A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

jeudi 26 octobre 2023

La qualification « fusillé pour l’exemple » peut-elle être « utilisée » pour des fusillés auteurs de voies de fait envers un supérieur ?


     Prisme continue ici son approche de la justice militaire en étudiant son fonctionnement, épluchant la littérature administrative officielle et s’astreignant à de longs travaux statistiques.

Dans cet article, Prisme s’est penché sur la discipline militaire et sur les actes de violence de militaires envers leurs condisciples. Il s’agit en particulier des articles du code de justice militaire traitant du crime d’insubordination.

A la page 240 du commentaire abrégé sur le code de justice militaire de 1876 du capitaine Vexiau, licencié en droit, qui traite des dispositions générales, l’article 267 indique : les tribunaux militaires appliquent les peines portées par les lois ordinaires à tous les crimes ou délits non prévus par le présent code. Les tribunaux militaires sont appelés à juger non seulement les crimes et les délits militaires, mais encore les crimes et les délits de droit commun. Les premiers sont prévus et réprimés par les articles 204 à 266, les autres sont prévus et réprimés par le code pénal et les lois pénales très diverses.

Ainsi, les « crimes non militaires » sont réprimés par l’article 267 qui renvoie au code pénal. De cette doctrine, il ressort que l’espionnage (article 206), l’embauchage pour l’ennemi (article 208), la capitulation (article 210), les violences à main armée envers sentinelle (article 220), les voies de fait (article 223), la désertion à l’ennemi (article 238), le pillage (article 250) sont des « crimes militaires » au même titre que l’abandon de poste en présence de l’ennemi ou le refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi.

De facto, cette doctrine doit impérativement servir de référence terminologique dans l’usage qu’on fait de ces articles du code de justice militaire. De même, pour tout classement relatif aux fusillés, seul le texte qui a servi à juger ces militaires, c’est-à-dire le code de justice militaire, doit servir de référence. D’une manière générale, aujourd’hui, tout classement, toute réflexion ou toute utilisation de ces articles ne doit se faire qu’en respectant les principes édictés par le code de justice militaire en vigueur, des commentaires idoines et de la terminologie en usage à l’époque en excluant tout néologisme de circonstance.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte ». Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il a le risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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     Le chapitre III du titre II du livre IV du code justice militaire traite de la révolte, de l'insubordination, de la rébellion à travers les articles 217 à 225 dont :

-l’article 220 qui punit de mort tout militaire coupable de violence à main armée envers une sentinelle ou une vedette.

-l’article 221 qui punit de mort toute voie de fait commise avec préméditation ou guet-apens par un militaire envers un supérieur.

-l’article 222 qui punit de mort toute voie de fait commise sous les armes par un militaire envers un supérieur.

-l’article 223 qui punit de mort les voies de fait exercées pendant le service ou à l’occasion du service par un militaire envers un supérieur.

Quand le législateur a créé ces articles du code de justice militaire, il n’a pas eu beaucoup à chercher, il lui a suffi de s’inspirer des textes existants, en particulier de l’article 209 du code pénal ordinaire de l’époque, qui indiquait : « Toute attaque, toute résistance avec violence et voies de fait envers les officiers ministériels, les gardes champêtres ou forestiers, la force publique, les préposés à la perception des taxes et des contributions, les porteurs de contrainte, les préposés des douanes, les séquestres, les officiers ou agents de la police administrative ou judiciaire, agissant pour l’exécution des lois, des ordres ou ordonnances de l’autorité publique, des mandats de justice ou jugements, est qualifiée, selon les circonstances, crime ou délit de rébellion ».

Comme il est mentionné à la page 513 du Pradier-Fodéré/Le Faure, véritable « bible » de plus de 800 pages concernant la justice militaire citant le rapport de Monsieur Langlais, « L’ordre du projet [établissement du code de justice militaire] nous conduit à un crime de la plus haute gravité dans l’Armée : c’est la voie de fait commise par un inférieur contre son supérieur. Ce crime a été frappé de peines redoutables dans tous les temps. L’ordonnance du 1er juillet 1727 punissait de mort, dans tous les cas, la voie de fait envers l’officier. La peine était encore de mort, quand la voie de fait avait eu lieu pendant le service, envers un sergent ou maréchal des logis. La loi du 19 octobre 1791, celle du 12 mai 1793, la loi du 21 brumaire an V n’admettent aucune distinction de grade et punissent toute voie de fait envers un supérieur de la peine de mort ».

