A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 16 janvier 2016

La Justice au quotidien dans le corps de troupe : le 134e RI


     Prisme continue ici son approche de la justice militaire en étudiant son fonctionnement, par le bas, au niveau des régiments. Il vient de présenter une étude sur un événement limité dans le temps : mai-juin 1915 au 56e RI.
 

Cette fois-ci, pour y voir toujours plus clair, il va observer son fonctionnement au sein d’un nouveau régiment : le 134e, non sur un cas concret ponctuel mais en l’étendant à la durée de la guerre. L’étude va porter, de plus, non seulement sur les condamnés à mort, mais sur tous les condamnés à des peines diverses.
 

Nous avons choisi le 134e régiment d’infanterie pour la simple raison que nous avons relevé tous les actes de la justice militaire de la 15e DI, dont il dépendait.

Etude du fonds
 

Les dossiers de procédures et les minutiers des jugements de la 15ème DI sont presque complets. Il manque 7 dossiers de procédures et une minute de jugement.
 

Deux de ces dossiers de procédures concernent des soldats du 134e RI condamnés à mort et rejugés par une autre division. Ces dossiers sont bien présents dans les archives des 8e et 16e DI.
 

Pour le seul 134e RI, il ne manque que 3 dossiers et une minute de jugement :
 

-dans les 2 premiers cas, les minutes sont bien présentes et compensent l’absence des dossiers
 

-dans le 3e cas où la minute et le dossier sont manquants, le registre des jugements nous fournit les informations principales
 

En ce qui concerne les 2 derniers dossiers manquants au niveau de la 15e DI, les informations existent au moins dans le registre des jugements pour le 1er cas et pour le second dans le registre et dans le minutier. On peut donc affirmer que les informations contenues dans les archives de la 15e DI sont statistiquement exploitables à 100%.
 

Cet ensemble de données contenu dans 25 cartons au Service Historique de la Défense, représente 923 jugements devant les Conseils de Guerre pendant la période qui court du 6/09/1914 au 21/03/1919.
 

Pour préciser notre cadre d’étude, il faut souligner que dans les archives de la justice militaire de la 15e DI, on ne trouve pas de trace de Conseils de Guerre Spéciaux au 134e RI, ce qui ne signifie pas que ce type de Conseil de guerre n’a pas fonctionné au sein de ce régiment.
 

Il faut remarquer que les soldats inculpés ne font pas tous partie de la 15e DI puisque 45 unités différentes sont répertoriées dans ces jugements, on trouve même des civils : berger, cultivateur, terrassier, ménagère, tenancier de café, carrier.
 

Enfin, il faut également remarquer que les juges changent, à chaque tenue d’une séance du Conseil, même si on retrouve régulièrement des noms « connus ». Choisis pour l’occasion, ces militaires quittent le commandement de leur régiment, bataillon, compagnie, section pour se muer provisoirement en juges.
 

Ces 923 jugements ont impliqués 956 soldats et 15 civils.
 

Que nous révèle ce dépouillement ?
 

A – Analyse quantitative :
 

     Ramené au niveau du 134e, Prisme a recensé 191 jugements impliquant des soldats jugés dont 4 soldats du 9e bataillon de marche. Ces jugements se répartissent comme suit :
 

     -22 cas pour l’année 1914
     -53 cas pour l’année 1915
     -44 cas pour l’année 1916
     -41 cas pour l’année 1917
     -28 cas pour l’année 1918
     -3 cas pour l’année 1919
 

A ce stade, il est difficile de faire des commentaires. Rapporté arbitrairement à une moyenne mensuelle, on constate une décroissance régulière, lente, sans lien apparent avec les périodes paroxystiques de combats : 5,5 (22/4) ; 4,4 (53/12) ; 3,6 (44/12) ; 3,4 (41/12) ; 2,8 (28/10)
 


En ciblant nos observations, nous voyons se dessiner un paysage singulier :
 


Il ne faut évidemment pas tirer de cet exemple une généralisation à tous les régiments. Au fil de la recherche Prisme va s’attacher à mettre le doigt sur les ressemblances et différences.
 

