décision n° 2019-827 QPC concernant les conditions de recevabilité d’une demande de réhabilitation judiciaire pour les personnes condamnées à la peine de mort. Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 décembre 2019 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 2805 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). L’affaire concerne un condamné à mort exécuté en France dont le fils demande la réhabilitation de son honneur.

La décision du conseil rappelle que : toute personne condamnée à une peine criminelle, correctionnelle ou contraventionnelle peut être réhabilitée. 

La réhabilitation a pour objet de rendre à la personne ayant fait l’objet d’une condamnation tous les droits qu’elle a perdus. Elle est définie par la doctrine comme le rétablissement du condamné dans son honneur et sa probité par l’effacement de la condamnation et de toutes les déchéances et incapacités qui peuvent en résulter. […..] L’article 133-1 du CP prévoit que la réhabilitation « efface la condamnation ». Plus précisément, elle produit, en vertu de l’article 133-16 du CP, les mêmes effets que l’amnistie et « efface toutes les incapacités et déchéances qui résultent de la condamnation ». […..] La réhabilitation ne peut en principe intervenir que lorsque le condamné a exécuté entièrement la peine principale prononcée à son encontre. [….] Toutefois, la réhabilitation légale est exclue pour les peines criminelles ainsi que pour les peines correctionnelles uniques dont le quantum est supérieur à dix ans et, en présence d’une pluralité de peines, dont le quantum est supérieur à cinq ans. Ainsi, la réhabilitation ne peut jamais être automatiquement acquise pour les peines les plus lourdes. […..] La Cour de cassation a considéré que « les articles 785 et 786 du code de procédure pénale subordonnent la recevabilité de la demande en réhabilitation à des exigences de délais cumulées, qui deviennent incompatibles entre elles lorsque la demande concerne un condamné à mort dont la peine a été exécutée. En effet, l’article 785 prévoit que la demande de réhabilitation doit être présentée du vivant du condamné, ou dans l’année de son décès, alors que l’article 786 exige qu’elle soit présentée après un délai de cinq ans, pour les condamnés à une peine criminelle, ce délai partant, pour les peines autres que l’emprisonnement ou l’amende, prononcées à titre de peine principale, à compter de l’expiration de la sanction subie ». Il en résulte qu’une personne condamnée à mort dont la peine a été exécutée ne peut donc pas bénéficier d’une réhabilitation judiciaire. […..]. Le conseil constitutionnel a ajouté, en des termes inédits, que « dans ces conditions, le législateur serait donc fondé à instituer une procédure judiciaire, ouverte aux ayants droit d’une personne condamnée à la peine de mort dont la peine a été exécutée, tendant au rétablissement de son honneur à raison des gages d’amendement qu’elle a pu fournir »

D- Conclusion :

Le décret ministériel du 17 août 1914 signé par le Président Poincaré et par le ministre de la guerre Messimy, conformément à l’article 71 & 2 du code de justice militaire, « est temporairement suspendue aux armées la faculté de former un recours en révision contre les jugements des Conseils de guerre établis conformément au troisième paragraphe de l’article 33 du Code de Justice Militaire » est très important.

Ce décret ministériel ne concernait plus seulement les articles 204 à 208 (la trahison, l’espionnage et l’embauchage à l’ennemi) comme celui du 10 août 1914 mais tous les motifs de condamnation. Les conséquences pour les militaires français étaient beaucoup plus graves, ils ne pourront plus se pourvoir en révision contre un jugement prononcé.

Pour information, durant la période de suspension des conseils de révision, seulement 5 militaires français ont été jugés, condamnés à mort puis fusillés suite à des jugements des conseils de guerre temporaires pour des motifs de trahison, d’espionnage et d’embauchage à l’ennemi. Cela montre que le décret du 10 août 1914 a eu très peu d’impact sur les militaires français.

Comme le général Bach le soulignait : avant de le décrire, un phénomène historique doit être quantifié le plus finement possible afin d’en appréhender au plus près l’ampleur. Prisme continue d’appliquer ce précepte de celui qui fut la pierre angulaire de notre groupe. Evidemment, cela nécessite un long travail de recherche, d’enregistrement et de traitement.