Quel que soit le régime politique en place, la voie de fait a toujours été très sévèrement punie.

Les jugements de conseil de guerre ne sont pas toujours simples à exploiter statistiquement. Comme Prisme l’a déjà souligné dans l’article « Précis de justice militaire », même si on exclut sur chaque jugement les condamnations qui ne sont pas sanctionnées par la peine de mort, il subsiste une part non négligeable des jugements qui comporte 2 voire 3 motifs conduisant à la peine de mort [exemple : un abandon de poste en présence de l’ennemi (article 213) et un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi (article 218)]. On trouve ainsi également sur un même jugement un 213 avec un 223 (voies de fait), un 223 avec un 267 (crimes pour lesquels s’applique le code pénal), un 213 avec un 217 (révolte). Ces « duos » de condamnations à mort rendent la représentation de ces motifs, aléatoire. Doit-on privilégier l’un au détriment de l’autre ? Prisme a pris le parti d’une autre stratégie en répartissant le plus équitablement possible ces « duos » alternativement soit sur l’un, soit sur l’autre. Cette solution est un pis-aller mais c’est le moins mauvais choix. Les tableaux statistiques de la 5e Division d’infanterie évoqués précédemment dans un autre article, énuméraient ces doubles peines, soulignant ainsi la difficulté de les ranger dans un tableau statistique.

Cet article ne concernant que les voies de fait, nous n’avons donc pas eu à trancher entre l’un ou l’autre des motifs mentionnés par une double qualification sanctionnée par la peine de mort (exemple : voies de fait et refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi), ce qui explique la différence quantitative entre les 4 histogrammes suivants et le tableau présenté dans la synthèse.

1-Représentation temporelle des voies de fait :

Prisme a recensé 65 militaires français condamnés à mort puis fusillés pour voies de fait, dont 5 jugés par les conseils de guerre permanents.
L’histogramme ci-dessous montre que l’année 1915 concentre presque 45% des voies de fait sanctionnées par l’application des articles 221 à 223 du code pénal.

Presque 90% des voies de fait de l’année 1915 ont été commises au cours de la 1ère période de l’exceptionnalité du recours en grâce. Ces condamnations n’ont donc pas encore pu bénéficier du droit donné le 17/10/1915 aux juges de formuler un recours en grâce. Après cette date, le rétablissement progressif du fonctionnement « normal » de la justice militaire se confirme. A noter que nous avons fait figurer sur cet histogramme de cas de l’année 1919, cela s’explique par le fait que l’un des 2 cas concerne le jugement contradictoire d’un militaire jugé par contumace en janvier 1917 que nous avons explicité dans un précédent article. Pour mémoire, pendant sa cavale, ce militaire avait tué 2 personnes à Marseille.

L’évènement que l’on perçoit à peine concerne l’année 1918 au cours de laquelle la justice militaire a fonctionné comme en temps de paix, à la restriction près que les conseils de guerre temporaires ne fonctionnent pas en temps de paix. Le nombre de condamnés à mort/fusillés jugés par les conseils de guerre temporaires de 1918 s’élève à 11 dont 3 voies de fait, soit presque un tiers du nombre total de fusillés. L’année 1918 est typique du temps de paix avec 4 militaires fusillés pour des crimes sanctionnés par le code pénal (article 267), ces actes y sont devenus majoritaires.

2-Antécédents judiciaires militaires :

Dans 15% des cas, nous n’avons pas connaissance d’une condamnation antérieure soit que le dossier de procédure soit manquant, soit que le casier judiciaire (bulletin n°2) soit absent.

Dans 40% des cas, les militaires français fusillés pour voies de fait envers un supérieur n’ont pas d’antécédent judiciaire militaire mais a contrario dans presque 45% des cas, des militaires français ont au moins une condamnation militaire antérieure, voire 2, voire 4.

3-Antécédents judiciaires civils :

Dans 43% des cas, nous n’avons pas connaissance d’une condamnation antérieure, qu’elle soit réelle ou pas.

Presque 54% des militaires français condamnés à mort puis fusillés pour voies de fait ont été condamnés au moins une fois, certains ont même été condamnés 10 fois.

Parmi ces 65 militaires français condamnés à mort pour voies de fait dont les condamnations sont connues, un seul n’a aucun antécédent, qu’il soit militaire ou civil.

