A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

dimanche 7 décembre 2025

Quelle quantité d’archives judiciaires militaires a disparu ?

« L’absence d’archives nécessite de réhabiliter en masse ». Cette assertion digne d’un jugement de valeur que l’on peut lire dans le compte rendu des débats du 2 février 2023 au Sénat relatif à la proposition de loi concernant la réhabilitation des militaires français fusillés en 14/18 est-elle pertinente ?

De grossières erreurs historiques apparaissant dans le rapport du Sénat, il est donc utile de s’interroger sur cette assertion.

Un lieu commun concernant les fusillés circule, à savoir qu’il manquerait de 20 à 25% des dossiers de militaires français fusillés, reflète-t-il la réalité ?

Pour bien appréhender cette question des archives manquantes concernant les militaires français fusillés, il est nécessaire de s’appuyer sur les différentes sources existantes.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il a le risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d'images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

1-Rappel des principes directeurs :

Comme le général André BACH, grand spécialiste de la question, l’avait rappelé lors du colloque de Vic-sur-Aisne en 2012, il faut bien distinguer parmi les catégories de militaires français tués par des balles françaises (homicide involontaire exclu) :

A- Les individus qui ont été condamnés à mort par un conseil de guerre puis sont passés devant un peloton d’exécution qu’on nomme des fusillés conformément au décret du 25/10/1874 et à l’article 187 du code de justice militaire.

B-ceux tués en application plus ou moins « correcte » de l’article 121 du règlement sur le service en campagne qu’on nomme des exécutés sommaires.

C-ceux tués, par exemple, par des sentinelles ou par les forces de l’ordre qu’on nomme des abattus.

Trop souvent, les militaires français fusillés de la zone des Armées, dans la zone de l’intérieur, les exécutés sommaires, les abattus, les fusillés en Afrique sub-saharienne sont amalgamés alors que les conditions des jugements, quand elles existent, sont très différentes.

Cette distinction est éminemment préférable. Par exemple, elle évite :

- de chercher des dossiers de procédure qui n’ont jamais existé pour les exécutés sommaires ou les abattus.

- « d’accroître » abusivement la liste des militaires français fusillés d’au moins une centaine de militaires sommairement exécutés ou abattus.

Cette distinction permet de connaître immédiatement les conditions de fin de vie des militaires français tués par des balles françaises hors homicide involontaire.

Cette distinction est importante car une partie des militaires français qui apparaissent sur les fiches de Non Mort pour la France avec la mention « fusillé » ou « passé par les armées » ou sur les journaux de marche et opérations sont des exécutés sommaires ou des abattus. A la lecture de ces fiches ou de ces journaux, la 1ère question qu’un chercheur doit se poser : est-on en présence d’un militaire fusillé, d’un militaire sommairement exécuté ou d’un militaire abattu ?

Ainsi, à titre d’exemple, le cas du soldat Herda du 74e régiment d’infanterie est symbolique. La fiche de Non-Mort pour la France de ce soldat porte la mention « fusillé pour trahison » le 28 septembre 1914. Qu’en est-il ? Le courrier référencé n° 5753 du 14 mai 1915 du Grand Quartier Général précise : « le tableau statistique de chaque conseil de guerre aux armées comprendra tant ses propres jugements que ceux rendus par les conseils de guerre spéciaux des corps ou services sur lesquels il a actuellement juridiction".

Les militaires fusillés par les conseils de guerre spéciaux doivent donc apparaître nominativement sur les tableaux statistiques de l’administration de la justice militaire ce qui est le cas pour les fusillés Garcault et Chochoi condamnés à mort par le conseil de guerre spécial du 1er régiment de marche Zouave/tirailleur unité dépendant de la 38e division d’infanterie.

Le soldat Herda, lui, n’apparaît pas sur le tableau statistique de l’administration de la justice militaire de l’année 1914 de la 5e division d’infanterie. Ce militaire a été donc sommairement exécuté sur ordre de la hiérarchie fortement inspiré par le courrier de Joffre du 9 septembre 1914, période où la situation militaire était très compromise. Pour information, le 28 septembre 1914, dans un texte sourcé en 25 N 52, le lieutenant-colonel commandant le 74e R.I indique : le nommé Herda Jacques, convaincu de trahison en présence de l’ennemi sera passé par les armes. Le commandant de la 1ère Cie profitera d’une période d’accalmie pour réunir, soit la section à laquelle appartient Herda, soit toute la compagnie, fera connaître à tous le crime commis et procédera immédiatement à l’exécution.

Ultérieurement, on trouve bien d’autres cas d’exécutés sommaires ou d’abattus. Prisme a rédigé un article sur le cas du soldat Robert qui n’est jamais passé devant un conseil de guerre. 

Les exécutés sommaires et les abattus n’ayant jamais été jugés par un conseil de guerre, ils ne possèdent pas de dossier de procédure. Ils n’apparaissent pas sur les minutiers, ni sur les registres des jugements, ni sur l’enregistrement des bulletins n°1, ni sur les tableaux statistiques de l’administration de la justice militaire.

La période de l’instauration des conseils de guerre spéciaux a été propice à cette confusion entre les exécutés sommaires et les militaires français fusillés par les conseils de guerre temporaires spéciaux du fait de la faible documentation et de la mise en œuvre précipitée de ce type de conseils de guerre.

In fine, les exécutés sommaires et les abattus, étant par essence, dépourvus d’archives judiciaires (dossiers de procédure) puisqu’ils ne sont jamais passés devant un conseil de guerre et très souvent d’archives tout court, on ne peut pas déclarer que ces archives judiciaires ont disparu et user de cet argument pour demander une réhabilitation pour ces deux catégories de militaires surtout que la loi du 9 août 1924 a statué sur le cas de ces militaires.

Il est donc impératif de bien distinguer les exécutés sommaires et les abattus des militaires fusillés pour identifier correctement la quantité d’archives judiciaires qui ont disparu.

 

2- La composition des archives judiciaires militaires :

2-1- Les conseils de guerre temporaires ordinaires :

Pour ces juridictions, on peut trouver :

-des registres des plaintes

-des registres des jugements (dans certains cas, les 2 types de registres sont réunis)

-des minutiers

-des dossiers de procédure

-des dossiers de non-lieu

-les dossiers des conseils de révision.

En plus de ces documents, il existe d’autres documents particulièrement intéressants comme les registres de correspondance, les registres des extraits de rapport, les registres de pièces à conviction, les registres d’enregistrement des bulletins B1 (casiers judiciaires), les tableaux statistiques de l’administration de la justice militaire, les cahiers de proposition de recours en grâce, etc…

Le registre de correspondance de la 76e division d’infanterie fournit un parfait exemple des informations disponibles dans ces documents annexes. En effet, ledit registre fait apparaître au 8 octobre 1914 un courrier du commissaire-rapporteur adressé au commandant du 5e régiment d’infanterie colonial au sujet du soldat Génillier qui devait être traduit devant le conseil de guerre pour abandon de poste, lui demandant ce qu’il était advenu de ce soldat.

Le 17 octobre, le même commissaire-rapporteur adressait plusieurs dossiers au général commandant la 76e division d’infanterie dont celui de Génillier comme on peut le constater ci-dessus. L’action publique s’éteint au décès de l’accusé. Comme la fiche de matricule de ce soldat le précise, Génillier été abattu par une sentinelle lors d’une tentative d’évasion. Ce soldat n’est donc jamais passé devant le conseil de guerre, ni devant le peloton d’exécution. Il est inutile de chercher son dossier de procédure, il n’existe pas d’où la nécessité de bien identifier les fusillés et de ne pas agglomérer les abattus et les exécutés sommaires avec les militaires fusillés qui, eux, sont passés devant un conseil de guerre.

2-2- Les conseils de guerre temporaires spéciaux :

Ce type de conseil de guerre n’apparaît pas sur le code de justice militaire de 1875. Après la parution du décret du 6 septembre 1914, il a fallu attendre le 11 septembre au soir pour que le Grand Quartier général diffuse les conditions de fonctionnement de cette nouvelle juridiction. Les conseils de guerre temporaires spéciaux ont généralement fonctionné au niveau du régiment ou du bataillon sans personnel dédié. De cette création improvisée, il ressort qu’en dehors des dossiers de procédure, les autres documents n’existent pas ou existent sous une forme très locale, une minute de jugement d’un conseil de guerre spécial de division apparaissant parfois dans un minutier des jugements de la division, une liste des condamnés d’un conseil de guerre spécial figurant dans un petit registre. In fine, des minutes de ces jugements ou des listes de condamnés apparaissent quelquefois ici et là sans un véritable ordonnancement.