Considérations générales :
 

Des Fusillés ?
 

Compte tenu de sa marginalité dans l’histoire disciplinaire du régiment, une indication n’apparaît pas sur cet histogramme : le nombre de condamnés à mort et de fusillés. Elle ne justifie pas la création d’un tableau. En effet, les juges n’ont condamné à la peine de mort que 3 hommes sur la durée de la guerre : un en 1915, 2 en 1917. Un seul a été fusillé qui est donc devenu le fusillé du 134e, en 1915.
 

Comment atténuer la sévérité du code de justice militaire jusqu’à la loi du 27 avril 1916 : suspendre ! acquitter !
 

Ce qui apparaît d’emblée, en revanche dans l’histogramme, comme une constante, est la pratique de la suspension de peine. Le général commandant la division dispose du pouvoir de surseoir, sans en référer à quiconque, à l’exécution des peines infligées par le Conseil de Guerre, en se contentant de changer les condamnés de régiment pour des raisons d’harmonie disciplinaire. La deuxième observation est qu’en 1914-1915 l’acquittement tient une place non négligeable, majoritaire même en 1914. A partir de 1916 cette pratique s’efface, remplacée par l’émergence et le développement des circonstances atténuantes et des sursis à l’exécution des peines. Il y a là effet de vases communicants. Cela est dû aux conséquences de la promulgation de la loi du 27 avril 1916 qui a justement établi le recours aux circonstances atténuantes et au sursis pour les « crimes » dits militaires. Jusque-là, le code de justice militaire l’interdisait. On constate que, dès lors, les juges ne se sont pas privés de se servir de cette possibilité qui s’offrait à eux. Cette latitude était manifestement une nécessité, car son interdiction en 1914-1915 amenait les juges à la tourner, en acquittant, quand, dans leur âme et conscience, ils estimaient, même si la faute était manifeste, que la mise à mort était hors de proportion avec la faute.
 

Nature des infractions :
 

L’étude des dossiers montre que les motifs d’accusation sont souvent double, triple voire plus dans certains cas. Aussi pour analyser ces motifs, nous avons retenu celui qui était le plus grave. Pour cet exemple, « abandon de poste en présence de l'ennemi et désertion à l'intérieur en temps de guerre », le premier motif est puni par la peine de mort en vertu de l’article 213 § 1 du Code de Justice Militaire alors que le second n’est puni que de 2 à 5 ans de travaux publics en vertu de l’article 232.
 

Après ce premier survol sommaire sur lequel nous reviendrons, nous entamons l’étude de la répression disciplinaire au moyen de la justice militaire année par année.
 

1 - Année 1914 : 22 jugements
 

     Quelle est la composition humaine de ce régiment et quel a été son parcours en 1914 ?
 

Si nous nous fondons sur le bilan réel des tués établi entre 2007 et 2011 pour l’ensemble du conflit, nous pouvons indiquer que le 134e RI est parti en guerre depuis sa garnison de Mâcon, avec un peu plus de la moitié de ses recrues originaires de Saône et Loire. Un tiers provenait de la Nièvre et du Cher. C’était un régiment régional donc, comme l’était la majorité des corps de troupes en août 1914.
 


Au sein de la 15e DI / 8e Corps d’armée de la 1ère armée, il a payé son tribut de sang en particulier les 20 et 25 août 1914.
 