4-Classification des condamnations pour voies de fait :

Le code de justice militaire ne distingue pas les différents niveaux de gravité exercés lors des voies de fait. Cette doctrine relative à l’insubordination est explicitée ci-après dans la synthèse. Néanmoins, pour illustrer ces degrés de violence, Prisme a classé ces actes en 3 catégories :

- les coups de poing, coups de pied, coups de crosse, etc. au nombre de 27, qu’on pourrait qualifier comme de la violence « basique ».

- les tentatives d’homicide au nombre de 20.

- Les voies de fait, au nombre de 12, qui se sont soldées par un homicide.

Pour les 6 derniers cas, les circonstances ne sont pas connues.

Pour illustrer chacune de ces catégories, nous avons choisi les cas de 3 militaires.

A -Le soldat Chenut, alors que son caporal lui ordonnait de faire silence pour la 3e fois, lui a donné 2 coups de poing et un coup de crosse. Interrogé, Chenut indiquait qu’il ne se souvenait de rien, ayant bu avec les artilleurs. Le casier judiciaire de ce militaire comporte 3 condamnations pour vol et abus de confiance, dont il se vantait auprès des autres soldats. Les notes d’audience de ses condisciples qui confirment les faits, ne lui sont guère favorables : il nous menaçait, j’aurais été heureux de le voir quitter l’escouade ou nous connaissons tous Chenut pour être un homme violent.

Rappelons qu’un caporal n’est pas un sous-officier, il fait toujours partie des hommes de troupe. Dans ses déclarations, Chenut indiquait qu’il ne se souvenait pas des faits et qu’il regrettait sa faute.

Le soldat Chenut est passé devant le conseil de guerre de la 6e division le 29 janvier 1915 pour répondre de ces faits. Condamné à mort pour voies de fait envers un supérieur pendant le service en application de l’article 223 du code de justice militaire, le jugement a reçu son exécution le 28 février 1915. Nous remarquons deux choses dans ce jugement : d’une part, il a été prononcé durant la 1ère période de l’exceptionnalité de recours en grâce, donc seul l’officier (ici, comme dans beaucoup de cas, le général commandant la division) qui avait ordonné la mise en jugement pouvait envoyer son dossier de procédure au Président de la République pour un recours en grâce, ce qu’il a fait. D’autre part, à la question « les voies de fait ont-elles eu lieu pendant le service ? », un des 5 juges a répondu « non », ce qui inexact. En effet, selon les commentaires du code de justice militaire par Pradier-Fodéré/Le Faure de 1873 ou ceux de Victor Foucher : être en service, c’est être commandé ou agir pour un devoir ou un règlement militaire (page 518 du Pradier-Fodéré). Toutes les fois que le militaire accomplit un des devoirs qui lui sont commandés, tels qu’une corvée, une garde, un exercice, une prise d’armes, etc., il est de service (Vexiau, page 193). En l’occurrence, le soldat Chenut avait reçu par 3 fois l’ordre de se taire, ordres confirmés par les témoins, il était donc en service.

Dans ce dossier, si le général commandant la 6e division et celui du Corps d’Armée étaient favorables à une commutation de peine. Le général en Chef, le Ministre de la Justice et celui de la Guerre ne l’étaient pas, la Justice a donc suivi son cours.

B -En montant d’un degré dans les actes de violence, le cas du soldat Chassaigne illustre ces faits. Parti rejoindre son nouveau cantonnement, prétendant être fatigué, Chassaigne resta en arrière du restant de la compagnie qu’il rejoignit à la première halte. Un coup de feu retentit, c’était Chassaigne qui venait de tirer. La balle traversa le bord supérieur du képi du sous-lieutenant Rambaud qui marchait devant lui en tête de la compagnie. Désarmé, Chassagne refusa de marcher et s’enfuit dans les bois avant d’être repris quelques heures plus tard par les gendarmes.

Ce militaire n’a pas de condamnation connue. Traduit devant le conseil de guerre spécial du 321e régiment d’infanterie le 29/07/1915 pour voies de fait envers un supérieur et tentative de meurtre, Chassaigne a été condamné à mort en application de l’article 223 du code de justice militaire et des articles 2, 295, 296, 297 et 302 du code pénal.

Que disent les articles 2, 295, 296, 297 et 302 du code pénal ? 

Article 2 : toute tentative de crime qui aura été manifestée par un commencement d’exécution, si elle n’a été suspendue ou si elle n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, est considérée comme le crime même.

Article 295 : l’homicide commis volontairement est qualifié de meurtre.