2-3- Les conseils de guerre permanents :

Ces conseils de guerre possèdent les mêmes minutiers et les mêmes dossiers de procédure que les conseils de guerre temporaires ordinaires avec moins de documents annexes.

2-4- Les sources annexes :

En dehors de toutes ces archives, il faut ajouter les dossiers de recours en grâce du ministère de la Justice qui fournissent beaucoup d’informations (nom, âge, profession, statut social, synthèse des cas, avis des différentes autorités militaires dont parfois celle du général en chef, avis des Ministres de la Guerre et de la Justice). Dans un certain nombre de cas, ces dossiers de recours en grâce sont les seuls documents attestant d’une condamnation à mort.

Il existe également d’autres sources comme les arrêts de la Cour spéciale de justice militaire qui fournissent beaucoup d’informations.

In fine, si les dossiers de procédure sont importants pour la compréhension des événements, il existe d’autres sources qui peuvent fournir beaucoup d’informations.

3-Les bases statistiques des dossiers de fusillés 1914/1918.

Sur les 666 militaires français fusillés aux armées, 133 sont dépourvus de dossiers de procédure. Les 27 militaires français fusillés à l’intérieur ont tous un dossier de procédure. Sur les 693 militaires français fusillés aux armées et à l’intérieur, 133 n’ont pas de dossiers soit 19%.

Sur les 133 militaires français fusillés aux armées et à l’intérieur sans dossier de procédure, 41 possèdent des minutes des jugements qui nous éclairent sur les évènements qui ont conduit ces militaires devant un conseil de guerre. En effet, les minutes des jugements rédigées sur la formule 16bis fournissent un condensé des informations contenues dans les dossiers de procédure. En dehors de l’état civil du militaire jugé, on peut connaître le nom des juges, du commissaire-rapporteur, le nombre et le motif des condamnations antérieures, le nom du défenseur, les questions posées aux juges qui explicitent les faits, le ou les motifs de condamnation retenus. Ces minutes de jugement confortent les présomptions de départ, en l'absence de données plus précises. Par ailleurs, un certain nombre de dossiers de conseils de guerre comportent peu de pièces de forme et de procédure en concordance avec les textes du législateur qui a écrit lors de la création des conseils de guerre temporaires en 1875 : « L’instruction pourra être aussi sommaire qu’on le jugera convenable et les formalités ordinaires ne seront remplies que si on a le temps de les appliquer. »

Huit militaires possèdent soit un dossier de la Cour spéciale de justice militaire, soit un dossier de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, par exemple, qui permettent d’avoir une bonne connaissance de chacune de ces affaires.

Il reste donc 84 cas de militaires français fusillés soit 12,6% pour lesquels les différentes archives sont manquantes.

Parmi ces 84 cas, les autres sources annexes permettent de connaître les motifs de condamnation de 74 militaires. Actuellement, nous n’avons pas pu identifier les motifs de condamnation de 10 militaires français fusillés.

Ces chiffres ne prennent pas en compte les fusillés en Extrême Orient et en zone subsaharienne, ces jugements n’ayant pas de rapport avec le conflit 14/18.

On pourrait croire qu’en absence de dossiers de procédure, la recherche s’arrête là. Il n’en est rien.

Avec le soldat Pierre Mestre, le général Bach a montré que l’absence d’archives judiciaires militaires au Service Historique de la Défense n’empêche nullement de reconstituer l’histoire d’un militaire français fusillé. 

Illustration des sources annexes :

Le cas du soldat Valnet illustre nos propos sur les sources annexes. Ce soldat a été jugé par le conseil de guerre de la 154e division d’infanterie dont la quasi-totalité des archives judiciaires ont disparu à la seule exception du dossier du soldat Annuel. Heureusement, la synthèse de la direction des affaires criminelles et des grâces nous rapporte les informations suivantes :

Valnet, 22 ans, célibataire, manœuvre - déjà condamné. Abandon de poste en présence de l’ennemi. Mort. Sans recours en révision.
A manqué à son poste le 2 août au moment où sa compagnie se rendait en courant, prendre position. A allégué qu’il s’était perdu et était resté dans un trou d’obus. En essayant de retrouver sa compagnie, il aurait reçu un éclat d’obus qui l’aurait contraint à aller se faire soigner. Un major [médecin] constata qu’il portait à la main les traces d’une chute et après l’avoir pansé, lui prescrit de rejoindre. Mais il n’en fit rien et le 5 août, un major l’ayant encore rencontré en arrière, lui ordonna de rejoindre. Valnet n’obtempéra que le lendemain matin. Il reconnaît les faits et dans son recours en grâce exprime de vifs regrets de sa défaillance. Son casier mentionne 4 condamnations dont une tentative de vol, une autre pour voies de fait envers un supérieur.

Il fait l’objet d’un recours en grâce, revêtu d’une seule signature d’un des juges militaires.

Toutes les autorités hiérarchiques se montrent défavorables. Sans doute, ainsi que l’allègue le condamné, il a bien fait un aspirant allemand prisonnier mais le colonel déclare que cette occasion, Valnet a fait preuve seulement de sang-froid, ce qui sans sa mauvaise conduite habituelle, lui aurait valu une permission.

La « Guerre » n’a pas l’intention d’entraver le cours de la justice. 12/10/16

A la suite de ces paragraphes, deux autres intervenants du ministère de la Justice ont rajouté : proposition d’adhérer et aucune objection.

Depuis le 17 octobre 1915, l’officier qui a ordonné la mise en jugement d’un militaire, a l’obligation de faire suivre le dossier de procédure d’un condamné à mort si un juge a formé un recours en grâce à destination du Président de la République, ce qui le cas pour Valnet.

La « Guerre » a demandé que la justice suive son cours, la « Justice » a suivi cet avis, le Président de la République a, par le courrier ci-dessus, validé ces choix.

La fiche de matricule de ce soldat est une fiche reconstituée, hormis son état civil, sa taille et son degré d’instruction, cette fiche n’apporte aucune information sur les motifs qui ont conduit Valnet devant le conseil de guerre. La fiche de Non-Mort pour la France, visible sur Mémoire des Hommes nous apprend qu’il a été fusillé à Mailly le 24 octobre 1916.

La synthèse de la « Justice » est donc une source précieuse. Elle permet de savoir que Valnet a été condamné plusieurs fois, que le motif de condamnation est l’abandon de poste en présence de l’ennemi (article 213 alinéa 1 donc la mort), que Valnet n’a pas formulé de recours en révision. Le rédacteur de la synthèse relate les circonstances qui ont conduit Valnet devant le conseil de guerre, l’avis des autorités militaires, l’intention de la « Guerre », les avis de la « Justice ».

Bien sûr, il manque quelques indications comme le nombre de voix pour ou contre la condamnation à mort, le mode de convocation du conseil de guerre en application ou non de l’article 156 du code de justice militaire et dans une moindre mesure les auditions des témoins car la synthèse mentionne les propos du médecin-major qui a forcément été entendu soit par le commissaire-rapporteur, soit lors du jugement suivant le mode de convocation du conseil de guerre.

In fine, la synthèse de la direction des affaires criminelles apporte l’essentiel des informations sur ce dossier et supplée l’absence du dossier de procédure.

Les sous séries 19, 22 et 24 N consultables au Service Historique de la Défense comportent nombre d’informations.

C’est le cas pour ce militaire condamné à mort par le conseil de guerre de la 154e division d’infanterie dont nous avons déjà expliqué qu’elles avaient disparu.

La presse régionale est également une source intéressante qui permet de connaître les faits reprochés à certains militaires.

Les archives judiciaires militaires concernant ce militaire de la 8e Section de Commis et d’Ouvriers militaires d’Administration (SCOA) auteur de ces faits ont disparu.

Les lieux ont été masqués pour préserver l’anonymat de la jeune fille de 13 ans assassinée en 1915 par un soldat qui a été jugé pour ces faits, condamné puis fusillé. En tant que militaire, il a été fusillé ; s’il avait été jugé par une juridiction civile, il aurait été très probablement guillotiné comme cela a été le cas pour les soldats Paudière et Flaguais.

D’autres sources fournissent des informations sur les fusillés dont les archives judiciaires ont disparu. C’est le cas du soldat Lamide fusillé pour le meurtre commis sur monsieur Hupp.