Le 20 août, à Saint-Jean-de-Bassel, il a accusé en tués, blessés, disparus la perte de 358 hommes et surtout le 25 août, après un début d’offensive réussie dans la région de Rozelieures, il a dû se replier sous une forte contre-attaque en perdant 690 combattants et 124 disparus, signe de désordre dans la retraite. Un troisième engagement les 30 et 31 août ne sera pas plus heureux mais sera beaucoup moins sanglant. Dès lors, remonté en puissance par l’apport de 1000 réservistes arrivés le 27 août, il a participé au raccompagnement prudent des Allemands en retraite à partir du 12 septembre et le 15 septembre, il est venu s’installer au repos dans une des casernes de Saint-Mihiel. C’est à partir du 1er octobre qu’il a repris contact avec le combat dans la région du Bois d’Ailly sur le flanc du « saillant de Saint-Mihiel » occupé par les Allemands. De part et d’autre, on s’y est disputé désormais le terrain, creusant le sol dès que la progression devenait interdite par le feu adverse. Le régiment est désormais accroché pour de longs mois à ce lambeau de territoire, sans offensive fulgurante mais où il se débat, au milieu des mauvaises conditions météorologique et des combats pour des parcelles de tranchées sans beaucoup de moyens. Il y tient sa sordide comptabilité de pertes quasi quotidiennes, dans laquelle l’activité de l’artillerie ennemie a une part notable. Le JMO signale par ailleurs le 18 novembre de nombreux pieds gelés.
 

Quel a été le rôle répressif de la Justice pour maintenir l’obéissance au travers de ces péripéties guerrières dramatiques en 1914 ?
 



On découvre, sur ce graphique, que le commandement du régiment n’a eu que peu recours au Conseil de Guerre de division en 1914. Pour se retrouver devant un Conseil de Guerre, il faut que le commandant de Compagnie ait fait un rapport et qu’au vu de ce rapport le chef de corps ait déposé une plainte qu’il a adressée au général commandant la division. Ce dernier décide alors soit de renvoyer le dossier, soit de charger le commissaire rapporteur de démarrer une enquête. Ici, on relève 18 plaintes vraisemblablement en rapport avec des faits qui ont dû se dérouler durant la lutte en rase campagne d’août-septembre. Pour la phase de stabilisation, il faut attendre mi-octobre puis décembre très ponctuellement pour noter 4 ultimes plaintes. Il est difficile d’imaginer que les rudes luttes d’août, soldées par des pertes supérieures à un millier d’hommes, suivies de retraites traumatisantes, avec la mise hors de combat de 20 officiers sur 59, n’aient pas entraîné des fautes contre l’obéissance. Les aléas du combat, la vie dans les tranchées à partir du mois d’octobre, interminable, ne pouvaient que générer aussi des mouvements d’humeur, et pas seulement dans la troupe. Un exemple peut en être donné dans un régiment de la même division, au recrutement semblable : le 56e RI. Tandis que le 134e était à la peine le 20 août, il en était de même au 56e. Le colonel Paul Diez, qui commandait le régiment d’artillerie de la division, témoin des faits, en a laissé un compte-rendu glaçant:
 

Il raconte que le 19 août vers minuit le général Bajolle, commandant la 15° Division, a accueilli dans une auberge ses subordonnés dont le colonel du 56e RI :
 

« On s’assit autour d’une table et Bajolle ouvrit la fameuse enveloppe et lut d’un air léger un ordre qui était à peu près ainsi conçu (cet ordre venait, je crois, de l’Armée) : « En vue de permettre au corps de cavalerie de passer dans les lignes ennemies, direction générale Fénétrange, les 56e et 27e régiments attaqueront respectivement de nuit les villages de Gosselming et de Dolving, de façon à assurer au corps de cavalerie le débouché de la Sarre »
 

Le colonel Hallouin regarde sa carte, réfléchit quelques instants et dit : » Mon Général, c’est bien un ordre militaire que vous me donnez ? »
 

Bien sûr, répond toujours de son air léger le général Bajolle
 

Le colonel Hallouin : C’est bien un ordre ?
 

Le Général Bajolle : Mais oui, mais oui.
 

Le colonel Hallouin : Mon général, vous pouvez être certain que je l’exécuterai ; mon honneur militaire, celui de mon régiment sont engagés. Vous pouvez être certain que tout le monde fera son devoir ; mais je permets de faire remarquer que je reçois l’ordre d’attaquer dans les conditions les plus invraisemblables ; d’abord mon régiment ne débouchera pas devant Gosselming avant le jour ; il est encore trop loin ; en outre je vais attaquer de nuit, en terrain inconnu, sans avoir rien reconnu. C’est contraire à toute règle ; de plus je ne pourrai être soutenu par l’artillerie. Je vous rends compte que mon régiment n’existera plus à 7 heures du matin et que je laisserai mon drapeau aux bagages »
 

Hallouin se leva, salua et partit.[..]
 