Article 296 : tout meurtre commis avec préméditation ou de guet-apens est qualifié d’assassinat.

Article 297 : la préméditation consiste dans le dessein formé, avant l’action, d’attenter à la personne d’un individu déterminé, ou même de celui qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition.

Article 302 : tout coupable d‘assassinat, de parricide, d’empoisonnement, sera puni de mort……

Condamné à mort, Chassaigne a été fusillé le 30 juillet à 5 heures du matin.

Dans ce dossier, les juges n’avaient pas besoin de recourir aux lois communes, l’article 223 se suffisait à lui-même pour condamner à mort ce militaire ; les juges ont-ils voulu marquer la tentative de crime ? L’autorité militaire a eu recours à une juridiction d’exception pour juger Chassaigne. Juger en flagrant délit était une des caractéristiques de cette juridiction mais même devant un conseil de guerre aux Armées ordinaire qui aurait eu lieu au cours de la même période de l’exceptionnalité du recours en grâce, il est presque certain que les juges d’un conseil de guerre temporaire ordinaire auraient prononcé la même condamnation. Quel que soit le type de conseil de guerre temporaire ordinaire, ou spécial comme cela a été le cas, la probabilité que le général de division transmette avec un avis favorable le dossier de procédure au Président de la République pour un recours en grâce, était extrêmement faible pour ce type de crime.

C - Le cas Simonnet montre le dernier stade de cette violence.

Le 12 mai 1918, la 22e compagnie du 305e régiment d’infanterie était au rassemblement sur la place d’armes. Le soldat Simonnet de la 2e section avait son casque sur l’oreille et faisait « le zouave » en exécutant d’une façon grotesque les mouvements qui étaient commandés à sa section. Son chef de section reçut l’ordre de le faire rentrer dans son cantonnement, ce qu’il fit. Un coup de feu retentit, Simonnet venait de tirer sur 2 de ses camarades, le caporal Manhaudier et le soldat Villard, mais c’était le capitaine de la compagnie qui était visé. Cet officier dut intervenir pour empêcher ses camarades de lyncher Simonnet. Ce soldat est décrit par ses camarades comme mauvais camarade, un détraqué et un alcoolique. Il a déjà été puni pour ivresse. Le caporal Manhaudier est décédé suite à ses blessures. Le casier judiciaire de Simonnet est vierge.


Jugé le 14 mai 1918 par le conseil de guerre de la 63e division pour voies de fait envers un supérieur en application de l’article 221 du code de justice militaire, Simonnet a été condamné à mort.

Son pourvoi en révision rejeté, le Président de la république ayant décidé de laisser la justice suivre son cours, Simonnet a été fusillé le 23 mai 1918 à 7 heures du matin.

Si 9% des causes de ces voies de fait ne sont pas connues, les voies de fait qui se sont soldées par un homicide et les « tentatives d’homicides » représentent 54% des cas, les cas de violence basique représentant 41%.

Dans ces états, nous avons tenu compte du soldat Denison. C’est un cas un peu atypique, Denison ayant été condamné à mort une 1ère fois le 04/07/1917 par le conseil de guerre de la 16e division pour révolte, jugement cassé le 11/07/1917 par le conseil de révision de la 4e Armée, qui a trouvé incorrecte la qualification retenue. Renvoyé devant le conseil de Guerre de la 15e division le 02/08/1917, Denison a été recondamné à mort pour voies de fait envers son supérieur. Son pourvoi en révision ayant été rejeté tout comme son recours en grâce auprès du Président de la République, ce soldat allait être fusillé mais il s’est suicidé le matin même de son exécution. Denison, soldat au 85e RI, avait pris part à une mutinerie qui a eu lieu à Noncourt le 26/06/1917, mutinerie que nous avons relatée dans notre second article sur l’année 1917 (cohorte du mois de juin). Denison avait mis le canon de son fusil sur le menton du sous-lieutenant Thomas qui détourna l’arme avant le départ du coup.

La classification présentée sur l’histogramme ci-dessus, mérite quelques commentaires historiques concernant la notion de « tentative ». Cet extrait du monumental Pradier-Fodéré/Le Faure nous fournit cette explication.

Le commentaire abrégé sur le code de justice militaire de 1876 du capitaine Vexiau précise également cette notion : la loi punit la tentative de crime comme le crime lui-même, toutes les fois que cette tentative a été manifestée par un commencement d’exécution et lorsqu’elle n’a été suspendue ou manquée son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (Code Pénal, article 2).