Après avoir présenté quelques cas de militaires français jugés par les conseils de guerre temporaires spéciaux dont les jugements ont été compromis par des vices de procédure, Prisme s’est attaché à définir le périmètre des conseils de guerre temporaires ordinaires (à 5 juges) qui ont également été compromis par des vices de procédure suite à la suspension des conseils de révision. Pour mémoire, en temps de guerre, les conseils de révision aux armées se substituaient à la Cour de cassation. Comme le rappelle le code de justice militaire par la doctrine et la jurisprudence de Leclerc de Fourolles/Coupois – 1913 - article 80 page 41, le conseil de révision remplit le rôle attribué dans le droit commun à la Cour de cassation.

Pour relever les vices de procédure, Prisme s’est appuyé sur les arrêts de la Cour de cassation et sur les décisions de conseils de révision archivés dans les cotes 11 J 3204 à 3212. Pour le cas spécifique de la IVe armée, on retrouve les décisions de conseils de révision au sein des dossiers de procédure des jugements cassés.

Les vices de procédure relevés suite à des décisions des conseils de révision temporaires sont nombreux, nous en avons précédemment cités plusieurs.

Parmi les 372 conseils de guerre temporaires ordinaires dont les jugements n’ont pu être examinés par les conseils de révision aux armées du 17 août 1914 au 8 juin 1916, ces juridictions étant suspendues, nous avons concentré nos recherches sur les 3 types de vices de procédure énoncés précédemment.

Durant cette période, 127 jugements soit 34% du panel étudié comportent individuellement un, deux voire trois vices de procédure. En réalité, ce chiffre est sous-évalué car entre autres, on peut penser que les jugements dont les dossiers de procédure sont manquants, peuvent potentiellement contenir des vices de procédure.

Le nombre réel de jugements compromis est à coup sûr plus important. On comprend alors l’importance de la décision du Président Poincaré de suspendre les conseils de révision. C’est ce que le général André Bach appelait le « Poids du politique » sur le fonctionnement de la justice militaire.

Après la suspension des conseils de révision, les conseils de guerre temporaires ordinaires, juridictions créées en 1875 qui n’avaient jamais fonctionné avant le mois d’août 1914, ont été livrées à elles-mêmes sans aucune « boucle de rattrapage » susceptible de détecter les vices de procédure car si les conseils de guerre temporaires ordinaires étaient souverains des faits, seuls les conseils de révision étaient juges du droit.

Parmi les 3 vices de procédure recherchés, celui qui a été énoncé ci-avant en 1er est très largement majoritaire puisque relevé dans 73,4% des cas. Ce vice de procédure est présent sur l’ordre de mise en jugement. Ce type de vice de procédure est donc imputable à l’officier qui a ordonné la mise en jugement c’est-à-dire dans la plupart des cas le général de division et à lui seul. En effet, sous peine de nullité, cet ordre ne peut être délégué à un subordonné (La procédure militaire en campagne - Alphonse Champoudry – Librairie du recueil général des lois et des arrêts et du journal du palais – 1893 - paragraphe 118, page 81).

Les 2 autres sont minoritaires. Quand la minute du jugement formule n°16 est absente, la pièce établie localement qui recense le nombre de voix par question posée permet de voir d’une part si la question principale et les circonstances atténuantes ont bien été distinguées, et d’autre part si le nombre de voix est bien mentionné. Si c’est le cas, nous avons donc considéré que les prescriptions de l’article 140 ont bien été respectées sur la minute formule n°16 du jugement.

Pour information, parmi les 202 militaires français condamnés à mort dont les jugements ont été cassés par les conseils de révision temporaires après le 8 juin 1916, date de la réinstauration de ces juridictions du droit, Prisme a relevé dans ses bases de données 161 militaires français non recondamnés à mort soit 80% du panel ; 12 militaires ont été recondamnés à mort mais ces jugements ont été cassés une nouvelle fois soit 6%, rejugés, ils n’ont pas été condamnés à mort ; 23 militaires ont été recondamnés à mort puis graciés soit 11% et enfin 5 militaires ont été recondamnés à mort puis fusillés. Il s’agit des soldats Annuel, Autret, Le Roux, Magnouloux, Simon auxquels nous avons ajouté le soldat Denison qui s’est suicidé peu de temps avant son exécution. Ce sont donc 86% de ces militaires français qui ont échappé à la mort devant un peloton d’exécution.

