A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 13 avril 2024

Un vice de procédure au cœur du jugement du soldat Laforest


     A la suite de l’article publié sur les soldats Camier et Botté, Prisme poursuit ses recherches en regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation. Comme le précise le titre II du livre II du code de justice militaire qui définit les compétences de cette entité, les conseils de révision se prononcent sur les recours formés contre les jugements des conseils de guerre établis dans leur ressort.

Parmi les jugements des conseils de guerre spéciaux, Prisme a cherché à savoir si les règles de l’article 74 ont été respectées entre le 17 août 1914 et le 8 juin 1916. En effet, entre ces dates, le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire. En effet, de par cet article 74, un conseil de révision ne peut annuler un jugement que dans les cas suivants :

1-lorsque le conseil de guerre n'a pas été composé conformément aux dispositions dudit code
2-lorsque les règles de compétence ont été violées
3-lorsque la peine prononcée par la loi n'a pas été appliquée aux faits déclarés constants par le conseil de guerre, ou lorsqu'une peine a été prononcée en dehors des cas prévus par la loi
4-lorsqu'il y a eu violation ou omission des formes prescrites à peine de nullité
5-lorsque le conseil de guerre a omis de statuer sur une demande de l'accusé ou une réquisition du commissaire du gouvernement tendant à user d'une faculté ou d'un droit accordé par la loi

Comme le souligne le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit. Les conseils de révision sont pour les militaires condamnés ce qu’est dans l’ordre civil la Cour de cassation pour les individus condamnés en matière criminelle ou correctionnelle.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il a le risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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     Le 359e régiment d’infanterie fait partie de la 151e brigade. Le 1er engagement sérieux de cette unité a eu lieu à Cirey-sur-Vezouze à 30 km à l’est de Lunéville en Meurthe et Moselle les 16 et 17 novembre 1914. Bien défendu, ce village ne pourra pas être conquis, selon le JMO le régiment a enregistré 24 tués, 69 blessés, 35 disparus. Le 17 décembre, la 151e brigade qui fait organiquement partie de la 129e division, a été rattachée à la 66e division pour combattre en Alsace.

Le général Putz qui commande le détachement d’armée des Vosges reprend l’offensive en Haute-Alsace. Les 25, 26 et 27 décembre, la 20e Cie du 359e régiment d’infanterie se lance à l’attaque en direction d’Aspach-le-Bas et enregistre 76 tués, 122 blessés et 9 disparus selon le JMO. Les 4 et 5 janvier 1915, au cours des combats pour la cote 425, le régiment enregistre 15 tués, 74 blessés et 2 disparus selon le JMO.

Le 27 février, le 359e attaque dans le secteur du vieux moulin en direction de Sandozwiller. C’est une attaque de diversion car le même jour, d’autres unités attaquent, un peu plus au nord, l'Hartmannswillerkopf. Le 359e est au centre du dispositif de la 151e brigade devant Cernay avec le 297e régiment d’infanterie au nord et le 43e régiment d’infanterie territoriale au sud. D’après le JMO, le régiment enregistre 15 tués et 41 blessés appartenant quasiment tous à la 20e compagnie.

Depuis le début du conflit, le 359e est commandé par le Lieutenant-colonel Bühler.

Aujourd’hui 27 février 1915 à 8 heures et demi, la compagnie étant au Vieux Moulin, l’adjudant Petitcoulaud m’a rendu compte que le soldat Laforest avait quitté les tranchées de 1ère ligne où se trouvait sa section.

J’ai immédiatement procédé à une enquête dont je donne ci-dessus les résultats :
Le soldat Laforest après s’être plaint du mal de dent devant deux de ses camarades (Becker et Chaussade) a suivi les cuisiniers qui avaient apporté le café dans la tranchée. Le chef de section de Laforest (sergent Escoffier) et son chef d’escouade (caporal Proliac) étant dans un poste d’observation, l’absence de Laforest ne fut constatée qu’à 7 heures. Je fis immédiatement faire des recherches dans le cantonnement et en particulier au poste de secours où s’était passée la visite médicale, Laforest n’y fut point trouvé.