Le jour arrive.
 

Vers 7 h je crois, entre 2 reconnaissances, je me trouve près du général Bajolle. Il était radieux, croyant avoir remporté une victoire ; on lui avait dit que le 56e était entré à Gosselming, ce qui était vrai, mais nous apprîmes au même moment presque qu’il en était chassé et peu à peu nous commençons à voir revenir des groupes isolés, des blessés, tous les yeux hagards ; ils s’en vont vers l’arrière. Un grand Lieutenant, le bras brisé en deux endroits qu’il soutient d’un air stoïque, passe fièrement.[..] Je verrais toujours dans un groupe un grand officier, un calme, le Capitaine Fischer, la rage au cœur, les larmes dans les yeux, crier en passant au général Bajolle : « Ce n’est pas à une attaque que vous nous avez envoyés, c’est à un assassinat !» L’autre, toujours insouciant, encaisse sans rien dire. » (Fonds privé Général DIEZ, SHD.DITEX. 2007 PA 40)
 

Ces propos sont confirmés par cet extrait daté du 17 septembre 1914 du carnet de campagne du capitaine Rougé du 134e : Bajolle, le jour de l’attaque de Magnières, se frottait les mains de joie par ce qu’un général avait eu l’idée de faire une attaque de nuit pour profiter du brouillard.
 

Dans ses moments où les nerfs sont à vif, des accrochages entre cadres et troupes sont inévitables. S’il y en a eu, ils ont trouvé solution au sein du régiment, soit du fait du charisme ou de la persuasion des cadres, de la détermination des hommes ou de l’application de punitions disciplinaires internes au corps sans alerter la justice militaire. Les tensions ont pourtant été très fortes. Le 3 septembre, le chef de corps, le Lt-Colonel Perrin était relevé de son commandement et remplacé par le Colonel Sarda, officier jusque-là chef d’état-major du 8e CA, envoyé manifestement pour reprendre le régiment en main. Il ne durait que jusqu’au 25 octobre, remplacé par le Lt-Colonel Mathieu. L’année ne s’était pas encore terminée qu’il laissait la place au Lt-Colonel Le Maistre le 20 décembre. Ce dernier départ était le seul qui ne constituait pas une sanction, puisque celui qui en était l’objet, était promu au commandement d’une brigade.
 

Ces signes de mécontentement du haut-commandement ne semblent pas avoir altéré, chez l’un ou chez l’autre, la réticence à fournir au niveau de la division, des boucs émissaires piochés dans la troupe.
 

Le premier Conseil de Guerre a eu lieu le 11 septembre, au moment où la pression allemande disparaissait. Sur 6 accusés, deux étaient acquittés, 3 étaient condamnés à 1 an de prison et le dernier à 5 ans de détention. Ce dernier, accusé d’abandon de poste en temps de guerre était celui qui risquait le moins, car il était le seul dont la sanction ne comportait pas la peine de mort mais « seulement » une peine de 5 à 20 ans de détention en vertu de l’article 239 du code de justice militaire. Il avait donc reçu la peine « plancher». Après sa condamnation, il a été affecté à la 8e section des exclus métropolitains à la prison militaire de Bourges. On touche là, dès le début de guerre, à un des paradoxes de la justice militaire qui, en punissant les crimes militaires, aboutissait à éviter à certains de leurs auteurs le danger suprême qui guettait quotidiennement tous les autres combattants.
 

Les 5 autres, dont l’un accusé strictement d’abandon de poste en présence de l’ennemi et les 4 autres du même motif, du fait d’une suspicion de mutilation volontaire, pouvaient terminer au poteau d’exécution. Or, le premier était acquitté ainsi qu’un des suspects de mutilation, tandis que les 3 autres écopaient d’un an de prison, peine immédiatement suspendue par le général Bajolle commandant la Division.
 

Le 16 octobre, alors que le régiment était au repos dans une caserne de Saint-Mihiel, on jugeait 12 autres soldats, tous soupçonnés, à nouveau, de mutilation volontaire.
 