Comme le général Bach l’avait montré dans un article paru en mars 2015 au sujet des graciés, les militaires français condamnés à mort ont été graciés parce que la direction du contentieux du ministère de la Guerre l’a demandé, le ministère de la Justice suivant quasi systématiquement les avis de la « Guerre » et le Président de la République paraphant les décrets de commutation de peine. Pour rappel, Prisme l’a démontré, 1008 militaires français condamnés à mort ont été graciés selon cette modalité. In fine, par le cumul de ces 2 procédures, 97% de ces militaires français dont les jugements en première instance ont été cassés, ont échappé à la mort devant un peloton d’exécution.

Cette description des conséquences des décisions des conseils de révision temporaires aux armées après leur réinstauration montre toute l’importance qu’ont eu ces juridictions. On n’ose imaginer ce qu’il se serait passé si ces conseils de révision n’avaient pas été suspendus ou si la suspension avait été de plus courte durée.

Si notre recherche avait été étendue à plus de vices de procédure, il est certain que le nombre de jugements compromis serait plus conséquent.

L’objectif de notre étude était de démontrer statistiquement l’importance des conséquences de la suspension des conseils de révision aux armées qui étaient, rappelons-le, les juges du droit.

En résumé, les conseils de guerre temporaires ordinaires, juridictions créées en 1875 à la suite de la guerre de 1870 où le code de justice militaire de 1857 s’est avéré inapplicable en temps de guerre, ont été appelés à statuer sans avoir jamais fonctionné auparavant. L’histogramme de l’impact de la suspension des conseils de révision temporaires montre que cela n’est pas sans conséquence en particulier au cours des mois de septembre et octobre 1914 où les vices de procédure sont nombreux. Pouvait-il en être autrement à partir du moment où les juges du droit (conseils de révision) étaient suspendus ? Une nouvelle fois, on se retourne vers le législateur qui a déclaré au sujet de l’article 71 & 2 permettant la suspension des conseils de révision : il est indispensable de tenir compte de certaines éventualités, dit le rapporteur de la loi de 1875, qui, à la guerre peuvent imposer impérieusement une promptitude exemplaire de rigoureuse répression ; cette considération a conduit à penser que la loi doit prévoir et permettre sous certaines conditions et dans certains cas exceptionnels, la suspension temporaire de la faculté de recours en révision. (Code de justice militaire par la doctrine et la jurisprudence de Leclerc de Fourolles/Coupois – 1913 - article 71 page 29).


Tout repose dans l’interprétation de cette dernière phrase.


Le général André Bach, principal rédacteur des articles de notre blog jusqu’à sa disparition et grand connaisseur de la question des militaires français fusillés disait : Il faut toujours travailler, encore travailler, s’écarter des discussions inutiles, faire progresser la connaissance et la partager. Prisme essaye de suivre cette maxime.

Pour André


 


dimanche 1 septembre 2024

Le soldat Serre : dernier militaire français fusillé par un conseil de guerre spécial dont le jugement est compromis par un vice de procédure

     Avec le jugement du soldat Serre, Prisme poursuit ses recherches en regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation. Comme le précise le titre II du livre II du code de justice militaire qui définit les compétences de cette entité, les conseils de révision se prononcent sur les recours formés contre les jugements des conseils de guerre établis dans leur ressort.

Le soldat Serre est le dernier soldat condamné à mort par un conseil de guerre temporaire spécial. Dans ses derniers articles, Prisme concentre ses recherches sur la période où le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire et sur les jugements des conseils de guerre temporaires spéciaux. En effet, ces juridictions d’exception étaient plus propices à engendrer des vices de procédure par l’absence de personnel dédié au bon fonctionnement de la justice militaire et par la célérité de mise en œuvre de ces juridictions. Cette recherche se polarise, pour l’instant, sur 2 types de vices de procédure qui sont factuellement faciles à déceler et ne prêtent pas à controverse.

Comme le souligne le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit. Les conseils de révision sont pour les militaires condamnés ce qu’est dans l’ordre civil la Cour de cassation pour les individus condamnés en matière criminelle ou correctionnelle.