En conséquence, le soldat Laforest s’est rendu coupable de crime d’abandon de poste en présence de l’ennemi, et j’ai l’honneur de demander sa traduction devant un conseil de guerre, pour s’y entendre condamner en vertu de l’article 213 du code de justice militaire.

Le 1er mars, le capitaine Rouchon faisant fonction de chef de bataillon a approuvé cette demande.

Le Lieutenant-colonel Bühler commandant le 359e a également approuvé cette demande.

Laforest François est un soldat de la classe 1903 passé par la compagnie de discipline, qui s’est vu refuser le certificat de bonne conduite. Sa seule condamnation connue à 15 jours de prison par le tribunal de Mâcon en décembre 1919, concerne un abus de confiance. Son relevé de punitions depuis son incorporation est assez conséquent : 74 jours de consigne, 297 jours de salle de police et 205 jours de prison.

Le 1er mars 1915, comme l’article 85 du code de justice militaire l’autorise, le Lt-colonel Bühler a délégué au capitaine Rouchon la fonction d’officier de police judiciaire. Ce dernier a, le jour même, auditionné les témoins :

-le sergent Chabert

-l’adjudant Petitcoulaud

-le lieutenant Dupessey

Le capitaine Rouchon en tant qu’officier de police judiciaire a procédé à l’interrogatoire de Laforest


D- qu’aviez-vous à faire panser ?
R- une névralgie dentaire
D- pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé au médecin qui se trouvait au Vieux Moulin ?
R- mon chef de section m’avait dit qu’il n’y avait pas ce qu’il fallait pour me panser au Vieux Moulin
D- comment se fait-il que l’adjudant Petitcoulaud ait signalé votre absence s’il vous avait accordé la permission ?
R- l’adjudant m’avait donné cette permission le 26 au soir
D- pourquoi n’avez-vous pas été vous faire panser tout de suite ?
R- il m’a dit que j’irai le matin
D- croyez-vous qu’un mal de dent soit une raison suffisante pour abandonner les tranchées en présence de l’ennemi ?
R- je ne me suis pas absenté sans autorisation
D- combien de fois avez-vous pris le service aux tranchées ?
R- une fois à Aspach où j’ai eu les pieds gelés
D- pourquoi depuis plus de trois mois que nous sommes ici, n’avez-vous pris de service qu’une fois aux tranchées ?
R- j’ai pris le service d’autres fois, quatre fois à Maison rouge, une fois à côté de Mulhouse, une fois route d’Aspach
D- pourquoi n’avez-vous pas marché aussi souvent que vos camarades ?
R- parce que j’étais malade, j’avais une bronchite
D- le lieutenant commandant la compagnie ne vous a-t-il pas obligé de force ces derniers temps à suivre vos camarades se rendant aux tranchées ?
R- oui mon capitaine, je me sentais fatigué, je ne pouvais pas manger, voilà plus de huit jours que j’ai mal à l’estomac et le même soir j’ai rendu tout le long du chemin
D- avez-vous fait constater votre état par un médecin ?
R- le médecin-chef à qui je m’étais présenté le matin, m’avait mis en consultation
D- le 27 février, en arrivant à Thann, à qui vous êtes-vous présenté ?
R- je me suis présenté au caporal qui conduisait les malades et j’ai été à la visite
D- que vous a dit le docteur ?
R- il m’a dit de me représenter le lendemain quand on descendrait des tranchées
D- qu’êtes-vous devenu après la visite ?
R- je suis resté à la cuisine de la 4e section en attendant le caporal
D- pourquoi n’avez-vous pas rejoint immédiatement les tranchées ?
R- j’ai attendu le caporal qui n’a rejoint les tranchées que le soir
D- pourquoi ne l’avez-vous pas accompagné ?
R- parce que j’étais malade et lui ai dit d’en rendre compte à mon chef de section

A cet instant, la procédure se déroule « normalement » pour ce type de conseil de guerre.