C’est également le cas du soldat Célestin Petit condamné à mort pour l’assassinat perpétré sur l’enfant Julien Lutringer et la tentative d’assassinat sur sa mère.

Ce militaire a été fusillé le 1er septembre 1915. Pour ces cas condamnés par le conseil de guerre temporaire de la 66e division d’infanterie dont les archives ont disparu comme pour des cas similaires, est-il bien impératif de posséder les dossiers de procédure ?

Les dossiers de la Cour spéciale de Justice militaire sont également de précieux documents fournissant beaucoup d’informations sur les circonstances qui ont conduit des militaires français devant un conseil de guerre. C’est le cas du soldat Inclair qui a été acquitté par la Cour spéciale de Justice militaire, la demande de révision à son encontre ayant été acceptée sur la forme et sur le fond.

On le constate, les différentes sources à la disposition des chercheurs permettent de réduire le nombre de cas de militaires français condamnés puis fusillés dont les dossiers de procédure ont disparu.

4-Synthèse :

Indubitablement, les travaux du général Bach l’ont bien montré, les condamnations à mort d’une division à une autre, sont très variables. La 45e division a eu 19 fusillés alors que la 1ère division n’a fusillé que deux militaires français. Il ne faut donc pas confondre les archives judiciaires disparues de certaines divisions avec le taux de condamnation à mort de ces divisions.

Par exemple, la 14e division d’infanterie ne compte que 2 militaires français fusillés ; la 41e, quatorze ; la 47e, huit ; la 66e, seize ; la 51e, trois ; la 71e, deux ; la 129e, aucun. La 133e division ne recense aucun militaire fusillé ; la 134e, aucun ; la 154e, trois ; la 164e, aucun et la 170e, un.

Aujourd’hui, la probabilité de retrouver de nouveaux cas de militaires français fusillés est très faible, même si Prisme en a retrouvé plusieurs depuis la disparition du général Bach. Cela signifie que si les archives judiciaires des 129e ou 133e divisions réapparaissaient par exemple, cela ne changerait en rien le taux global des dossiers de procédure manquants des militaires français fusillés.

La réalité des statistiques concernant les dossiers de procédure disparus des militaires français fusillés est assez différente de l’assertion prononcée au Sénat. Pour la période de 1914 à 1918, en ce qui concerne les militaires français condamnés à mort par des conseils de guerre permanents et temporaires, le taux des dossiers de procédure et sans sources annexes s’élève à 12,6% avec une forte distorsion des taux entre les 2 types de conseils de guerre puisque les militaires français fusillés par les conseils de guerre permanents possèdent tous un dossier de procédure.

Parmi l’ensemble des militaires français fusillés, les motifs de condamnation inconnus sont très rares, ils s’élèvent à environ 1,5%.

Reste que si l’absence des dossiers de procédure est dommageable pour la connaissance de ces évènements, en particulier en ce qui concerne les condamnés à mort et les condamnés à mort par contumace. Cependant, il existe des sources annexes comme les synthèses des recours en grâce qui fournissent des informations suffisamment documentées pour se faire une idée exacte non seulement du motif d’inculpation mais également des circonstances des évènements.

Le pourcentage de 20 à 25% s’explique également par le regroupement abusif des exécutés sommaires et des abattus qui sont en effet souvent comptabilisés à tort avec les fusillés alors que par essence les exécutés sommaires et les abattus n’ont jamais eu de dossiers de procédure puisqu’ils n'ont jamais été jugés.

Qui plus est, l’apparente absence de dossier de procédure ne doit pas être un frein à la recherche des circonstances du décès d’un militaire. Pierre Mestre n’a pas d’archives judiciaires, néanmoins, le général Bach a reconstitué son histoire. Les soldats Le Parc et Robert étaient dans le même cas et pourtant les recherches ont permis à Prisme de reconstituer les circonstances du décès de ces hommes.

Avant de se servir de cet argument des archives judiciaires militaires disparues pour promouvoir la réhabilitation des fusillés, il serait déjà préférable de se plonger dans toutes les archives pour y chercher des réponses.

Faut-il rappeler que tous les militaires français fusillés au cours du conflit 14/18 ont été amnistiés soit 88,4% du panel en application de l’article 6 de la loi du 3 janvier 1925 hormis les cas d’espionnage, de débauchage, de capitulation, de désertion à l’ennemi, de désertion avec complot, de pillage et les crimes punis par le code pénal.

Faut-il également rappeler que le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 décembre 2019 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 2805 du même jour) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant les personnes condamnées à la peine de mort. Dans sa décision, le conseil constitutionnel a écrit entre autres : la réhabilitation « efface la condamnation ». Plus précisément, elle produit, en vertu de l’article 133-16 du CP, les mêmes effets que l’amnistie.

La recherche fait évoluer constamment les données en notre possession. La découverte de nouveaux éléments pourrait nous amener alors à reconsidérer le statut de certains militaires qui, pour l’instant, n’ont pas le statut de fusillés.

Au bilan, quand on prend la peine de se plonger dans les nombreuses archives, le taux actuel des militaires français fusillés non documentés est bien inférieur au taux à 20 à 25% qui sert, à tort, de référence ici et là.

 

Pour André


 



lundi 3 novembre 2025

Rejugé après un 1er jugement annulé, le soldat Autret a été fusillé

    Pour bien appréhender le phénomène des « Fusillés », il est nécessaire de s’appuyer sur les différentes sources existantes.

Malgré l’absence du dossier de procédure, cet article relate le cas de ce militaire qui a été condamné à mort une première fois. Son jugement ayant été cassé, il a été recondamné à mort puis fusillé.

Rappelons qu’en temps de guerre, le conseil de révision se substitue à la Cour de cassation dont il possède les mêmes prérogatives. Cette juridiction n’a rien à voir avec le conseil de révision, entité chargée du recrutement des jeunes gens en application des lois de 1905 et 1912 sur le recrutement militaire, visant à faire effectuer leurs obligations militaires aux individus en âge de le faire.

C’est le conseil de révision temporaire de la IIe armée qui a été appelé à statuer sur le sort d’Autret. Pour mémoire, en temps de guerre, les conseils de révision permanents ne statuaient que sur les jugements prononcés par les conseils de guerre permanents.

Comme le rappelle le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

--------------------------

1-Documents à la disposition des chercheurs :

Le dossier de procédure concernant le jugement de ce soldat est manquant.

Nous pourrions crier haut et fort qu’à partir de cet instant, sans dossier, il est inutile d’aller plus loin et se contenter de réclamer sa « réhabilitation ».

Mais, comme le disait le général Bach : On ne peut ni réhabiliter collectivement des hommes aux destins si différents, en particulier par rapport à l’état de droit, ni proclamer qu’il suffit de les mentionner globalement pour décréter qu’ils ont rejoint la mémoire nationale. C’est faire preuve de désinvolture face à une exigence de justice. Prisme estime qu’il faut dégager les dossiers de ceux qui, manifestement n’ont pas mérité le sort qui leur a été fait. Ce travail doit être fait minutieusement, sans effet de manche, sans a priori idéologique, pour sortir de l’opprobre ces hommes et leurs descendants, car, pour ceux-là, justice doit être rendue.

Malgré l’absence de dossier de procédure, est-il possible de se faire une bonne idée des évènements à travers la consultation des différents documents ?

Nous disposons des pièces suivantes :

A-la fiche de matricule d’Autret

B-la minute du jugement en seconde instance d’Autret auquel est joint le PV d’exécution

C-le dossier de la décision du conseil de révision temporaire de la IIe armée qui contient :

     -le télégramme notifiant le recours en grâce
     -le rapport du chef de bataillon Finestre juge du conseil de révision
    -le mémoire du soldat Bourgain, avocat à la Cour de Paris, défenseur du soldat Autret appartenant au 19e régiment d’infanterie
     -la minute du jugement en 1ère instance d’Autret

D-la synthèse de la direction des grâces et des affaires criminelles du ministère de la Justice rédigé suite au recours en grâce formé par les juges du conseil de guerre.

Examinons chronologiquement chacune des pièces énumérées ci-dessus.

2-La fiche de matricule d’Autret :

Originaire du Finistère, ajusteur de métier, « Bon absent » lors de son recrutement, Autret a effectué son service militaire au 132e régiment d’infanterie. Avant sa conscription, il est condamné pour violences en 1904, 1905 et 1906. Ce soldat effectue son service, sans fait marquant entre 1907 et 1909. Il obtient ainsi le certificat de « bonne conduite » accordé. Jusqu’à son appel à la mobilisation au sein du 19e régiment d’infanterie en août 1914, la vie civile de ce soldat est alors de nouveau entachée de multiples condamnations pour ivresses et/ou violences volontaires.