Pour détecter ces vices de procédure, la lecture des arrêts de la Cour de cassation sont très utiles mais aussi la connaissance de l’Augier/Le Poittevin, du Pradier-Fodéré/Le Faure, du Victor Foucher, du Leclerc de Fourolles/Coupois qui apporte de précieuses informations même si le plus petit de ces ouvrages comporte 740 pages.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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Prisme avait déjà évoqué ce cas dans l’article sur l’année 1916 paru en août 2016, plus précisément au cours de la cohorte du mois de mars que nous reprenons, puisqu’il a été rédigé par le général Bach.

Le 15 mars 1916 a eu lieu le dernier conseil de Guerre spécial de la guerre, au 11e bataillon de chasseurs alpins, un mois avant sa suppression législative le 27 avril 1916.

Il a bien démontré le manque de garanties qu’il offrait. Il n’a, toutefois, pas condamné un innocent. Le chasseur Serre, après s’être enivré, a blessé à coups de couteaux deux de ses camarades, dont un caporal, dans un café du village d’Anould dans les Vosges. En soirée du 15, il est passé, en flagrant délit, en conseil de guerre spécial, constitué ainsi :

Ce document est à bien observer. Il est tout d’abord illégal. Une des rares contraintes concernant ce type de Conseil est que celui qui dépose la plainte ne peut siéger en même temps. Or, ici, le chef de corps, le chef de bataillon Pichot-Duclos, auteur de la plainte, s’arroge le rôle de président. Les autres juges sont un lieutenant et un adjudant. Le commissaire rapporteur est lui aussi un lieutenant du bataillon. Comment éventuellement s’opposer à la volonté du chef de corps dans ces circonstances ? Le commissaire rapporteur a compris le message :

Le chef de corps intervient :

Le ton est donné. Serre n’avait aucune chance.

Compte tenu de l’infraction, rien ne dit cependant que Serre n’aurait pas été condamné à mort. Mais ici, il y a parodie de justice, avec des procédures si laxistes, que le chef de corps, pourtant fraîchement arrivé du Grand Quartier Général où il avait servi depuis le début de la guerre, donc averti des textes, s’est mis, de plus, hors la loi, sans difficulté. Il est symptomatique de constater que le dernier conseil de guerre spécial a été monté par un officier jusque-là éloigné de la réalité de la pratique de la justice militaire dans les unités présentes dans la zone des armées.

Le général Bach avait entièrement raison quand il avait écrit que cet acte était illégal. En effet, le chef de bataillon Pichot-Duclos, bien connu de Prisme pour d’autres évènements, a présidé ce conseil de guerre spécial mais il a également nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même et porté la plainte. C’est formellement interdit par l’article 24 du code de justice militaire qui précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Le memento à l’usage des présidents et juges des conseils de guerre contenu dans le code de justice militaire pour l’armée de terre interprété par la doctrine et la jurisprudence par Leclerc de Fourolles et Coupois de 1913 (paragraphe 4, page 501), est plus détaillé sur ce point. Par administrateur, il faut comprendre :

-le commandant de la compagnie, de l’escadron, ou de la batterie qui a fait le rapport

-le chef de corps qui a signé la plainte ou qui a transmis celle établie par le commandant de la compagnie, de l’escadron, ou de la batterie

 -l’officier délégué par le chef de corps pour faire l’instruction

-le sous-officier qui l’a assisté en qualité de greffier

-le général qui a décerné l’ordre d’informer, son chef-d’état-major, et même l’officier d’état-major chargé du service de la justice

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Par certains aspects, ce dossier de procédure commence à ressembler à un véritable dossier de conseil de guerre, une chemise réglementaire, des pièces rédigées à partir des modèles réglementaires mais rapidement, on constate que les anciens errements présents dans d’autres conseils de guerre temporaires spéciaux déjà relatés, sont toujours en vigueur. On constate également que plusieurs pièces de cette procédure sont manquantes : le relevé des punitions, l’état signalétique et des services, le bulletin n°1 (casier judiciaire). Pourtant au sujet du casier judiciaire du soldat Serre, il a probablement été présent dans le dossier puisque le commissaire-rapporteur en fait état. Inutile de chercher les auditions de témoins et le procès-verbal d’interrogatoire de Serre puisque ce procès a été réalisé en application de l’article 156 du code de justice militaire. L’accusé a donc été traduit directement en conseil de guerre sans instruction préalable, ce qui est le cas de beaucoup de conseils de guerre temporaires et de tous les conseils de guerre temporaires spéciaux connus.