Le même jour, le Lt-colonel Bühler a ordonné la convocation du conseil de guerre appelé à statuer le 2 mars à 14h30 en application de l’article 156 du code de justice militaire.

Le capitaine Fleurot commissaire-rapporteur auprès du conseil de guerre a donc cité à comparaître le soldat Laforest devant ledit conseil pour y être jugé dans la salle de la Justice de paix de Thann sur les faits d’abandon de poste en présence de l’ennemi. Les témoins assignés étaient le lieutenant Dupessey, l’adjudant Petitcoulaud et le sergent Chabert. Le défenseur désigné d’office était le sergent Pierre Millevoye de la 20e compagnie. Le sergent Royet a signifié cette citation à comparaître à Laforest détenu dans les locaux de la prison de Thann.

Par rapport à certains dossiers, celui-ci contient la plupart des pièces nécessaires comme l’extrait des condamnations et les notes d’audience ci-dessous :

Laforest est d’un mauvais exemple à la Cie. Il a manqué souvent aux tranchées. Le 22 février, j’ai dû laisser un caporal et 2 hommes, baïonnette au canon pour l’emmener à la route de Mulhouse […..] Laforest était un très mauvais esprit à la Cie que j’ai essayé de ramener, mais en vain. Il n’est venu qu’une fois aux tranchées, sans d’ailleurs savoir que nous y allions. Depuis le 20 janvier, il s’est porté malade tous les jours, au déplaisir de ses camarades qui n’aimaient pas prendre le service pour lui.

Le 2e témoin, l’adjudant Petitcoulaud : la veille, je l’avais félicité pour son service, mais je ne lui avais pas donné l’autorisation de quitter la tranchée, parce que je n’avais pas le droit de donner cette autorisation.

Le 3e témoin, le sergent Chabert : j’ai dû rendre compte au lieutenant que Laforest n’avait pas rejoint. Je l’ai cherché sur l’ordre du lieutenant de la Cie mais je ne l’ai trouvé que le lendemain matin vers 7 heures.

Le 2 mars 1915, le conseil de guerre spécial a condamné à l’unanimité des voix le soldat Laforest à la peine de mort en application de l’article 213 & 1 du code de justice militaire. Comme on peut le constater sur l’extrait du jugement ci-dessus, le Lt-colonel Bühler a présidé ce conseil de guerre.

Le 3 mars 1915 à 5h30 du matin à Thann, le soldat Laforest a été passé par les armes. Le lendemain, le général Serret commandant la 66e division signifiait par un ordre général n°144 la traduction de Laforest devant le conseil de guerre spécial du 359e régiment d’infanterie et son exécution le 3 mars 1915.

Ce jugement a eu lieu entre le 1er septembre 1914 et le 17 octobre 1915 au cours de la 1ère période de l’exceptionnalité du recours en grâce. Par conséquent, aucun juge n’avait le droit de formuler un recours en grâce, seul le Lt-colonel Bühler en tant qu’officier qui a ordonné la mise en jugement, avait ce droit mais il ne l’a pas exercé. Le condamné n’a pu également se pourvoir en révision, ce droit étant suspendu par décret ministériel depuis le 17 août 1914.

Ce jugement comporte un vice de procédure. Le Lt-colonel Bühler a présidé ce conseil de guerre spécial mais il a également nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même. C’est formellement interdit par l’article 24 du code de justice militaire qui précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Cette doctrine a été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 1922 concernant le cas du soldat Lucien Bersot.