En ce domaine le 134e ne se différenciait pas du reste de l’armée française. La mutilation volontaire ou sa suspicion a été un phénomène très présent essentiellement en 1914. Le passage en Conseil de Guerre s’est fait souvent sur dénonciation de médecins militaires soupçonneux, à la découverte de blessures suspectes aux mains ou aux pieds. En 1914 sur l’ensemble de l’armée 62 soldats ont été fusillés pour ce motif.
 

Pour le 134e, on ne dispose pas de tous les avis des médecins mais nous en insérons un :
 


On a ici l’exemple du médecin aide major de 1ère classe Alizon qui est resté prudent et ne s’est pas laissé aller à soupçonner explicitement une mutilation volontaire. Cette prudence explique peut-être que sur les 12, neuf de ces soldats ont été acquittés et les 3 derniers n’ont été condamnés qu’à 1 an de prison, preuve d’un manque de conviction des juges sur leur culpabilité.
 

En tout cas, ces jugements montrent que certains juges n’ont pas jugé sous la pression. En effet, le général Dubail, commandant la 1ère armée avait été très clair dans sa mise en garde du 2 septembre (SHD 19 N 40)
 

« J’apprends que des cas de mutilations volontaires deviennent de plus en plus nombreux, notamment au 8e Corps (régiments bourguignons) et au 14e Corps (régiments rhône-alpins). J’invite les généraux et chefs de corps à sévir avec la plus grande rigueur. Il faut des exemples immédiats et pour cela actionner les conseils de guerre. Je rendrai les officiers généraux et supérieurs personnellement responsables de l’inexécution de ces mesures de rigueur qui ne sont que des mesures de salut public »
 

Le message avait été relayé au niveau du 8e CA :
 


Cette réaction n’a, semble-t-il pas été considéré comme assez énergique. Le général Dubail a mis sa menace à exécution. Le 13 octobre, le général Castelli était privé de son commandement du 8e Corps d’Armée tandis que le 17 du même mois, le général Bajolle cédait son commandement de la 15e division au général d’Armau de Pouydraguin. Plusieurs raisons ont pu amener le général Dubail à prendre ces décisions. Le laxisme dans la répression a dû entrer en ligne de compte.
 

Il n’en était pas de même au 14e Corps d’Armée qui se montra plus obéissant. En une semaine, du 5 au 12 septembre, 12 hommes y étaient fusillés pour mutilation volontaire.
 

A la 15e Division et en particulier au 134e RI, les juges n’ont pas estimé que cette tendance à l’automutilation devait être combattue par des exécutions pour l’exemple. La même attitude s’est retrouvée au niveau du général commandant la division, qui, comme après le jugement du 11 octobre a suspendu immédiatement « jusqu’à la fin de la campagne » les peines de prison des condamnés.
 

Le Conseil de Guerre n’aura plus à juger jusqu’à la fin de l’année que 4 hommes. Le premier le sera le 12 octobre. Soupçonné de mutilation, et sourd aux exhortations du général Dubail, on s’en tiendra à la faible peine d’un an de prison, immédiatement suspendue. Le 1er décembre le cas était un peu différent. L’homme jugé avait abandonné son poste. Les juges ont estimé qu’il ne l’avait pas fait en présence de l’ennemi. Ce distinguo subtil fait qu’au lieu de risquer la peine de mort, il ne pouvait écoper que de deux à 5 ans de prison. Le Conseil de Guerre l’a envoyé en prison pour 4 ans, peine immédiatement suspendue.
 

Les deux inculpés du 19 décembre le sont pour des faits de délinquance. Ils ont été surpris tous les deux lors d’un vol dans « un édifice consacré au culte ». La sentence a été d’un an de prison pour l’un et de 2 ans pour l’autre. Le général n’a pas fait d’exception et a aussi suspendu leurs peines.
 