L'extrait de la pièce n° 2 du dossier ci-dessus confirme le vice de procédure déjà évoqué précédemment. C’est le chef de bataillon commandant le 11e BCA qui a ordonné la mise en jugement du soldat Serre mais il n’aurait pas dû présider le conseil de guerre.

Sur la pièce nommée « au nom du peuple français », les questions posées sont correctes et n’auraient pas pu faire l’objet d’une contestation de la part du conseil de révision si ce dernier n’avait pas été suspendu. Par contre, au verso de cette pièce, aux questions posées, la réponse a été à chaque fois, à l’unanimité, l’accusé est coupable. Un peu plus bas sur la même page, il est écrit : le conseil condamne à l’unanimité le chasseur Serre Pierre à la peine de mort. La minute du jugement « Formule n°16 » étant absente des pièces du dossier de procédure, on ignore si cette minute, dans l’hypothèse où elle a existé, a été rédigée à l’identique du verso de la pièce « au nom du peuple français ». Si cela n’a pas été le cas, nous serions en présence d’un 2e vice de procédure. En effet, selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section …..Il énonce à peine de nullité….6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix », ce qui n’est le cas sur la dite pièce.

L’extrait de l’ordre de mise en jugement direct ci-dessus présente également un autre vice de procédure. Prisme ne l’explicitera pas,  volontairement pour montrer que la compréhension du fonctionnement de la justice militaire ne peut se limiter à la seule lecture d’un dossier de procédure mais va bien au-delà.

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Rappelons que si un soldat assassine un autre soldat, ce n’est pas un cas d’insubordination, l’auteur des faits sera jugé en application de l’article 267 du code de justice militaire et donc par les lois pénales ordinaires du code pénal (article 302), mais si le même soldat assassine ou tente d’assassiner son supérieur pendant le service ou à l’occasion du service, que ce supérieur soit son caporal ou même un soldat de 1ère classe faisant fonction de caporal, il sera jugé et condamné en application de l’article 221, 222 ou 223 suivant le cas pour voies de fait envers un supérieur car c’est un cas d’insubordination sanctionné par la peine de mort.

Pour le cas qui nous intéresse, le soldat Serre, après avoir blessé d’une part la personne qui l’hébergeait puis des soldats et un caporal, venus l’arrêter, a été traduit devant le conseil de guerre temporaire spécial de son unité pour des voies de fait. Que nous disent les textes de référence sur ces faits ?

Selon le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (Edition de la société du recueil Sirey – 1918, page 637), la voie de fait est tout acte physique qui atteint la personne qui en est l’objet. L’expression « toute voie de fait » renferme, dans son acception générale, les attentats de toute nature, dont un militaire peut se rendre coupable envers son supérieur. Il n’y a ici aucune des distinctions que le code pénal fait entre l’assassinat, le meurtre, les coups et blessures ayant occasionné la mort ou une infirmité permanente ou une incapacité de travail de plus de trente jours, etc. La raison en est que, comme l’a fort exactement dit M. le procureur général Dupin, quelle que soit la qualification que la loi commune donne à la voie de fait, simple coup ou assassinat, le fait étant celui d’un militaire, c’est le crime militaire d’insubordination qui domine : le délit ou le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait.

Les notes d’audience attestent des dépositions des témoins dont celle du médecin aide-major Asperberro mentionnant des blessures par arme blanche sur plusieurs militaires dont le caporal Corneloup. Dans ces conditions, aux yeux des juges, l’article 223 du code de justice militaire tel qu’il est explicité ci-dessus par le colonel Augier et Gustave Le Poittevin ne pouvait que s’appliquer.

Au sujet des voies de fait, rappelons que sur les 65 cas relevés par Prisme, 28 cas sont des cas de « violence basique », 20 sont des tentatives d’homicides et 12 se sont soldées par un homicide. Comme le législateur l’a voulu, qu’on soit en présence de « violence basique », d’une tentative d’homicide ou d’homicide, la sanction est la même : la peine de mort car c’est le crime d’insubordination qui est sanctionné.