5- Synthèse : 

Quelle est la différence entre l’article 267 du code de justice militaire qui sanctionne les crimes non prévus par ledit code par l’application des lois pénales ordinaires du code pénal et l’article 223 du code de justice militaire qui sanctionne les voies de fait exercées pendant le service ou à l’occasion du service par la peine de mort ?

Le commentaire sur le code de justice militaire de Pradier-Fodéré/Le Faure de 1873 consacre plusieurs pages à cette question et illustre parfaitement la proximité entre ces 2 motifs de condamnation à mort. Cette proximité est illustrée par l’exemple cité à la page 515 du Pradier-Fodéré/Le Faure : Dans un cas où un soldat avait tiré un coup de fusil sur son sergent, sans l’atteindre, on s’était demandé si ce fait constituait le crime de voies de fait ou d’insulte envers un supérieur, ou celui de tentative de meurtre prévu par le code pénal ordinaire et le conseil de guerre de Bone [Algérie], ayant qualifié ce crime de voies de fait envers son supérieur, avait condamné le coupable à la peine de mort, en vertu de l’article 15 du titre VIII de la loi du 21 brumaire an V. L’administration de la guerre n’avait pas admis l’interprétation de la loi et ne vit dans le fait incriminé qu’une tentative de meurtre, parce que les voies de fait supposent nécessairement un acte de violence quelconque et qu’il n’y a pas eu collision entre le soldat et le sergent. Elle fit donc dénoncer le jugement par la Cour de Cassation, qui, au contraire, l’approuva et rejeta le pourvoi (arrêt du 10 janvier 1852).

La Cour avait justifié sa décision par le fait que dans l’article 15 du titre VIII de la loi du 21 brumaire an V qui est destiné à régler les relations entre l’inférieur envers son supérieur, prévoit deux sortes d’insubordination : l’insulte ou la menace par propos ou gestes, punie de cinq ans de fers et la voie de fait punie de mort et que la généralité de cette dernière expression [voie de fait] comprend tous les attentats envers la personne du supérieur.

La Cour de Cassation a confirmé cette doctrine par un autre arrêt du 17 juin 1854 portant sur un cas similaire (le soldat Drouin avait tiré sur son supérieur, le blessant à la jambe).

Cette décision a engendré des commentaires parmi les juristes en particulier par Victor Foucher, conseiller à la cour de Cassation, auteur du commentaire sur le code de justice militaire pour l’Armée de terre de 1858 (édition Firmin Didot). Ce juriste explique l’arrêt du 10 janvier 1852 en rapportant les termes du réquisitoire du procureur général Dupin dans cette affaire (pages 706 à 710), « Dans tous ces cas [meurtre, assassinat, blessures ou coups portés], la loi militaire ne distingue et ne devait pas distinguer, pour deux raisons : la première, c’est que, quelle que soit la qualification que la loi commune donne à la voie de fait, simple coup ou assassinat, le fait étant celui d’un militaire, c’est le crime militaire d’insubordination qui domine et que la loi militaire entend punir ; le délit ou le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait. La seconde, c’est que, la loi militaire punissant le crime d’insubordination de la peine de mort, qui est la peine dont la loi commune punit les voies de fait les plus coupables, il est inutile que le législateur de la loi militaire distinguât entre les voies de fait ». […..] Mais des réponses plus péremptoires et plus puissantes encore nous paraissent repousser l’argumentaire que nous venons de rappeler :

-1er Dans le fait dont il s’agit, il y avait voie de fait avec violence.

-2e L’argumentation relative à la voie de fait serait exacte s’il était possible qu’il y eût tentative d’un crime sans voie de fait.

Mais c’est le contraire qui est vrai. En effet, pour qu’il y ait tentative punissable comme le crime lui-même, il faut, aux termes de l’article 2 du code pénal, qu’elle se soit manifestée par un commencement d’exécution ; or ce commencement d’exécution est évidemment une voie de fait.

En outre, le procureur général Dupin rappelait : sans l’obéissance hiérarchique aux ordres des supérieurs et sans le respect de l’inférieur envers son supérieur, il est impossible de concevoir l’existence d’une armée.

Ce qu’il faut retenir de ce texte :

- toute violence est une voie de fait.

- toutes les formes de voies de fait sont sanctionnées par la peine de mort.

- c’est le crime militaire d’insubordination qui domine et que la loi militaire entend punir ; le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait.