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Le 359e régiment d’infanterie a eu 6 militaires condamnés à mort. Deux l’ont été par contumace. Lors de leurs jugements contradictoires en novembre 1919, ces 2 militaires ont été acquittés. Un, gracié par le Président de la République suivant l’avis de la direction du contentieux du Ministère de la Guerre, a vu sa peine commuée en 20 ans de prison. Il a été libéré le 31/12/1921. Les 3 derniers dont Laforest ont été jugés et fusillés en mars 1915. Le dossier de procédure de Laforest portant le numéro d’ordre n°3, on peut supposer qu’il y a eu deux autres conseils de guerre spéciaux au 359e régiment d’infanterie antérieurs à celui de ce militaire. Prisme n’ayant aucune autre condamnation connue au sein de cette unité, on peut penser que ces condamnations n’ont pas été sanctionnées par la peine de mort.

Si le conseil de révision n’avait pas été suspendu le 17 août 1914, ce jugement aurait été cassé et le soldat Laforest aurait été renvoyé devant une autre juridiction. Pour autant, quelle aurait été la sanction donnée par le nouveau conseil de guerre pour l’abandon de poste en présence de l’ennemi commis par Laforest ?

Pour l’abandon de poste en présence de l’ennemi, que dit l’article 121 du règlement sur le service en campagne : les officiers et les sous-officiers ont le devoir de s’employer avec énergie au maintien de la discipline et de retenir à leur poste, par tous les moyens, les militaires sous leurs ordres ; au besoin, ils forcent leur obéissance (En particulier, les soldats ne doivent jamais quitter leur place au combat pour porter secours à des camarades blessés, le relèvement des blessés incombe exclusivement aux brancardiers et au personnel du service de santé).

Le dossier de procédure nous apprend que Laforest était, même si cela n’a pas été souvent le cas, en 1ère ligne. Les déclarations de ce militaire lors de son interrogatoire le confirment. Laforest était à son poste, c’est à dire l’endroit où le militaire doit être présent pour l’accomplissement d’un service déterminé selon le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre du colonel Augier et de Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1918, page 268). C’est d’ailleurs cette phrase que le Ministre de la Guerre A. Millerand a utilisé dans son courrier signé le 9 septembre 1914, phrase reprise par Joffre dans son courrier du 10 août 1915.

La question est de savoir si Laforest a quitté son poste avec ou sans une autorisation de sa hiérarchie. Sur ce point, les affirmations de Laforest sont contredites par les témoins. D’après les pièces du dossier, Laforest s’est autorisé à quitter son poste.

Parmi tous les jugements cassés par les conseils de révision, peu de militaires ont été recondamnés à mort puis fusillés mais cela aurait-il été le cas pour Laforest si les conseils de guerre n’avaient pas été suspendus ?

En résumé, en mars 1915, période toujours critique sur le plan militaire, d’autres juges étant amenés à se prononcer suite à ce vice de procédure sur l’abandon de poste commis par Laforest, auraient-ils recondamné à mort ce militaire ? Dans son dossier, plusieurs éléments ne plaident pas en sa faveur : son nombre élevé de punitions, sa faible présence en 1ère ligne et surtout le fait qu’il se soit autorisé à quitter la 1ère ligne le jour de l’attaque de diversion qui a été déclenchée en même temps que l’offensive sur l'Hartmannswillerkopf voisin. Pour rappel, les circonstances atténuantes n’existent pas à la date du jugement de Laforest. L’instauration de ces circonstances atténuantes en temps de guerre a été la mesure phare de la loi du 27 avril 1916. Avant cette loi, les juges n’avaient donc que 2 possibilités : acquitter Laforest ou le condamner à mort. A la différence avec le cas du soldat Lucien Bersot où le motif de condamnation formulé était incorrect comme l’a souligné la Cour de cassation dans son arrêt du 23 juillet 1922, il semble que le motif de condamnation de Laforest corresponde bien aux faits énoncés.

Ce dossier, comme d’autres malheureusement, montre que la suspension des conseils de révision suite à la décision du pouvoir politique et à la parution du décret ministériel, a généré des vices de procédure en ce début de conflit où certains militaires devenus des décideurs de la justice militaire, n’avaient pas assimilé toutes les subtilités du code de justice militaire et les évolutions du fonctionnement de la justice militaire.