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Comme nous l’avons précédemment écrit, le conseil de guerre temporaire spécial qui a jugé Serre est le dernier connu. Cette condamnation n’a fait l’objet d’aucune demande de recours en grâce, qu’elle vienne du chef de bataillon Pichot-Duclos ou d’un des juges. Un mois plus tard, son jugement aurait pu être transmis au conseil de révision qui l’aurait, sans aucun doute, cassé. Mais pour autant, Serre, s’il avait été rejugé, aurait-il échappé à la peine de mort ?

Avant la parution de la loi du 27 avril 1916 qui a permis l’admission des circonstances atténuantes en temps de guerre, nous pouvons répondre que non, les juges n’ayant que deux options : l’acquittement ou la condamnation à mort. Après cette date, même si seulement 3% des militaires rejugés ont été fusillés parmi les conseils de guerre temporaires, ce cas reposant sur des voies de fait commis avec une arme blanche, on peut en douter.

Au sein des conseils de guerre temporaires ordinaires, le 1er vice de procédure décrit ci-dessus ne peut se produire. En effet, pour ce type de conseils de guerre, l’officier qui ordonne la mise en jugement est très souvent le général de division mais pour autant, d’autres vices de procédure ont-ils été commis ? Le prochain article statistique de Prisme étudie cette question durant la période où les conseils de révision ont été suspendus.

Comme le général Bach l’avait déjà écrit : cent ans après le conflit, le citoyen français a le droit de connaître dans quelles conditions les militaires français ont été condamnés à mort puis fusillés ou exécutés. Faute de clarification, pendant longtemps, mémoire et histoire ont été en décalage, reflet du sentiment profond exprimé par certains que l’on cachait une vérité. Prisme essaie de faire entrer la question des fusillés ou des exécutés sommaires dans sa réalité historique.

Pour André


 


jeudi 1 août 2024

Le jugement pour mutilation volontaire du soldat Brun compromis par des vices de procédure


     Après l’article sur le soldat Holagne, Prisme poursuit ses recherches en regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons une nouvelle fois que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation.

Prisme concentre ses recherches sur la période où le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire et sur les jugements des conseils de guerre temporaires spéciaux. Cette recherche se polarise, pour l’instant, sur 2 types de vices de procédure qui sont factuellement faciles à déceler et ne prêtent pas à controverse.

Pour détecter ces vices de procédure, la lecture des arrêts de la Cour de cassation sont très utiles mais aussi la connaissance de l’Augier/Le Poittevin, du Pradier-Fodéré/Le Faure, du Victor Foucher, du Leclerc de Fourolles/Coupois qui apporte de précieuses informations même si le plus petit de ces ouvrages comporte 740 pages.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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Le soldat Fernand Brun, sujet de ce texte, a déjà fait l’objet d’un précédent article publié en août 2014 par Eric Mansuy, membre du Prisme 14-18.

Nous recommandons de relire cet article. Ce soldat a été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi par mutilation volontaire par injection de l’essence de térébenthine.

A la suite du courrier du médecin major de 1ère classe Morand et du rapport du capitaine Franceschi commandant la 6e compagnie, le chef de bataillon Stirn a lancé la procédure visant à traduire le soldat Brun devant le conseil de guerre. Il a délégué ses pouvoirs d’officier de police judiciaire au sous-lieutenant Marcaillou qui a interrogé Brun, ce dernier reconnaissant s’être injecté de l’essence de térébenthine pour se faire porter malade. Le chef de bataillon Stirn a également nommé un commissaire-rapporteur en la personne du lieutenant Martin qui a également interrogé Brun, ce qui est assez étonnant dans la mesure où le conseil de guerre temporaire spécial a été convoqué en application de l’article 156 du code de justice militaire, donc en citation directe. Devant le lieutenant Martin, ce militaire a réitéré le fait de s’être injecté de l’essence de térébenthine pour se faire porter malade.

Le général commandant la 66e division était au courant de ces évènements puisqu’il a ordonné que Brun, une fois guéri, soit reconduit à son corps.