En somme, si un soldat assassine un autre soldat, ce n’est pas un cas d’insubordination, il sera jugé en application de l’article 267 du code de justice militaire et donc par les lois pénales ordinaires du code pénal (article 302), mais si le même soldat assassine son supérieur pendant le service ou à l’occasion du service, que ce supérieur soit son caporal ou même un soldat de 1ère classe faisant fonction de caporal, il sera jugé et condamné en application de l’article 221, 222 ou 223 suivant le cas pour voies de fait envers un supérieur car c’est un cas d’insubordination.

Certes, le législateur a voulu affirmer la primauté du crime d’insubordination de la loi militaire par rapport à la loi commune mais dans les faits, pour la victime de ces actes, qu’elle soit un simple soldat, un caporal, un sous-officier ou un officier, le résultat est le même. La victime est morte ou a failli être tuée comme le sous-lieutenant Thomas dans le dossier Denison.

Sans compter les cas de violence à main armée envers des sentinelles qui se sont soldées également par des homicides, Prisme a dénombré 12 cas de voies de fait qui se sont soldées par un homicide et 20 cas qui sont des tentatives d’homicides.

Les fiches de matricules sont toujours très intéressantes à consulter. De nombreux ajouts à l’encre rouge y figurent, comme on peut le constater sur l’extrait ci-dessous.

Si le Président de la République exerce le droit de grâce, si la réhabilitation appartient à l’institution judiciaire, l’amnistie est du domaine législatif. Plusieurs lois d’amnistie ont ainsi été promulguées en 1919, 1921, 1925, 1931, 1937.

L’extrait ci-dessus provient de la fiche de matricule du soldat Boudarel, condamné à mort le 12/10/1918 pour voies de fait envers son supérieur par le conseil de guerre d’Oujda. Ce militaire a tué le caporal Hugon en lui tirant dessus. Force est de constater que ce militaire fusillé pour des voies de fait qui se sont soldées par un assassinat puisque la préméditation a été retenue, a été amnistié.

La loi du 03/01/1925 est très importante. Dans son article 6, elle précise : amnistie pleine et entière est accordée pour toutes les infractions commises antérieurement au 12/11/1924 et prévues par les articles du code de justice militaire pour l’armée de terre ci-après : 211 à 216 inclus, 218, 219, 220 alinéas 2 et suivants ; 223, alinéa 2 ; 224, 225 alinéas 1 et 2 à la condition que dans le cas de l’alinéa 2, la rébellion ait eu lieu sans armes ; 244 à 246 inclus ; 248, sauf en ce qui concerne les comptables ; 254, 260, 266, 271.

Sont également amnistiées les infractions commises avant le 11/11/1920 et prévues par les articles ci-après du même code : 217 ; 220, alinéa 1er ; 222 ; 223, alinéa 1er ; 225, alinéa 2 et suivants ; 229, à la condition que les auteurs de ces infractions aient passé trois mois dans une unité combattante, aient été cités ou faits prisonniers, ou réformés dans les conditions prévues à l’article 3.

Selon le code de justice militaire interprété par la doctrine et la jurisprudence de Leclerc de Fourolles (magistrat) et Coupois (greffier de conseil de guerre) de 1913 : il y a trois classes d’infractions aux lois pénales : les contraventions, les délits et les crimes.

Lors l’établissement de la loi du 03 janvier 1925, les intentions des parlementaires sont claires. Ainsi, lors de la séance du 13 juillet 1924 à la chambre des députés (Journal officiel - débats parlementaires - page 2723), le député Gamard précise : nous sommes résolus à voter l’amnistie pour ces faits mais nous déclarons que pour certains cas très intéressants que vous connaissez, l’amnistie qui ne comporte que l’oubli ne peut suffire. Nous demandons et nous ne cesserons de demander pour certains faits qui ont été évoqués hier, la réhabilitation [judiciaire] des victimes tombées sous les balles françaises. Je me contenterai de revenir sur une affaire que vous connaissez bien : celle des caporaux de Souain. Deux pages après, le même député Gamard dit : Monsieur le Garde des Sceaux, voulez-vous me permettre de vous faire observer que, dès que l’article 5 sera voté, vous pourrez autoriser l’inscription du nom du caporal Maupas [sur le monument érigé à la mémoire des instituteurs de la Manche morts à la guerre], puisque les faits seront amnistiés.