Le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, dernier alinéa de l’article 41-page 28), explique ainsi la suspension du recours en révision : le législateur de 1875 a estimé qu’il était indispensable de tenir compte de certaines éventualités qui, à la guerre, peuvent imposer impérieusement une prompte répression. Cette considération a conduit à penser que la loi doit permettre, dans certains cas exceptionnels, la suspension temporaire de la faculté du recours en révision.

Le législateur avait certes ses raisons. En 1875, la création des conseils de guerre temporaires ordinaires aux Armées avait été l’une des raisons invoquées par le législateur pour éviter un retour des cours martiales du passé. Malgré cela, les conseils de guerre temporaires spéciaux ont été créés en septembre 1914 peu après la suspension du recours en révision, et qui ne devaient se concrétiser, selon le législateur, que dans certains cas exceptionnels. Le législateur aurait-il pu imaginer la suspension du recours en révision conjuguée avec la création des conseils de guerre temporaires spéciaux, réminiscence des anciennes cours martiales ?

Comme le soulignait déjà en 2016, le général André Bach, doit-on en rester à l’autorité de la chose jugée et en rester à l’aspect juridique de la question ? Souvenons-nous que comme nous l’avons démontré dans nos études, la Justice Militaire a été un paravent à des décisions prises au niveau politique.

Pour André


 


samedi 30 mars 2024

Le jugement des soldats Botté et Camier a-t-il été entaché d’un vice de procédure ?


    Prisme poursuit ses recherches sur le fonctionnement de la justice militaire en étudiant certains dossiers, regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation. Comme le précise le titre II du livre II du code de justice militaire qui définit les compétences de cette entité, les conseils de révision se prononcent sur les recours formés contre les jugements des conseils de guerre établis dans leur ressort.

En aucun cas, Prisme ne peut établir l’innocence d’un militaire et ne peut réhabiliter judiciairement un militaire, ce rôle étant dévolu à l’autorité judiciaire.

Mais rien n’empêche Prisme de regarder si les règles de l’article 74 ont été respectées entre le 17 août 1914 et le 8 juin 1916. En effet, entre ces dates, aux Armées, le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il a le risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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    Au début du conflit, le 13e Bataillon de Chasseurs Alpins est une unité non endivisionnée, mise à la disposition du 14e Corps d’Armée (Groupement des Vosges). Après avoir combattu en Alsace, le bataillon est de retour à Mandray pour arrêter l’avance ennemie où son chef de corps, le chef de bataillon Verlet-Hanus est mortellement blessé. Le 15 septembre, cette unité est rattachée à la 66e Division d’Infanterie. Du 31 octobre au 5 novembre, le bataillon se bat dans le secteur du col de Sainte-Marie. Le 7 novembre, le 13e BCA est au repos à Corcieux. Le 28 novembre, il part pour Gérardmer pour se reformer.

A la fin de décembre, le bataillon part pour l'Alsace. Le 13 janvier, il stationne à Bitschwiller. Le 23 janvier, il reçoit d’ordre d’aller délivrer une compagnie du 28e BCA encerclée sur l’Hartmannswillerkopf. Le 27 février 1915, avec entre autres le 7e BCA, le bataillon attaque sans succès les positions allemandes, attaque renouvelée avec succès le 5 mars. Après plusieurs attaques successives menées avec d’autres unités parfois repoussées, enfin victorieuses, le sommet de l'Hartmannswillerkopf est dépassé le 26 mars. Le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier prend le commandement du bataillon le 26 janvier 1915 succédant au chef de bataillon Barrié, mortellement blessé, puis décédé le 21 janvier 1915.