Le 31 janvier 1916, le chef de bataillon Stirn a désigné les juges du conseil de guerre temporaire spécial convoqué pour la circonstance. En dehors du capitaine Petitpas et du sergent Corbières, le chef de bataillon Stirn s’est désigné comme président du conseil de guerre, comme on peut le constater sur l’extrait ci-dessus.

Pour cette mutilation volontaire reconnue devant le médecin major de 1ère classe Morand qui l’avait examiné, ce militaire a été jugé par le conseil de guerre temporaire spécial du 27e BCA qui l’a condamné à mort le 1er février 1916 à Bitschwiller en Alsace. En exécution de ce jugement, le soldat Brun a été passé par les armes le jour même à 13h30.

Dans ce dossier, Prisme a détecté un 1er vice de procédure. Comme il est mentionné au bas de l’extrait du document ci-dessus, le chef de bataillon Stirn a nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même. C’est formellement interdit par l’article 24 du code de justice militaire qui précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Cette doctrine a été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 1922 concernant le cas du soldat Lucien Bersot.

Sur la pièce manuscrite n°21 intitulée « jugement » ci-dessous, Prisme a détecté un 2e vice de procédure.

En effet, selon l’article 132 du code de justice militaire, la 1ère question doit porter sur le fait principal et chaque circonstance aggravante doit faire ensuite l’objet d’une question séparée sous peine de tomber dans le vice de complexité. Exemple : « le soldat X est-il coupable d’avoir le dix mai 1916 devant Verdun, abandonné son poste en présence de l’ennemi » réunit ainsi en une seule question le fait principal « d’abandon de poste » et la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi ». Ainsi, pour ce même motif, le conseil de révision de la IIe armée a cassé le jugement prononcé par la 28e division d’infanterie le 22 juin 1916 à l’encontre du soldat Annuel. Le soldat Annuel a été renvoyé devant le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 154e division.

Sur le même document nommé « jugement », Prisme a détecté un 3e vice de procédure.

Selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section… Il énonce à peine de nullité… 6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix ». Or, sur l’extrait de la minute du jugement ci-dessus, le nombre de voix n’a pas été mentionné. Dans ce dossier, il existe bien une minute du jugement formule n°18, extrait dudit jugement à adresser à la division, à la prison, ici au corps mais ce document ne précise jamais le nombre de voix. Quelle aurait été la réaction du conseil de révision, s’il avait eu à se prononcer, devant ce fait ?

D’autres jugements ont ainsi été cassés pour ce motif comme celui du soldat Rebet par le conseil de révision de la IVe armée le 4 octobre 1917. Dans le dossier de procédure du soldat Rebet, il existe également une pièce non réglementaire établie par le greffier du conseil de guerre de la 15e division, de facture locale, listant le nombre de votes par question posée. Visiblement la minute du jugement « Formule » n°16 sur laquelle il est mentionné « à l’unanimité » pour le nombre de voix recueillies, n’ont pas satisfait les juges du conseil de révision, qui ont cassé ce jugement. A juste raison car l’avant-dernier paragraphe de l’article 156 du code de justice militaire prescrit bien que les questions sont résolues et la peine prononcée par trois voix contre deux lorsque le conseil n’est composé que de cinq juges.

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Que dire de ce jugement :

-il est intervenu au cours de la 2e période de l’exceptionnalité du recours en grâce c’est-à-dire du 17 octobre 1915 au 20 avril 1917. Les juges avaient donc parfaitement le droit de formuler un recours en grâce sans que l’officier qui a ordonné la mise en jugement d’un militaire ne puisse s’y opposer, le dossier de procédure devait alors être obligatoirement transmis au Président de la République. Ici, aucun recours en grâce n’a été formulé. Le chef de bataillon Stirn en tant que commandant de cette unité avait également ce droit mais il ne l’a pas exercé.

-inutile de chercher un pourvoi en révision, les conseils de révision étant encore suspendus à cette époque.

-plusieurs pièces du dossier de procédure sont toujours manuscrites alors que le jugement s’est tenu fin janvier 1916.