A la fin de ce survol, on peut avancer que, malgré les restrictions apportées dans les procédures judiciaires en ce début de guerre, l’année 1914 laisse donc apparaître une répression modérée malgré les sévères recommandations du Grand Quartier Général pour enrayer par l’intimidation les mutilations volontaires. Dans une instruction du 12 septembre 1914 aux Commandants d’Armées, il est souligné que la mutilation volontaire dont se rend coupable un militaire constitue, suivant les cas d’espèces et d’après les circonstances particulières à chaque affaire soit le crime de « refus d’obéissance », soit le crime « d’abandon de poste ». Le premier relève de l’article 218 du code justice militaire, le second relève de l’article 213 mais dans les 2 cas, la peine est la mort.
 

Cet encouragement à monter aux extrêmes en matière de condamnation n’a donc pas été suivi à la 15e DI.
 

Le général commandant la 15e DI, confronté à la clémence des juges, ne semble pas en avoir pris ombrage puisque, à l’exception d’un cas, il a suspendu toutes les condamnations à l’emprisonnement. Il a refusé cette suspension uniquement pour le soldat inculpé de désertion en présence de l’ennemi.
 

Ainsi, alors que les problèmes d’ordre disciplinaire semblent avoir été résolus de manière interne au corps, les quelques affaires qui ont été portées à la connaissance de la division, et traitées par le Conseil de Guerre, n’ont pas eu de graves conséquences pour les prévenus. Sur 22 accusés, le Conseil en a carrément acquitté 11. Pour les 11 autres, il n’a pas été au delà de 5 ans de détention. Que ce soit avec le général Bajolle ou son successeur la ligne de conduite divisionnaire a été de suspendre les peines quasi systématiquement, puisque sur les 11 condamnés, 10 ont bénéficié de cette décision.
 

Sur le plan global, Prisme a recensé en 1914, 211 condamnations à mort, soit environ 53 par mois sur le dernier quadrimestre de 1914. Le 134e s’est maintenu hors de cette spirale infernale, la peine de mort n’ayant jamais été prononcée durant ce laps de temps.
 

A y voir de plus près, cette divergence apparente amène à mettre en garde contre la tentation des conclusions hâtives. Méthodologiquement, il faut souligner que parler des condamnations en se référant à une moyenne mensuelle conduit à des impasses et des erreurs d’interprétation. Le 134e, en ce qui concerne les condamnations à mort, n’a fourni aucun des 211 condamnés à mort de 1914. Ces derniers se sont répartis sur un nombre inégalement déterminé d’unités. Ces dernières ont pourtant été confrontées aux mêmes difficultés. On devrait retrouver un niveau de répression semblable dans à peu près tous les régiments. Ce n’a pas été le cas. Or, à moins de supposer qu’il puisse exister des unités, alors de recrutement régional, composés de soldats, plus particulièrement indociles ou moins patriotes que la norme, on peut s’interroger sur une justice, capable, confrontée aux mêmes types de « crimes », de condamner sans retenue ici ou avec précaution là. On constate que les deux manières de faire ont pu coexister, en dépit des pressions probables du haut-commandement, et que donc le code de justice militaire le permettait et l’a permis, dans la pratique.

Le vilain mot de « justice arbitraire »pourrait ici pointer son nez. Cette question va désormais rester en filigrane dans l’observation que nous entamons maintenant des années 1915 et au-delà.
 

2 - Année 1915 : 53 jugements
 

     Comment s’est passée l’année 1915 au 134e ?
 

Rivé à son secteur, le 134e durant l’hiver et le début du printemps a combattu plus l’ennui et les conditions climatiques que les entreprises de l’adversaire. Ce n’est qu’en avril-mai lorsque le haut commandement a essayé vainement de « réduire la hernie ou saillant de St Mihiel » que le 134e a renoué avec un niveau de pertes significatif. Ceci étant, le régiment a été moins en pointe que par exemple le 56e RI qui, s’estimant engagé plus souvent qu’à son tour, a connu à deux reprises en mai des refus collectifs de remonter à l’attaque (Voir l’article « une catastrophe évitée : 23 condamnés à mort dans l’enfer du bois d’Ailly »)
Le régiment a envoyé peu d’inculpés au Conseil de Guerre :
 