3-La minute du jugement en 1ère instance du conseil de guerre :

Le 3 octobre 1916, le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 22e division d’infanterie a été amené à statuer sur le sort de Pierre Autret soldat au 19e régiment d’infanterie.

D’après le chef de bataillon Finestre, on sait que les témoins ont prêté serment et qu’il n’y a pas eu d’incident au cours de la séance.

Cet extrait de cette minute formule n°16bis ne provient pas du minutier de la 22e division d’infanterie mais du dossier de recours en révision formé par Autret. Cela signifie que même si le minutier de 1916 avait disparu, nous serions en mesure de consulter cette condamnation à mort.

Cette minute est pleine d’informations. Hormis l’aspect « état civil », cette pièce nous apprend :

- le nombre et les motifs des antécédents judiciaires d’Autret,

- le nom du défenseur d’Autret

-les questions posées aux juges qui nous renseignent sur les évènements qui ont amené Autret devant le conseil de guerre.

-les réponses des juges aux questions posées par le président du conseil de guerre.

Cinq militaires ont été jugés par ce conseil de guerre temporaire dont Autret qui présente 13 condamnations au civil (trois pour coups et blessures, une pour tentative de vol et neuf pour ivresse). A l’issue des débats, 3 soldats ont été acquittés, un a été condamné à 7 ans de travaux forcés, Autret a été condamné à mort en application des articles 217 (révolte) et 225 (rébellion) du code de justice militaire.A ce stade des investigations, si une rébellion semble la cause de cette condamnation à mort, les circonstances restent encore vagues.

De ce jugement en 1ère instance, le conseil de révision temporaire ayant cassé ce jugement, la plupart des pièces du dossier de procédure ont été détruites donc de toute façon, il n’y a pas de regret à ne posséder à ce stade que la minute de ce jugement.

4-La décision du conseil de révision temporaire de la IIe armée : 

Comme il en avait le droit depuis le rétablissement du recours en révision le 8 juin 1916, Autret s’est donc pourvu en révision. Son défenseur a présenté un long mémoire de 4 pages pour justifier la cassation du jugement de ce militaire.

Le dossier du conseil de révision de la IIe armée contient, également, un rapport de 9 pages du chef de bataillon Finestre. La lecture de ce rapport montre que ce juge possède les connaissances d’un juriste confirmé.

Les pages 3 à 5 de ce rapport détaille les évènements qui ont amené Autret devant le conseil de guerre :

[……]

     Le 23 septembre 1916 vers 16 heures 30, un groupe de traînards du 19e régiment d’infanterie traversait en désordre le village de Gland. Ces hommes s’assirent sur le bord de la route. L’un d’eux se détacha du groupe et se plaça au milieu de la route pour arrêter la voiture du général Bouisson qui se dirigeait sur Brasles [à l’est de Château-Thierry]. Le général descendit, adressa des observations au soldat et appela le sergent de garde Kéryvin auquel il donna l’ordre de conduire au poste l’homme qui avait troublé la marche de l’automobile. Cet ordre fut exécuté puis le général enjoignit au sergent de prendre les noms des militaires dont certains lui adressèrent des outrages grossiers.

     Quand la voiture du général eut disparu, les hommes marchèrent sur le poste réclamant la liberté de leur camarade Autret, menaçant au besoin de faire usage de leurs armes. Ce soldat en les voyant arriver se répandit en menaces de mort contre les gradés et les hommes de garde. A ce moment, le sergent de garde Kéryvin disposa ses hommes de manière à défendre l’accès de son poste et fit croiser la baïonnette contre le groupe qui s’avançait menaçant et par le geste et par la parole.

     Les assaillants commencèrent alors à mettre ces menaces à exécution. L’un deux, qui fut reconnu pour être Autret, arma son fusil et mit en joue le sergent Kéryvin alors que ce dernier faisait tous ses efforts pour rétablir l’ordre et faire respecter ses consignes.

    Il y eût une mêlée. Un camarade d’Autret releva son arme et la lui arracha des mains.

     La bande se divisa alors en deux. Un groupe tint sous la menace de ses armes une partie des hommes de garde pendant qu’un autre groupe se mettait en demeure d’arracher leur camarade des mains du reste des militaires du poste de police. Le poste fut un instant assailli et submergé. Le sergent Kéryvin fit un dernier effort pour maintenir le soldat détenu mais celui-ci se débattant, le frappa d’un coup de pied au ventre et fut emmené par trois de ses camarades pendant que les autres serraient de près et menaçaient de leurs armes les hommes de garde.

Cet extrait du rapport du chef de bataillon Finestre concernant les éléments factuels de ce dossier remplace le rapport du commissaire-rapporteur du conseil de guerre dont il est probablement fortement inspiré. Ce rapport nous apprend, par exemple, que les circonstances atténuantes n’ont pas été admises. Il reproduit l’ordre de mise en jugement du 1er octobre 1916. Il nous apprend également qu’Autret aurait pu être poursuivi soit pour révolte (article 217), soit pour rébellion armée de plus de 8 hommes (article 225), soit pour voies de fait envers un supérieur (article 223).

Les juges du conseil de révision ont été appelés à statuer sur les moyens proposés par le défenseur d’Autret, avocat à la Cour de Paris rappelons-le.

Ce mémoire est très intéressant. Le narratif des évènements, relaté par le défenseur d’Autret est assez similaire au récit contenu dans le rapport du chef de bataillon Finestre à la différence qu’Autret est présenté comme ayant profité de la confusion pour s’échapper avec la complicité de ses camarades sans être l’instigateur des troubles. Le défenseur mentionne l’audition de témoins à l’instruction et à l’audience. Nous sommes donc en présence d’une instruction « classique » en application de l’article 111 du code de justice militaire et non pas en citation directe. Le défenseur évoque les voies de fait à l’encontre du sergent Kéryvin même s’il épilogue sur l’aspect volontaire ou pas du coup de pied au ventre. Pour les voies de fait, en les sanctionnant de la même manière, le législateur n’a pas voulu distinguer l’intention de l’acte lui-même puisque c’est l’insubordination que le législateur a voulu punir et non le geste. Il en est de même pour le geste de menace d’Autret qui a appuyé le canon de son arme sur la hanche du sergent Keryvin. Que l’arme soit chargée ou pas, la réponse du législateur est la même, ce n’est pas le geste qui est sanctionné par la peine de mort mais l’insubordination. Le défenseur regrettait que sur l’ensemble des militaires interrogés, cinq ont été convoqués devant le conseil de guerre, les autres ayant bénéficié d’un non-lieu, leur participation n’ayant pas pu être établie. A l’issue de 1er jugement, seul Autret a été condamné à mort.

Une remarque générale à ce stade au sujet du type d’instruction. Si l’instruction « classique » en application de l’article 111 donne du temps à l’instruction préalable, elle présente un inconvénient en temps de guerre, celui de ne plus avoir de témoins à interroger lors de la séance du conseil de guerre s’ils ont été tués ou gravement blessés dans l’intervalle.

Le 12 octobre, le conseil de révision temporaire de la IIe armée a rendu sa décision.

     Attendu que ces moyens se bornent à opposer de simples dénégations aux faits déclarés constants par le conseil [de guerre], que l’article 73 du code de justice militaire établit très nettement que le conseil de révision n’est pas une juridiction d’appel et qu’en conséquence il n’a pas à connaître du fond des affaires.

     Que ce principe indiscutable a été confirmé à maintes reprises par la jurisprudence de la Cour de Cassation qui prononce l’irrecevabilité des moyens de cassation tirés d’un fait pris en dehors des constatations du jugement attaqué et interdit même de contrôler par l’examen des pièces de la procédure, l’appréciation des faits souverainement déclarés constants par le conseil de guerre. Par ces motifs, rejette à l’unanimité des voix le triple moyen.

Concernant les 3 premiers moyens soulevés par le défenseur, le conseil de révision a rappelé que le conseil de guerre était juge des faits, ce qui n’est pas le cas du conseil de révision.

Mais le conseil de révision a également énoncé :

     Attendu que les questions posées au conseil visent uniquement un fait de rébellion commis avec violence et voie de fait par des militaires envers un poste de police agissant pour l’exécution d’une consigne de l’autorité militaire, ladite rébellion ayant été commise par plus de 2 militaires dont huit au moins portaient des armes ostensibles dont il a été fait usage.