-certains acteurs de ce jugement ne maîtrisent pas encore la procédure. Ainsi, le commissaire-rapporteur parle de conseil de guerre spécial « permanent », c’est peut-être une erreur dans la rédaction du document mais c’est symptomatique car les conseils de guerre spéciaux relèvent exclusivement des conseils de guerre temporaires aux armées.

-ce dossier comporte au moins 3 vices de procédure dont un seul aurait suffi à casser ce jugement en conseil de guerre si les conseils de révision n’avaient pas été suspendus par le décret ministériel du 17 août 1914. Certes, l’instruction n°4487 du 9 septembre 1914 émanant du général en chef, prévoyait que ces jugements n’étaient pas susceptibles d’un recours en révision, mais cette restriction était d’autant plus facile à établir que le décret du 17 août 1914 avait déjà suspendu ces recours.

Il faut remarquer que le chef de bataillon Stirn avait déjà commis un vice de procédure quand 6 mois plus tôt, lors du jugement du soldat Holagne, il avait nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même.

Pour autant, si ce jugement avait été renvoyé vers une nouvelle juridiction après avoir été cassé par le conseil de révision de la VIIe armée, à quelle peine le soldat Brun aurait-il été condamné ?

A la date du jugement de ce soldat, les circonstances atténuantes pour les crimes militaires n’existaient pas en temps de guerre. Elles ont été instaurées par la loi du 27 avril 1916 dont elles sont la mesure phare.

Avant la promulgation de cette loi, sans parler du recours en grâce, les juges n’avaient que 2 choix : acquitter l’inculpé ou le condamner à mort.

Après la promulgation de la loi du 27 avril 1916, un militaire pouvait être condamné pour un abandon de poste en présence de l’ennemi mais les juges pouvaient admettre les circonstances atténuantes. Pour le soldat Brun, cela aurait pu être le cas car le commissaire-rapporteur ne fait pas mystère du passé de ce militaire quand il déclare : « le chasseur Brun fait partie de la classe 1915, il s’est montré généralement courageux et bon soldat ; il a pris part aux attaques de Metzeral et du Linge et sa conduite à Metzeral lui valut même une citation à l’ordre du bataillon. » Le casier judiciaire de ce soldat est vierge, tout comme son relevé de punition. D’ailleurs au cours de son interrogatoire quand le commissaire-rapporteur l’interroge en lui posant cette question : « vous aviez pourtant fait votre devoir pendant les neuf mois que vous avez été à la compagnie, vous êtes même titulaire de la croix de guerre, pourquoi ne pas avoir continué à faire votre devoir ? » Brun répond : « je ne sais pas pourquoi. »

On a l’impression que le commissaire-rapporteur Martin, qui a cédé sa place au cours de l’instruction, semblait peiné de devoir sanctionner ce militaire.

Malheureusement pour le soldat Brun, les faits ne sont guère contestables. Comme l’avait parfaitement expliqué le général Bach dans un autre article, l’armée française s’est retrouvée face à une « épidémie » de mutilations volontaires pour lesquelles le code de justice militaire ne prévoyait rien. L’autorité politique a alors réagi pour tenter d’endiguer ce phénomène apparu au début du conflit, en publiant un courrier le 9 septembre 1914, courrier signé à Bordeaux pour bien rappeler le contexte plus que grave de cette période. Ce texte assimilait la mutilation volontaire à un abandon de poste en présence de l’ennemi ou un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi. Dans ces 2 cas, la sanction était la peine de mort. Si certains médecins comme les docteurs Buy ou Cathoire ont émis des diagnostics erronés sur de prétendus coups de feu à bout portant ou touchant, l’injection par le soldat Brun d’essence de térébenthine, fait qu’il a d’ailleurs admis devant le médecin, devant le commissaire-rapporteur Martin et devant les juges, ne laissait guère de « marge de manœuvre » aux juges lors du jugement.

Prisme continue de présenter des jugements de conseils de guerre spéciaux au cours de la période de suspension des conseils de révision pour montrer les conséquences de cette suspension. Les juges militaires propulsés à cette fonction par une décision de l’autorité politique avaient-ils toutes les connaissances requises ? Cette question était devenue cruciale pendant la période de suspension des conseils de révision car il n’existait plus aucune juridiction en situation de détecter les erreurs de procédure commises.

Pour André