En janvier : 2
     -1 désertion à l’intérieur
     -1 abandon de poste
 

En février : aucun inculpé
 

En mars : 3
     -1 vol
     -2 outrages à supérieurs
 

En avril : 4
     -1 outrages à supérieur
     -3 refus d’obéissance
 

Si le commissaire rapporteur a reconnu qu‘il fallait juger des cas avérés d’abandons de poste, de désobéissances ou outrages, il a évité sauf une fois, de les caractériser par « en présence de l’ennemi », éloignant ainsi la menace de la condamnation à mort. Aussi les sanctions ne sont pas disproportionnées. En janvier, déserter à l’intérieur a valu à l’un 3 ans de travaux publics et à l’autre qui avait abandonné son poste 2 ans de prison. En mars, petit problème de discipline, deux hommes avaient été traduits en justice pour avoir outragé leurs supérieurs. L’un s’en tirait avec 2 ans, tandis que le second était acquitté. Quant au troisième du mois, surpris à voler, il était condamné à un an de prison. En avril, on retrouvait des frottements de caractère. Les 4 plaintes posées concernaient 3 refus d’obéissance et des outrages à supérieurs. Le Conseil de Guerre avait sanctionné d’un an de prison l’auteur du refus accompagné d’invectives et acquitté les trois autres.
 

En mai : 10
 

Avec la qualification « sur un territoire en temps de guerre »
     -4 abandons de poste
     -2 refus d’obéissance
     -2 outrages
     -1 voies de fait
 

Avec la qualification « en présence de l’ennemi »
     -1 abandon de poste
 

Le mois de mai a été au 134e marqué par des engagements sanglants, mais non massifs, notamment les 6 et 14 mai. 10 soldats y ont pris le chemin du Conseil de Guerre. A côté des classiques « abandons de poste » (4), « refus d’obéissance » (2) hors phases de combat, « outrages » (2), se surajoutent des voies de fait et un abandon de poste en présence de l’ennemi.
 

Le Conseil semble marquer une certaine indépendance par rapport au souhait des cadres du 134e d’obtenir des condamnations. Celui qui risquait le plus car accusé d’abandon en présence de l’ennemi, ressortait acquitté du tribunal. Pour voies de fait, destructeur du respect de la relation hiérarchique, son auteur prenait« pour l’exemple » 5 ans de travaux publics, peine la plus haute donnée jusque-là. En avril, les trois refus d’obéissance avaient paru aux juges infondés puisqu’ils avaient acquitté leurs auteurs, mais en mai, les deux nouveaux refus étaient frappés de 5 ans d’emprisonnement. Pour les deux outrages à supérieur, les débats de l’audience avaient décidé les juges à en acquitter un tandis qu’il infligeait 5 ans de prison à l’autre. Même indépendance face aux reproches d’abandon de poste : 5 ans de prison pour l’un, acquittements pour les 3 autres.
 

Les combats d’avril-mai ne semblent pas être la raison de la progression du nombre de prévenus, car on ne dénote qu’un seul cas d’abandon de poste en présence de l’ennemi.
 

On ne peut conclure en un lien net entre opérations et répression.
 

En juin : 2
     -1 vol
     -1 outrages
 

Après l’échec de la tentative offensive d’avril-mai, juin est plus calme. Il en est de même pour la Justice. Seuls deux inculpés sont jugés. Celui qui a outragé ses supérieurs prend un an tandis que le deuxième suspecté d’un vol au détriment d’un civil est acquitté.
 