     Attendu qu’il est de principe que les juges ne peuvent être interrogés par voie principale que sur les faits résultant de l’ordre de mise en jugement, qui a défini limitativement l’objet de la poursuite et a renvoyé les accusés devant le conseil de guerre sous l’inculpation précisée de révolte prévue par l’article 217 avec toutes les conséquences qui y sont attachées, c’est-à-dire obligation pour que la peine de mort soit encourue, qu’une question spéciale soit posée et résolue affirmativement sur le point de savoir si le ou les accusés étaient soit l’instigateur, soit le chef de révolte, soit le militaire le plus gradé.

     Attendu que les questions telles qu’elles ont été posées, ne se réfèrent pas à l’ordre de mise en jugement et qu’il ne suffit pas que celui-ci ait fait allusion peu précise à un fait de rébellion de l’article 225 du code de justice militaire pour saisir efficacement le conseil d’une poursuite en cette matière.

     Pour ces motifs, casse et annule le jugement rendu par le conseil de guerre de la 22e division d’infanterie.

Le défenseur d’Autret a trouvé le point faible de ce jugement : un ordre de mise en jugement insuffisamment précis et des questions posées aux juges qui ne se réfèrent pas à l’ordre de mise en jugement, un grand classique.

Le conseil de révision temporaire de la IIe armée a indiqué qu’une condamnation à mort au titre de l’alinéa 3 de l’article 217 doit résoudre la question de l’instigateur de la révolte ce qui n’a pas été fait dans le jugement du 3 octobre.

5-La minute du jugement en 2e instance du conseil de guerre :

Ce militaire a été renvoyé devant le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 9e division d’infanterie.

A l’issue des débats où le lieutenant Le Bot non auditionné à l'instruction, a été entendu à la demande du président, Autret a été condamné pour la seconde fois à la peine de mort pour révolte en application de l’article 217 & 3 du code de justice militaire, ce soldat ayant été reconnu comme l’instigateur de la révolte.

Les juges n’ont retenu que la révolte sanctionnée par l’article 217 du code de justice militaire.

Nous ne disposons pas de l’ordre de mise en jugement pour « mesurer » l’adéquation des questions posées aux juges.

6-La synthèse de la direction des grâces et des affaires criminelles du ministère de la Justice :

La synthèse de la direction des grâces et des affaires criminelles du ministère de la Justice nous apprend que ce militaire ne s’est pas pourvu en révision après l’énoncé de son jugement en 2e instance, pourtant son défenseur était le soldat Bourgain qui avait réussi à provoquer la cassation du 1er jugement.

Cette synthèse nous apprend également que les juges du conseil de guerre ont formé un recours en grâce.

     Faisait partie [Autret], le 23 septembre dernier, d’un groupe d’une douzaine de soldats qui suivaient en état d’ivresse et en désordre un détachement. Survint l’automobile d’un général, Autret se plaça devant la voiture, qui dut faire un écart pour l’éviter.

     Autret fut appréhendé et conduit au local disciplinaire. Pendant le trajet, il injuria le caporal.

    Les camarades d’Autret vinrent pour le délivrer et une scène violente s’en suivit. Autret put s’échapper du local et s’armant de son fusil, mit le sergent en joue et lui décrocha un violent coup de pied dans le bas du ventre. Les camarades d’Autret protégèrent sa fuite, le fusil à la main.

     Enfin, les mutins purent être arrêtés ; deux furent condamnés aux travaux publics et Autret à mort, le 3 octobre par le conseil de guerre de la 22e division. Dernièrement, le jugement fut annulé le 12 du même mois par le conseil de révision de la IIe armée, motif mis de ce que la question spéciale d’instigateur de la révolte n’avait pas été posée au conseil de guerre.

     Autret, alcoolique invétéré passe pour un mauvais soldat. Il a encouru de nombreuses condamnations pour ivresse et coups et blessures et pour vol.

     Faisant état de deux blessures reçues à l’ennemi, de ses deux enfants, le conseil de guerre a formé, à l’unanimité un recours en grâce, auquel ne s’est associé aucune autorité hiérarchique. La « Guerre » n’a pas l’intention de provoquer une mesure de grâce. Le 17/11/16.

     Une autorité de la « Justice » a ajouté « aucune objection » le 19 nov 16.

Il faut bien prendre en compte le fait que cette synthèse des évènements a été rédigée par un juriste du ministère de la justice qui a eu accès au dossier de procédure d’Autret (auditions des témoins, interrogatoire des accusés, notes d’audience, ordre de mise en jugement, casier judiciaire, etc.).

Le 23 novembre 1916, le Président de la République suivant les avis de la « Guerre » et de la « Justice », n’a pas cru devoir accueillir le recours en grâce de ce soldat. Le 25 novembre 1916, à Belleray dans la Meuse, Autret a été fusillé.

7- Synthèse :

A – L’importance du conseil de révision :

Le long rapport de 9 pages du chef de bataillon Finestre juge du conseil de révision temporaire de la IIe armée est particulièrement intéressant. De toute évidence, ce juriste a bien appréhendé la problématique de l’ordre de mise en jugement. Comme l’a fait remarquer ce juge, l’utilisation de l’article 225 pour le cas d’une rébellion d’au moins 8 militaires ayant fait usage de leurs armes, ne nécessitait pas la désignation d’un instigateur ce qui n’est pas le cas avec l’article 217 sanctionnant la révolte.

Comme l’a également fait remarquer cet officier, c’est la rédaction de l’ordre de mise en jugement qui conditionne les questions que le président du conseil de guerre peut poser aux juges du conseil de guerre. Ce juriste a précisé que le président du conseil de guerre peut, s’il le constate, conformément à l’article 108 du code de justice militaire, modifier l’ordre de mise en jugement si nécessaire.

A la suite du 1er jugement, dans son mémoire, le défenseur d’Autret, avocat à la Cour de Paris a présenté plusieurs moyens à l’appui du pourvoi en révision que le conseil de révision n’a pas pris en compte puisqu’il n’est pas juge des faits mais du droit. Néanmoins, à la consultation du dossier, ces juges ont estimé que : les questions telles qu’elles ont été posées, ne se réfèrent pas à l’ordre de mis en jugement et qu’il ne suffit pas que celui-ci ait fait allusion peu précise à un fait de rébellion de l’article 225 du code de justice militaire pour saisir efficacement le conseil d’une poursuite en cette matière. Ce manque de précision a justifié la cassation du 1er jugement.

L’annulation de ce jugement montre une fois de plus l’importance de cette juridiction au cours de la période où le pouvoir politique ne l’avait pas suspendue.

Pourquoi Autret n’a-t-il pas formé de requête en révision à l’issue du second jugement ? 

Le code pénal, à travers la loi du 23 janvier 1873, réprime l’ivresse par des amendes et des peines de prison. Par le passé, ce militaire avait été sanctionné à plusieurs reprises pour des faits similaires. L’action des camarades d’Autret visant à tenter de l’extraire du local disciplinaire, a finalement provoqué l’irrémédiable alors que la sanction pour cette ivresse passagère n’aurait été, au pire, que de quelques mois de prison. Sanction qui comme souvent, était levée au bout de quelque temps.

B – L’absence du dossier de procédure :

Le dossier de procédure du jugement en 2e instance d’Autret est manquant. Doit-on s’arrêter à ce constat et réclamer sa « réhabilitation » ?

Cela montrerait que l’on fait preuve de désinvolture, d’un manque incontestable de curiosité, d’esprit de recherche.

Chaque pièce de cette affaire contient des éléments pour reconstituer l’entièreté du dossier de procédure d’Autret. Par exemple, le rapport du chef de bataillon Finestre nous éclaire sur les faits tout comme la synthèse de la direction des grâces et des affaires criminelles du ministère de la Justice. Si le rapport du chef de bataillon Finestre remplace celui du commissaire-rapporteur de la 9e division d’infanterie, il manque les auditions des témoins (et lesquels), l’interrogatoire d’Autret pour obtenir des documents à charge/à décharge et le relevé de punitions.