Le 3 mars 1915, le lieutenant Rolland, major du cantonnement de Cornimont, remarque les allées et venues de deux jeunes gens en civil. Il charge un de ses brigadiers, agent en sûreté, de vérifier son intuition. Celui-ci trouve la retraite des 2 jeunes gens dans le café-boulangerie « Le Gollet » à Cornimont, dans les Vosges. Rapidement, le brigadier devine qu’il se trouvait en présence de déserteurs qu’il fait arrêter. Dans cet établissement, le soldat Botté se transformait occasionnellement en serveur dans la salle à manger muni d’un pantalon prêté par la patronne du café et d’un tablier. Interrogés, les 2 soldats reconnurent appartenir à la 1ère compagnie du 7e bataillon de chasseurs et être déserteurs depuis plus d’une quinzaine de jours. Le 7 mars, ces 2 soldats étaient condamnés à 20 ans de détention par le Conseil de guerre spécial du 7e bataillon de chasseurs en application de l’article 239 du code de justice militaire.

Le général Serret ayant suspendu leurs peines, ces 2 soldats étaient transférés au 13e Bataillon de chasseurs alpins.

Cette procédure est prévue par l’article 150 du code de justice militaire et rappelée par le ministre de la Guerre dans son courrier du 20 septembre 1914 : le commandement ne doit pas hésiter dans tous les cas où, après examen, il le reconnaîtra justifié, d’user des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 150 du code de justice militaire, et à suspendre l’exécution du jugement. Selon le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre du colonel Augier et de Monsieur Le Poittevin (page 261), tous les deux docteurs en droit : aux armées, l’ordre de mise en jugement est donné par l’officier qui a ordonné l’information (article 155), c’est à cet officier qu’il appartient également de suspendre l’exécution du jugement. Cette pratique est très répandue, elle est même statistiquement quantifiée sur les tableaux statistiques annuels de l’administration de la justice militaire car demandée par une note aux armées du 30 décembre 1916.

Ne nous leurrons pas, cette suspension a un but bien précis qui est explicité dans le courrier du 20 septembre 1914 : mon attention a été appelée sur le fait que, trop fréquemment à l’heure actuelle, des militaires commettent des délits et même des crimes dans le but unique d’être incarcérés et éloignés ainsi des champs de bataille et des dangers de la guerre. Il me parait indispensable de prendre toutes les mesures propres à mettre un terme à des actes qui constituent un grave manquement au devoir militaire et privent l’armée du concours d’un certain nombre de soldats.

Cette suspension de peine avait un objectif très clair : renvoyer au combat les militaires condamnés.

Comme le soulignait le général André Bach, « on touche là un des paradoxes de cette justice [militaire] qui, en punissant les crimes militaires, aboutissait à éviter à certains de leurs auteurs le danger suprême qui guettait quotidiennement tous les autres combattants ».


Le 11 mars, trois heures après leur arrivée et leur rééquipement au train de combat à Bitschwiller en provenance de la prison du Quartier Général de la 66e division à Wesserling, ces 2 soldats étaient partis à Ventron à environ 28 km, chercher du linge pour pouvoir, selon eux, se changer. Le 12 mars, les soldats Botté et Camier étaient amenés au poste de gendarmerie de Kruth par un brigadier des douanes qui les avait arrêtés la veille vers 23h30 au col d’Oderen. Ces soldats ne portaient pas d’écusson et étaient en situation irrégulière. Quand le lieutenant de gendarmerie Marty, officier de police judiciaire demanda à un des inculpés pourquoi il n’avait pas demandé d’autorisation d’absence, la réponse fut : parce qu’on me l’aurait refusée.
 
Sur les bordereaux listant les 21 pièces de chacun des dossiers de ces soldats, on ne voit pas de référence à un rapport établi par un officier de cette unité demandant une comparution devant un conseil de guerre, c’est d’ailleurs ce qu’a constaté le mémorandum de la Cour d’Appel de Grenoble sollicitée par la mère du soldat Botté dans le cadre d’un recours en révision. La mise en accusation de ces deux militaires repose donc sur les procès-verbaux d’interrogatoires établis le 13 mars par le lieutenant de gendarmerie de la prévôté de la 66e division en cantonnement à Wesserling.
 