L’article 5 dont parle le député Gamard, a été renuméroté en article 6 dans la version définitive du texte mais le contenu est resté le même. Le champ d’application de l’amnistie du 3 janvier 1925 votée par les parlementaires, est sans ambiguïté. Les militaires français fusillés sont concernés par cette loi.

Cela signifie que l’espionnage (article 206), l’embauchage pour l’ennemi (article 208), la capitulation (article 210), la désertion à l’ennemi (article 238), la désertion avec complot (article 241), le pillage (article 250) et les crimes punis par le code pénal (article 267) n’ont pas été amnistiés. Remarquons que l’article 221 punissant de mort toute voie de fait commise avec préméditation ou guet-apens par un militaire envers un supérieur, n’est également pas mentionné dans cet article 6. Est-ce dû à la grande proximité de cet article 221 avec les crimes dits de « droit commun » sanctionnés par le code pénal à travers l’article 267 ? Ces cas représentent 11,6 % des cas connus de condamnés à mort puis fusillés par les conseils de guerre aux Armées.

Les sénateurs et les députés ont voté une amnistie pleine et entière pour toutes les infractions tel que l’abandon de poste en vedette (article 211), l’abandon de poste en présence de l’ennemi (article 213), le refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi (article 218). Ces cas représentent 77,4 % des cas connus de militaires français condamnés à mort puis fusillés par les conseils de guerre aux Armées. Pour rappel, les militaires français condamnés à mort puis fusillés par les conseils de guerre aux Armées représentent 96% de tous les militaires français condamnés à mort puis fusillés par tous les conseils de guerre.

Ci-dessus, la fiche de matricule du soldat Vayssié fusillé le 08/10/1915 pour un abandon de poste en présence de l’ennemi, illustre cette amnistie.

C’est également le cas du soldat Beigbeder condamné à mort pour un abandon de poste en présence de l’ennemi (article 213), fusillé le 7 janvier 1915. Ce militaire a été amnistié en vertu de l’article 6 de la loi du 3 janvier 1925. Cette mesure a été transcrite sur la minute du jugement comme le prévoient les prescriptions du code pénal.

La révolte (article 217), les violences à main armée envers une sentinelle (article 220) et voies de fait envers un supérieur pendant le service (articles 222 et 223) pouvaient être amnistiées à la condition que les auteurs de ces infractions aient passé trois mois dans une unité combattante, aient été cités ou faits prisonniers, ou réformés dans les conditions prévues à l’article 3 de la loi. L’ensemble de ces cas possiblement amnistiables, représente 11 % des cas connus de condamnés à mort puis fusillés par les conseils de guerre aux Armées.

Le 7 juin 1917, 12 militaires ont été jugés pour révolte (article 217). Il s’agissait des soldats Canel, Didier, Lasplacettes, condamnés à mort puis fusillés ; du soldat Cordonnier, condamné à mort dont la peine a été commuée en 20 ans de prison ; des soldats Gabarain, Lavielle, Fesquinne, Prouvier, Cristoni, Legout, Olazabal, condamnés à des peines de 1 an à 10 ans de prison ou de travaux publics ; du soldat Moulia réfugié en Espagne après son évasion de la prison prévôtale et de sa condamnation à mort. De par le second alinéa de l’article 6 de la loi du 3 janvier 1925, l’infraction commise (aux yeux des juges et du code de justice militaire) de révolte, a été amnistiée pour tous ces militaires.

Ce n’était pas la première fois qu’une telle loi d’amnistie était promulguée. Ainsi, les soldats Vally, Flourac, Liénard, Chevallier, Gautier et Chauveau, condamnés à mort le 12 juin 1917 pour un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi (article 218) par le conseil de guerre de la 77e division, ont été amnistiés par application de l’article 18 de la loi du 29 avril 1921 (voir la minute du jugement du conseil de guerre-page 2). Vally et Flourac avaient été fusillés le 20 juin 1917. Les peines de mort requises contre les soldats Liénard, Gauthier, Chauveau ont été commuées en travaux forcés à perpétuité. Pour Chevallier, le Président de la République a commué la peine de mort en 20 ans de travaux forcés. Dans ce dossier comme dans beaucoup d’autres, le Président de la République a suivi l’avis de la direction du contentieux du ministère de la Guerre.

D’une manière générale, les restrictions apportées par le législateur pour amnistier les voies de fait ou les violences à main armée envers des sentinelles qui sont des crimes militaires d’insubordination, illustrent la proximité avec les crimes sanctionnés par les lois ordinaires du code pénal et la prudence du législateur à amnistier les auteurs d’actes de violence envers leurs condisciples.