Le mémoire du défenseur d’Autret est très instructif. Son narratif des faits permet d’avoir une seconde vision de cette affaire. Il nous apprend qu’une instruction classique a été réalisée en application de l’article 111 du code de justice militaire. Il essaye d’atténuer la responsabilité d’Autret en le présentant comme le bénéficiaire des troubles, non comme l’instigateur. Il relativise le coup de pied au ventre du sergent Keryvin comme étant involontaire, tout comme la menace d’Autret avec son fusil qui n’aurait pas été chargé. Mais ce défenseur, avocat à la cour de Paris, semble ne pas tenir compte de la loi telle qu’elle a été formulée par le législateur : quelle que soit la qualification que la loi commune donne à la voie de fait, simple coup ou assassinat, le fait étant celui d’un militaire, c’est le crime militaire d’insubordination qui domine et que la loi militaire entend punir ; le délit ou le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait.

In fine, malgré l’absence du dossier de procédure d’Autret, avec toutes ces pièces que l’on peut étudier, nous obtenons une très bonne connaissance de ce dossier. Il ne nous manque que les auditions des témoins et l’interrogatoire d’Autret. Bien qu’il faille relativiser ces dernières pièces : la perception des évènements par le sergent Keryvin a été certainement très différente de celle du soldat Autret.

Au lieu de se contenter de constater l’absence de certains dossiers comme celui d’Autret, la démarche qu’il faut entreprendre, c’est de rechercher et d’analyser tous les éléments à notre disposition pour établir une bonne représentation de chaque affaire, de chaque dossier manquant ou incomplet. C’est le cheminement que le général Bach avait réalisé avec succès malgré l’absence complète d’archives judiciaires concernant le fusillé Pierre Mestre. Comme la réhabilitation, c’est nécessairement une démarche individuelle et non collective.

Jean-Marc Berlière, brillant universitaire, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale nous rappelle quelques fondamentaux : « L’Histoire est aussi une méthode qui consiste à rechercher, à exploiter de façon scrupuleuse et critique les archives contemporaines des faits tout en respectant ce temps essentiel de l’histoire qu’est le futur du passé. Oublieuse de ces principes, fondée sur des affirmations manichéenne et sans nuance, l’histoire n’est qu’un instrument au service de causes politiques, mémorielles ou idéologiques »

 Pour André


 

jeudi 2 octobre 2025

Plusieurs fois condamné à mort, le soldat Piedevache a finalement été gracié

 

    Dans un précédent article, Prisme a présenté l’influence des décisions des conseils de révision temporaires sur le sort des militaires français condamnés à mort après la période de suspension des conseils de révision temporaires.

Cet article expose avec plus de détails le cas de ce militaire qui a été condamné à mort à plusieurs reprises avant d’être gracié.

L’importance de ces conseils de révision est restée « sous les radars » des historiens et encore plus du grand public. Quand on étudie ces juridictions au cours de la période où elles ont fonctionné, on s’aperçoit que leur action est loin d’être négligeable.

Piedevache ayant été condamné par des conseils de guerre temporaires de la VIe armée, c’est le conseil de révision temporaire de cette armée qui a été appelé à statuer sur son sort. Les conseils de révision permanents ne statuaient que sur les jugements prononcés par les conseils de guerre permanents.

Comme le rappelle le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

--------------------------

     Le chapitre III du titre II du livre IV du code justice militaire de 1875 traite de la révolte, de l'insubordination, de la rébellion à travers les articles 217 à 225 dont :

-l’article 220 qui punit de mort tout militaire coupable de violence à main armée envers une sentinelle ou une vedette.

-l’article 221 qui punit de mort toute voie de fait commise avec préméditation ou guet-apens par un militaire envers un supérieur.

-l’article 222 qui punit de mort toute voie de fait commise sous les armes par un militaire envers un supérieur.

-l’article 223 qui punit de mort les voies de fait exercées pendant le service ou à l’occasion du service par un militaire envers un supérieur.

Quand le législateur a créé ces articles du code de justice militaire, il n’a pas eu beaucoup à chercher, il lui a suffi de s’inspirer des textes existants, en particulier de l’article 209 du code pénal ordinaire de l’époque, qui indiquait : « Toute attaque, toute résistance avec violence et voies de fait envers les officiers ministériels, les gardes champêtres ou forestiers, la force publique, les préposés à la perception des taxes et des contributions, les porteurs de contrainte, les préposés des douanes, les séquestres, les officiers ou agents de la police administrative ou judiciaire, agissant pour l’exécution des lois, des ordres ou ordonnances de l’autorité publique, des mandats de justice ou jugements, est qualifiée, selon les circonstances, crime ou délit de rébellion ».

Comme il est mentionné à la page 513 du Pradier-Fodéré/Le Faure, véritable « bible » de plus de 800 pages concernant la justice militaire citant le rapport de Monsieur Langlais, « L’ordre du projet [établissement du code de justice militaire] nous conduit à un crime de la plus haute gravité dans l’Armée : c’est la voie de fait commise par un inférieur contre son supérieur. Ce crime a été frappé de peines redoutables dans tous les temps. L’ordonnance du 1er juillet 1727 punissait de mort, dans tous les cas, la voie de fait envers l’officier. La peine était encore de mort, quand la voie de fait avait eu lieu pendant le service, envers un sergent ou maréchal des logis. La loi du 19 octobre 1791, celle du 12 mai 1793, la loi du 21 brumaire an V n’admettent aucune distinction de grade et punissent toute voie de fait envers un supérieur de la peine de mort ».

Quel que soit le régime politique en place, la voie de fait a toujours été très sévèrement punie.

------------------------

Enfant de père inconnu, Piedevache a d’abord été garçon fumiste puis maçon lors de son recrutement. En 1909, Piedevache a été condamné pour outrages par un tribunal civil (Seine). De la classe 1910, il est positionné dans le service auxiliaire en novembre 1911, ce soldat est passé au service actif en mai 1913.

Le 31 juillet 1916, le soldat Piedevache a été condamné à 5 ans de travaux publics par le conseil de guerre de la 70e division d’infanterie pour voies de fait envers un supérieur en dehors du service. Peine suspendue, il est passé au 226e régiment d’infanterie le 1er août 1916.

Le 12 août 1916, vers 18 heures, la 18e Compagnie du 226e régiment d’infanterie était rassemblée prête à partir. Un groupe d’aviateurs passa, Piedevache les traita d’embusqués ajoutant : vous, vous allez du bon côté ; nous, nous allons de l’autre. Son chef de section lui ordonna de se taire mais Piedevache répondit : « ce sera dur pour me faire taire ; ce n’est pas ici qu’il faut dire aux gens de se taire ; sale con ». Le sous-lieutenant rendit compte des évènements au commandant de compagnie puis revint au rassemblement pour demander à Piedevache quelles étaient les raisons de sa conduite. Ce dernier répondit à son chef : « tu es déséquipé ? moi je le suis aussi » et s’élançant sur le sous-lieutenant, il le frappa d’un violent coup de poing au visage en disant : ce n’est pas fini, on se retrouvera ». Le lieutenant Moingeon commandant de compagnie fit immédiatement arrêter Piedevache.

Une plainte ayant été déposée pour voies de fait envers un supérieur, Piedevache a été convoqué devant le conseil de guerre de la 70e division d’infanterie.

Le 1er septembre 1916, ce soldat a été condamné à mort par le conseil de guerre de la 70e division d’infanterie pour voies de fait envers un supérieur pendant le service en application de l’article 223 du code justice militaire.


Avec la parution du décret du 8 juin 1916, le recours en révision a été ré-instauré. Piedevache a donc pu se pourvoir en révision.

Le conseil de révision de la VIe armée, statuant sur les conclusions du défenseur de Piedevache a relevé que : le président du conseil de guerre a posé la question principale relative à chacune des accusations ; que seule la question relative à la troisième accusation a été résolue négativement, que la peine de mort a été prononcée [….] Attendu que l’irrégularité grave qui a été commise aux circonstances aggravantes « à l’occasion du service » pour les deux incriminations résolues par l’affirmation, constitue une violation de l’article 132 du code de justice militaire [….] Qu’en effet les formes substantielles ont été violées et que l’accusation n’a pas été entièrement purgée pour celles des incriminations résolues affirmativement ; Que l’annulation s’impose en application de l’article 74 & 4 du code de justice militaire ; Attendu, au contraire, que l’incrimination ayant été purgée sur le troisième chef d’accusation, il y a lieu de maintenir à l’accusé le bénéfice de la réponse négative qui lui profite, conformément à l’article 137 du code de justice militaire.

Cette décision de ce conseil de révision montre au moins deux choses : 
-Que ces juges possédaient des connaissances approfondies de la justice militaire qui vont bien au-delà de la simple constatation d’un nombre de voix absent lors d’un jugement ce qui dénote la présence de juristes expérimentés.