En dépit d’un relevé de punitions assez fourni, Camier semble avoir un casier judiciaire vierge. Pour Botté, c’est le contraire puisqu’il a été condamné à 3 mois de prison en décembre 1914 par le tribunal de Marseille pour usurpation d’état civil puis en janvier 1915 à 5 ans de travaux publics par le conseil de guerre de la 15e région militaire pour désertion à l’étranger. Cet état ne tient toutefois pas compte de la condamnation prononcée le 7 mars 1915 à 20 ans de détention pour désertion en présence de l’ennemi.
 
Le 14 mars 1915, le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier commandant le 13e bataillon de chasseurs convoqua le conseil de guerre spécial pour le lendemain à 8h30 au camp Barrié à 1 km au sud de Silberloch.
 
Botté et Camier étaient inculpés d’abandon de poste en présence de l’ennemi, le défenseur désigné était le médecin auxiliaire Roustan.


Le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier désigna également un commissaire-rapporteur et un greffier chargé de la convocation des témoins et d’aviser les accusés.

Dans les notes d’audience, on remarque ces indications :

Dans leurs dépositions, les soldats ont déclaré qu’ils voulaient aller à Ventron pour récupérer du linge qu’ils y avaient laissé mais le commandant Hellé, commandant le 7e BCA, cité comme témoin par le président, va décrédibiliser leurs alibis.

Le Conseil de Guerre spécial du 13e BCA a conclu à la culpabilité de ces 2 soldats et les a condamnés à la peine de mort en application de l’article 213 & 1 du code de justice militaire.

Le docteur Roustan, défenseur de ces 2 soldats, autorisé par le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier, demanda au général Serret commandant la 66e division la suspension de la peine mais celui-ci qui avait déjà suspendu la peine de ces 2 militaires quelques jours plus tôt, la refusa. Le jour même, à 16h10, après la lecture du jugement, ces 2 soldats étaient passés par les armes.

En application de l’article 20 de la loi du 29 avril 1921, la Cour d’appel de Grenoble a été saisie par la mère du soldat Botté dans la perspective d’un recours en révision mais au vu des pièces du dossier et sans nouvel élément pouvant changer l’appréciation de celui-ci, la Cour a rejeté cette requête le 8 septembre 1922.

Un vice de procédure apparaît à la lecture du jugement ci-dessus : le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier, commandant le 13e bataillon de chasseurs, a ordonné la convocation du conseil de guerre spécial et a présidé ce conseil de guerre comme on peut le voir sur les documents ci-dessus.

Or l’alinéa 4 de l’article 24 du code de justice militaire précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend exactement la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Il faut remarquer que le conseil de guerre spécial du 7e BCA qui a jugé le 7 mars 1915 ces 2 militaires présentait le même vice de procédure.

Concernant le motif de condamnation à mort de ces militaires, ici, un abandon de poste en présence de l’ennemi, le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre du colonel Augier et de Monsieur Le Poittevin l’explique de la manière suivante aux pages 267 à 276 (librairie de la société du recueil Sirey 1918).

Aux termes de l’article 213 du code de justice militaire, les éléments constitutifs de cette infraction sont au nombre de trois. Il faut :

1-que l’inculpé soit un militaire

2-qu’un poste lui ait été assigné, c’est-à-dire qu’il ait été placé à un endroit où il devait rester présent pour l’exécution d’un service déterminé

3-qu’il ait abandonné son poste

[…]

Le mot poste signifie, sans aucun doute, l’endroit où le militaire doit être présent pour l’accomplissement d’un service déterminé, et n’a nullement le sens restreint de poste de garde qu’on a voulu lui donner sous prétexte que le paragraphe final de l’article 213 parle du chef de poste et qu’il ne saurait y avoir de chef de poste que dans un poste de garde.

Cette notion de « poste » a été précisée dans le courrier signé le 9 septembre 1914 à Bordeaux par le Ministre de la Guerre A. Millerand (source SHD 7 N 170). Le mot « poste », de l’avis de tous les commentateurs, doit être pris dans le sens le plus étendu ; il signifie, sans aucun doute : « l’endroit où le militaire doit être présent pour l’accomplissement de son devoir et de son service ».