Prisme a représenté les retombées de la loi d’amnistie du 3 janvier 1925 sur la population des militaires français condamnés à mort/fusillés pour des infractions sanctionnées par le code de justice militaire. Ce sont 88,4% des militaires français condamnés à mort pour un ou plusieurs motifs connus qui ont pu bénéficier de cette amnistie. Ce tableau ne tient pas compte des cas de militaires français fusillés qui ont été acquittés suite à des jugements en révision prononcés par les Cours d’Appel ou par la Cour Spéciale de Justice Militaire.

Cette représentation reprend le modèle utilisé par le général Bach dans le rapport Prost sur le Centenaire remis au Président de la République en octobre 2013. Comme le général Bach le soulignait : la représentation des fusillés à travers des tableaux doit rendre absolument compte de la façon dont la Justice militaire était rendue durant la guerre, ce qui exclut toute représentation géo-archivistique à travers des séries de classement ou par le biais d’appellation à caractère géographique du type « conseils de guerre d’outre-mer », qualification qui n’existe pas dans le code de justice militaire.

Contrairement à une loi d’amnistie, la réhabilitation judiciaire est individuelle et nominative. Ainsi, la loi du 9 août 1924 dans son article 2 permettait à une Cour d’Appel d’être saisie par le procureur général et de juger un militaire sommairement exécuté. Cela a été le cas pour le soldat Santer Auguste, où la Chambre des mises en accusation de la Cour d’Appel de Douai, après examen du dossier, a ordonné la réhabilitation de ce soldat.

C’est également le cas avec la loi du 9 mars 1932 relative à la création de la Cour Spéciale de Justice militaire chargée de la révision des jugements rendus par les conseils de guerre temporaires. Cette cour spéciale avait pleins pouvoirs de décision et ses arrêts n’étaient susceptibles d’aucun recours. Après l’étude des dossiers de procédure, cette Cour a acquitté certains militaires comme Loche ou Bourcier ou a entériné certains jugements des conseils de guerre (Pessina ou Simon). Ces 2 lois ont permis à l’institution judiciaire d’être saisie et d’être en mesure d'examiner individuellement des cas d'exécutés sommaires et certains jugements des conseils de guerre temporaires.

La consultation et l’analyse de l’ensemble de la cohorte des fusillés de la Première Guerre mondiale permettent de saisir aisément que tous les fusillés ne sauraient s’assembler sous un quelconque caractère d’unicité. Comme les militaires français qui ont été jugés puis condamnés à mort pour des crimes sanctionnés par les lois ordinaires que certains appellent communément des « droits communs », que penser des auteurs de violence à main armée envers des sentinelles ou des auteurs de voies de fait condamnés à mort qui se sont soldées par des homicides ? Peut-on leur attribuer le qualificatif de « fusillés pour l’exemple » ? Ont-ils leur place parmi les militaires répertoriés sous le néologisme de circonstance « désobéissance militaire » mentionné dans le corpus des fusillés documentés de Mémoire des Hommes ?

La demande de « réhabilitation collective » par conséquent sans examen préalable de chaque dossier de procédure, ce qui est peu conforme à l’esprit de notre droit, revient à envisager une amnistie générale.

Faut-il encore une fois harceler l’Etat pour lui arracher une énième loi mémorielle s’ajoutant à toutes les lois d’amnistie déjà votées par le passé ?

Il est bon de rappeler quelques fondamentaux énoncés par Jean-Marc Berlière, brillant universitaire que le général Bach endossait avec enthousiasme :
« L’histoire n’est pas une science exacte. Elle est avant tout une éthique, la recherche obstinée de la vérité et des faits quels qu’ils soient et aussi différents qu’ils puissent être de l’histoire officielle et des légendes, fussent-elles véhiculées par des auteurs dont personne n’ose même relever approximations ou erreurs tant leur parole est sacralisée depuis des décennies au point de devenir l’histoire officielle. L’Histoire est aussi une méthode qui consiste à rechercher, à exploiter de façon scrupuleuse et critique les archives contemporaines des faits tout en respectant ce temps essentiel de l’histoire qu’est le futur du passé. Oublieuse de ces principes, fondée sur des affirmations manichéennes et sans nuance, l’histoire n’est qu’un instrument au service de causes politiques, mémorielles ou idéologiques. »

Pour André