Que ces juges n’avaient rien de « va-t-en guerre » ou de « fusilleurs » comme on a pu le lire sur certains ouvrages mais de juges appliquant strictement la loi y compris quand elle profite à l’accusé.

Ce jugement ayant été cassé le 6 septembre 1916 par le conseil de révision de la VIe armée. Piedevache a été renvoyé devant le conseil de guerre de la 77e division d’infanterie.

Malheureusement, suite à cette cassation, la plupart des pièces de cette procédure ont été détruites.

Convoqué le 27 septembre 1916 devant le conseil de guerre de la 77e division d’infanterie, ce militaire a été condamné à mort pour des voies de fait envers un supérieur. Suite à cette condamnation, Piedevache s‘est pourvu en révision comme il en avait le droit.

Ce jugement a été cassé le 4 octobre 1916 par le conseil de révision de la VIe armée qui a indiqué dans sa décision que le conseil de guerre 77e division d’infanterie s’était réuni sans une convocation ordonnée par le général commandant cette division.


Piedevache a été renvoyé devant le conseil de guerre de la 10e division d’infanterie.

Le jugement ayant été annulé, la plupart des pièces du dossier de procédure ont été détruites.

Le 10 octobre 1916, le général Valdant commandant la 10e division d’infanterie a convoqué le conseil de guerre pour le 2 janvier 1917.


On peut penser que le général Valdant a donné 2 mois et ½ au commissaire-rapporteur pour bien préparer ce dossier déjà cassé à plusieurs reprises ce qui a profité de facto à l’accusé et surtout à son défenseur pour bien préparer son argumentaire. Mais il est singulier de constater que cette convocation a été faite au titre de l’article 156 du code de justice militaire, c’est-à-dire en citation directe. Cela signifie que l’instruction aura lieu au cours du jugement. Les témoins seront auditionnés au cours du jugement et le président du conseil interrogera l’accusé au cours du jugement. On ne comprend pas pourquoi le général Valdant a convoqué le conseil de guerre avec l’article 156 tout en fixant une date du conseil de guerre aussi éloignée.

Les 3 témoins convoqués à l’audience sont le sous-lieutenant Aubert, l’adjudant-chef Gaudubois et le soldat Beaumont.

Le 31 décembre 1916, le sapeur Mille a prévenu qu’il ne pouvait pas plaider « malgré lui » pour Piedevache». C’est le sergent Courteille du 31e régiment d’infanterie qui a assuré la défense de ce militaire.

Les notes d’audience du 2 janvier 1916 nous éclairent sur les évènements.


Témoin Aubert : les faits reprochés au soldat Piedevache sont déjà lointains. J’étais présent à cette scène en question du 12 août 1916, j’ai entendu Piedevache traiter les aviateurs d’embusqués. Le lieutenant Ladonet lui a ordonné de se taire et Piedevache lui a répondu qu’il ne se tairait pas et l’a appelé : « sale con ». Le lieutenant Ladonet se déséquipa, avança sur Piedevache pour essayer probablement de lui faire entendre raison et c’est à ce moment que Piedevache le frappa à la figure. Aussitôt, le lieutenant Moingeon fit arrêter Piedevache et le tint en respect avec le revolver sous le nez.

Témoin Gaudubois : j’étais présent, quand le 12 août 1916, le soldat Piedevache a traité les aviateurs d’embusqués. C’est à ce moment que le lieutenant Ladonet a donné l’ordre à Piedevache de se taire. Ce dernier lui a répondu : « ce sera dur de me faire taire, ce n’est pas ici qu’il faut dire aux gens de se taire et il traita l’officier qui s’en allait de « sale con ». Le lieutenant Ladonet qui était déséquipé, rendit compte de ce qui venait de se passer au commandant de la compagnie et revint vers Piedevache en lui demandant des explications sur son attitude. C’est alors que ce dernier jeta son équipement et s’écria : tu es déséquipé, moi, je le suis aussi. Piedevache frappa le lieutenant Ladonet d’un coup de poing à la figure. Le lieutenant Moingeon commandant de compagnie fit arrêter immédiatement le soldat Piedevache.

Le soldat Beaumont n’a pu venir témoigner, il a été évacué le 4 décembre 1916 vers une formation sanitaire non connue.

A l’issue des débats, le président du conseil de guerre a posé 4 questions. Les juges ont répondu, à l’unanimité, que Piedevache était coupable. A remarquer que ces questions ne présentent pas de vice procédure.

Piedevache a donc été condamné à mort en application de l’article 223 du code de justice militaire.

Le dossier de procédure de ce dernier jugement indique ce soldat ne s’est pas pourvu en révision.

Un des juges a formé le recours en grâce. Comme le prévoit le courrier du 17 octobre 1915, le dossier a donc été adressé au Président de la République via la direction du contentieux du ministère de la Guerre qui l’a fait suivre à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice.

Prisme a volontairement reproduit la synthèse de la direction des affaires criminelles et des grâces pour permettre aux lecteurs d’apprécier la qualité et la précision des explications fournies par le rédacteur de cette synthèse.


Le sous-lieutenant Ladonet, étant intervenu, Piedevache l’a outragé.

Comme, après avoir rendu compte de la scène au commandant de compagnie, le sous-lieutenant Ladonet déséquipé, se rapprochait de Piedevache pour lui demander les motifs de son acte, le condamné s’élança sur son interlocuteur et le frappa d’un coup de poing au visage en lui disant : « ce n’est pas fini, on se retrouvera ».

Traduit le 1er septembre 16 devant le conseil de guerre de la 70e division, Piedevache a été condamné à mort ; ce jugement a été cassé.

Traduit devant le conseil de guerre de la 77e division, Piedevache a de nouveau été condamné à mort. De nouveau, le jugement a été cassé.

Traduit une 3e fois devant le conseil de guerre de la 10e division, Piedevache a enfin été régulièrement condamné à mort une fois de plus.

Les 5 juges du 2e conseil de guerre ont signé un recours en grâce.

Un des juges du 3e conseil de guerre a également signé un recours [en grâce].

Les 2 défenseurs successifs ont enfin adressé une supplique au Président de la République.

Piedevache est marié ; il compte 20 mois de présence au front et a été cité à l’ordre du jour ; il a été atteint récemment d’une fièvre typhoïde qui aurait beaucoup influé sur son caractère.

L’enquête à laquelle il a été procédé, paraît avoir été par trop sommaire ; il n’y a pas eu d’instruction préalable.


Le 9 février 1917, à la demande de la direction du contentieux du ministère de la guerre, le Président de la République a gracié ce militaire et a commuée sa peine de mort en 15 ans de prison. La direction du contentieux du ministère de la guerre a justifié sa décision en prenant en compte la bonne conduite du condamné, son repentir et l’ancienneté des faits.


Le 12 juin 1917, ce soldat a été transféré au 89e régiment d’infanterie, sa peine ayant été suspendue par le général commandant la 10e division d’infanterie. Piedevache a été démobilisé en août 1919, le certificat de bonne conduite lui a été refusé.
En avril 1923, Piedevache a été de nouveau condamné, cette fois au civil, pour violences à particulier (Amnistié en 1925). 

La synthèse de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice mentionne les suppliques qui ont été rédigées par les 2 défenseurs de ce soldat. Dans le dossier de procédure du jugement devant la 10e division d’infanterie, on trouve la supplique du sapeur Mille du 7e génie, compagnie 15/17, docteur en droit.

Cette supplique que nous avons reproduite en partie ci-dessous, a apparemment influencé le rédacteur de la synthèse.

[……]

     Toutefois, je note que les voies de fait reprochées ne consistaient qu’en un coup de poing, sans contusion d’aucune sorte ; le seul geste de violence et de colère était puni de la peine suprême, sans indulgence pour l’âge de l’inculpé, ni pour sa situation d’homme marié, ni encore pour son long séjour au front.

    Mais d’autres considérations devraient militer en faveur de l’accusé aux yeux mêmes de ses juges.

    Le code de justice militaire se préoccupe uniquement dans la répression des délits et des crimes, de l’exemplarité de la peine.

     Les magistrats qui composaient le conseil de guerre de la 77e DI ont été pénétrés de cette vérité.

     Or, les faits incriminés se sont déroulés à la face d’une compagnie du 226e de ligne, dans une autre division que celle devant le tribunal de laquelle se présentait Piedevache.