Cette phrase a également été reprise par le général en chef dans son courrier du 10 août 1915 :

Selon le colonel Augier et Monsieur Le Poittevin, il résulte de cette définition qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait abandon de poste, que le militaire qui s’en rend coupable soit chargé d’une mission déterminée, qu’il soit de garde ou de faction, ou qu’il se trouve dans une tranchée. Il suffit qu’il soit au cantonnement. Durant le conflit, plusieurs décisions des conseils de révision ont suivi cette doctrine.

Il faut souligner que le colonel Augier et Monsieur Le Poittevin étaient membres du comité du contentieux et de la justice militaire du Ministère de la Guerre, instance chargée d’émettre un avis sur les demandes de recours en grâce formulées soit par des généraux, soit par des juges des conseils de guerre. Comme l’avait écrit le général Bach dans un précédent article, les avis de la direction du contentieux du Ministère de la Guerre étaient quasiment systématiquement suivis par la direction des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la Justice avant d’être entérinés par le Président de la République.

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Dans cette affaire, c’est le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier qui a signé le document désignant les juges dont lui-même, le commissaire-rapporteur et le greffier. Le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier n’avait pas le droit de convoquer le conseil de guerre et de présider ce conseil de guerre, c’est interdit par l’article 24 du code de justice militaire.

A la décharge des juges, l’alinéa 4 de cet article 24 du code de justice militaire de base, s’il a précédemment connu l’affaire comme administrateur ou comme membre d’un tribunal militaire, mériterait d’être plus explicité. Mais pour cela, il faut se référer aux commentaires du code de justice militaire comme celui du capitaine Vexiau, celui du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher, celui de Leclerc de Fourolles et Coupois.

Nous sommes en présence d’un vice de procédure que le conseil de révision aurait cassé, s’il n’avait pas été suspendu le 17 août 1914. Les juges des conseils de révision étaient très stricts sur le respect du droit.

Ce vice de procédure commis par le chef de bataillon de Ripert d’Alauzier n’a pas été relevé par la Cour d’appel de Grenoble en 1922. On peut penser que la Cour d’appel de Grenoble n’a pas vu ce vice de procédure mais on peut également penser que la Cour a estimé que même renvoyé devant une autre juridiction en 1915, la peine donnée aurait été probablement la même. N’ayant pas d’éléments nouveaux, la Cour a entériné la décision du conseil de guerre spécial.

Dans ce dossier, on relève un second vice de procédure :

En effet, sur l’extrait de la minute du jugement « formule n°16 bis » ci-dessus, on lit : déclare Botté condamné à la peine de mort. Or, selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section …..Il énonce à  peine de nullité….6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix, ce qui n'est pas le cas dans ce jugement.

En dehors du fait que la période où ces 2 militaires ont été jugés, est caractérisée par un recours en grâce qui devait rester exceptionnel et par l’absence du recours en révision, le docteur Roustan avait peu de chance d’obtenir un sursis pour ces 2 soldats dont le général Serret, une semaine plus tôt dans une autre affaire, avait suspendu la peine de 20 ans de détention. Contrairement au dossier des 4 caporaux de Souain, en tout cas, nous ne sommes pas dans le cas de condamnés pris au hasard. En l’espèce, au cours de la même période, que le conseil de guerre temporaire ait été ordinaire ou spécial, la peine donnée aurait été probablement identique.

Ces vices de procédure qui ne sont ni les premiers, ni les derniers détectés par Prisme pour ce type de juridiction, montrent que l’absence d’un personnel attitré ou insuffisamment formé, a été préjudiciable au bon fonctionnement de la justice militaire surtout en l’absence des conseils de révision, institutions juges du droit.

Le général André Bach, principal rédacteur des articles de notre blog jusqu’à sa disparition, disait : Il faut toujours travailler, encore travailler, s’écarter des discussions inutiles, faire progresser la connaissance et la partager. Prisme essaye de suivre cette maxime.

 

Pour André