     Au 226e, s’était répandue la triste nouvelle que Piedevache avait été condamné à mort par le conseil de guerre de la 70e DI, devant lequel il avait répondu une première fois de son crime.

     L’opinion des milieux militaires était satisfaite. La réaction de conscience sociale produite par le fait délictueux était traduite dans une sanction qui répondait largement au besoin imminent de justice, si elle ne dépassait pas ce sentiment.

     Puis, le silence et l’oubli se firent. Seuls, les membres du greffe ont connu le pourvoi en révision, et quand l’affaire Piedevache est revenue hier devant un nouveau conseil de guerre, personne, ni dans la salle d’audience, ni aux alentours, ne le connaissait.

     Il n’y avait plus d’exemple à poursuivre.

    Les juges l’ont compris, et aussitôt après avoir sacrifié au précédent d’une première condamnation capitale, cédant ainsi à la force du passé, ils ont, à l’unanimité signé un recours en grâce à votre nom, Monsieur le Président.

     C’est l’efficacité de cette demande de commutation de peine que j’ai l’honneur de plaider devant vous.

     Il y va du respect de la volonté des juges qui me paraît s’imposer au premier magistrat du pays.

     Cette mesure sollicitée répond au désir si légitime de concilier le besoin de paix sociale et les nécessités de la discipline.

     Je vous supplie, Monsieur le Président de faire sortir à effet le recours que, sur les impressions d’audience, les magistrats qui ont jugé Piedevache, vous présentent eux-mêmes et que je me suis permis d’enrichir des développements qui précédent.

Et vous ferez justice
Jérôme Mille

Les suppliques des défenseurs sont peu courantes dans les dossiers de procédure. Le sapeur Mille est tout à fait dans son rôle de défenseur quand il affirme : « Le code de justice militaire se préoccupe uniquement dans la répression des délits et des crimes, de l’exemplarité de la peine » tout en soulignant son statut de militaire quand il dit, « je m’incline respectueusement devant sa gravité [du conseil de guerre], sans en discuter la solidarité toute militaire. Dans ce texte ci-dessus, le sapeur Mille souligne : « un seul geste de violence était puni de la peine suprême sans l’indulgence pour l’âge et la situation d’homme marié de l’inculpé » mais oublie-t-il, volontairement ou pas, le cadre qui a été fixé par le législateur lors de création de l’article 223.

En effet, le législateur a bien indiqué : Dans tous ces cas [meurtre, assassinat, blessures ou coups portés], la loi militaire ne distingue et ne devait pas distinguer, pour deux raisons : la première, c’est que, quelle que soit la qualification que la loi commune donne à la voie de fait, simple coup ou assassinat, le fait étant celui d’un militaire, c’est le crime militaire d’insubordination qui domine et que la loi militaire entend punir ; le délit ou le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait.

Le législateur ayant refusé de distinguer les degrés de gravité des voies de fait, les juges militaires étaient obligés d’appliquer la loi. Pour les juges, les seules alternatives visant à atténuer la peine, reposaient d’une part sur les circonstances atténuantes et d’autre part sur le recours en grâce. Ainsi entre le 17 octobre 1915 et le 20 avril 1917, c’est-à-dire au cours de la seconde période de l’exceptionnalité du recours en grâce, 68% des dossiers de procédure des militaires français condamnés à mort ont été adressés au Président de la République. On est très loin du principe de l’exceptionnalité du recours en grâce édicté par le pouvoir politique dans la circulaire ministérielle du 1er septembre 1914.

-----------------

L’analyse des différentes condamnations à mort de ce militaire est pleine d’enseignements. Ce cas montre d’abord toute l’importance du conseil de révision, juridiction qui se substituait durant le conflit à la Cour de cassation. Durant le conflit, les conseils de révision temporaires ont fonctionné au niveau de l’armée. Cette juridiction a parfaitement rempli son rôle au cours de la période où le pouvoir politique ne l’a pas suspendu.

Pour Piedevache, le conseil de révision de la VIe armée, juge du droit, a annulé les jugements porteurs de vice de procédure.

Le code de justice militaire sanctionne les peines criminelles en deux peines de mort distinctes : avec ou sans dégradation militaire. Lorsque la peine de mort est prononcée avec la dégradation militaire, la peine de mort appliquée est celle du droit commun. Dans ce cas, l’effet des circonstances atténuantes est réglé par l’article 463 du code pénal. Au contraire, quand il s’agit de la peine de mort sans dégradation militaire, si les circonstances atténuantes sont admises, c’est la peine des travaux publics de cinq à dix ans qui est appliquée pour un sous-officier, caporal ou soldat.

L’ouvrage du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin « Traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires » à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre (édition de la société du recueil Sirey – 1918), détaille parfaitement ces principes généraux et les effets des circonstances atténuantes aux pages 215 à 229.

Piedevache, jugé plusieurs mois après la parution de l’article 1 de la loi du 27 avril 1916 portant sur l’admission des circonstances atténuantes en temps de guerre, n’a pas bénéficié de cette « avancée » pour un motif non sanctionné par une dégradation militaire.

Le sapeur Mille, docteur en droit, évoque dans sa supplique, la notion de l’exemplarité de la peine. Ce terme est rarement évoqué dans les dossiers de procédure des militaires français condamnés à mort.

Les archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales de 1892 explique cette notion : le but essentiel de la loi pénale est de prévenir le délit, non pas seulement de la part d’un individu déjà délinquant mais encore de la part de tous les individus quelconques. A l’encontre de ces derniers, elle n’a pas d’autre moyen que de les menacer d’un mal plus ou moins considérable qu’on leur fera subir. Pour que cette menace produise tous ses effets, il faut qu’elle soit mise à exécution une fois le délit réalisé. Car tant que la peine est exemplaire, elle agit sur l’ensemble de la société et prévient une foule de délits résultant soit d’une action, soit de l’influence de l’esprit d’imitation. A ce point de vue de l’exemplarité, la peine sera déterminée par un ensemble de considérations essentiellement sociales, à savoir notamment : l’intérêt de la société à empêcher tel ou tel délit. Dans le domaine public, cette notion de l’exemplarité de la peine a été remplacée par le terme « fusillés pour l’exemple » qui n’a pas reçu de définition officielle hormis l’approche formulée par la Cour Spéciale de Justice Militaire dans les arrêts innocentant les 4 caporaux de Souain et les fusillés de Flirey.

La synthèse de la direction des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la Justice est une source précieuse venant éclairer les procédures des conseils de guerre surtout en cas d’absence du dossier de procédure ce qui est le cas pour un certain nombre de fusillés.

On y apprend que lors du 2e jugement, les 5 juges ont formé un recours en grâce. Elle nous apprend également certaines informations comme la citation à l’ordre du jour de Piedevache et sa maladie qui ont eu une importance déterminante dans l’avis de la direction du contentieux du ministère de la Guerre. Mais le rédacteur de la synthèse commet une erreur en indiquant : « L’enquête à laquelle il a été procédé, paraît avoir été par trop sommaire ; il n’y a pas eu d’instruction préalable ». Or, la convocation du conseil de guerre de la 10e division d’infanterie a été faite en application de l’article 156 du code de justice militaire, c’est à dire sans instruction préalable. On peut regretter le choix du général Valdant mais il était le seul décideur.

Dans ce dossier, on ne comprend pas la décision du général Valdant de convoquer le conseil de guerre le 2 janvier 1917 soit 2 mois et ½ plus tard tout en utilisant l’article 156, c’est à dire en citation directe. En fixant la séance du conseil de guerre au 2 janvier 1917, cet officier laissait largement le temps à une instruction « classique » menée par le commissaire-rapporteur en vertu de l’article 111 du code de justice militaire.

Comme dans presque tous les recours en grâce, la « Justice » suit toujours l’avis de la « Guerre ». Dans ce dossier, la « Guerre » a proposé une commutation de la peine de mort en 15 ans de prison, peine que Piedevache ne fera pratiquement pas puisque sa peine a été suspendue par le général Valdant. Ce militaire fait partie des 1000 militaires français condamnés à mort qui ont été graciés suite à un recours en grâce favorablement accepté.

Prisme rappelle ce précepte du général André Bach, pierre angulaire du groupe : il faut toujours de la rigueur intellectuelle, toujours revenir aux faits, aux chiffres le tout contextualisé, faire preuve de transparence et de pédagogie, mettre à disposition les sources à la base des recherches pour éviter le soupçon.

Pour André