En juillet : 12
 

Avec la qualification « sur un territoire en état de guerre »
     -3 désertions
     -3 abandons de poste
     -4 refus d’obéissance
     -1 outrages
     -sentinelle endormie : 1
 

Le mois de juillet est plus agité du fait de réactions violentes allemandes qui arrachent des lambeaux de tranchées, mettant le 134e en obligation de les reconquérir. Le régiment renoue avec les pertes comme le 8 juillet : une trentaine de tués, 150 blessés et une vingtaine de disparus, phénomène sensible car ces pertes concernent le même bataillon. Le fait que le régiment présente ce mois-là 12 inculpés traduit-il un aigrissement des relations de discipline ? Difficile à dire. En tout cas, il n’y a aucune plainte pour manquement « en présence de l’ennemi ». On reste toujours à la faute moins pénalisante de « sur territoire en état de guerre ». Trois ont déserté. Deux ont pris 4 ans, le troisième deux ans. Les trois qui ont abandonné leur poste ont été différenciés. L’un deux a pris 2 ans de travaux publics, les deux autres se sont haussés à 4 ans de la même peine. Le refus d’obéissance est toujours plus difficile à établir. Sur les 4 concernés, l’un est renvoyé pour complément d’enquête, le second est acquitté, le troisième prend 2 ans de prison et le dernier 5 ans de travaux publics. Les outrages sont toujours mal accueillis : 5 ans pour celui qui s’y est prêté. Pour mémoire la sentinelle trouvée endormie à son poste est sortie libre du tribunal.
 

Un incident significatif a eu lieu en ce mois de juillet. Le général Blazer, commandant la Division, a été gravement blessé le 12 juillet et a cédé la place au général Collas. Dans l’affaire du 56e RI, on a pu le percevoir comme un homme intransigeant, ne reculant pas devant l’idée de faire quelques exécutions « pour l’exemple ». Sur le long terme, il apparaît toutefois que pour les fautes « hors présence de l’ennemi », il a été partisan de passer l’éponge en suspendant, dans une très large mesure, l’exécution de la peine des condamnés.
 

En août : 10
 

Avec la qualification « en présence de l’ennemi »
     -2 désertions
     -2 abandons de poste
 

Avec la qualification « sur un territoire en temps de guerre »
     -2 refus d’obéissance
     -2 outrages
     -1 désertion à l’intérieur
     -1 vol
 

Août a permis au 134e de retrouver une vie moins agitée mais le nombre d’inculpations y est resté quasiment aussi élevé qu’en juillet : 10. On commence à trouver des infractions « en présence de l’ennemi » avec en conséquence une tendance à l’allongement des peines et au recours plus fréquent aux « travaux publics », bagne militaire en Afrique du Nord. Ainsi les deux déserteurs « en présence de l’ennemi » sont condamnés à 10 ans de ces travaux publics. Deux soldats ont comparu pour abandon de poste en présence de l’ennemi. Les peines sont contrastées : la mort pour l’un, 5 ans de détention pour l’autre. C’est ce 7 août 1915, après un an de guerre, qu’un Conseil de guerre de la 15e Division prononce pour la première fois une sentence de mort envers un soldat du 134e. Les deux refus d‘obéissance en temps de guerre sont assez sévèrement sanctionnés : les travaux publics à raison de 5 ans pour l’un et de 10 ans pour l’autre. Les outrages ont été aussi réprimés avec peines différenciées pour leurs deux auteurs : 5 ans de travaux publics pour l’un, 2 ans pour l’autre. Dans l’absolu la peine de 2 ans de travaux publics semble rigoureuse pour celui à qui l’on reproche une désertion à l’intérieur. Enfin, l’accusé de vol est condamné à 2 ans de prison.
 

En septembre : 5
 

Avec la qualification « En présence de l’ennemi dans les autres cas »
     -1 abandon de poste
 

Avec la qualification « sur un territoire en temps de guerre »
     -1 abandon de poste
     -1 abandon de poste combiné avec une désertion à l'intérieur en temps de guerre avec récidive
     -1 refus d’obéissance
     -1 outrages
 

En septembre, en absence des pièces du dossier, on ne peut que s’étonner de voir que le seul condamné, « en présence de l’ennemi » ne l’a été qu’à deux mois de prison pour abandon de poste en présence de l’ennemi. Risquant la mort, il a été frappé d’une peine ridicule. Pourquoi n’a-t-il pas été acquitté ?
 

Les peines ne sont pas excessives pour les autres : 2 ans pour un abandon de poste simple et 5 ans de travaux publics pour un abandon doublé de désertion avec récidive. Le refus d’obéissance n’a été sanctionné que d’un an de prison. Quant aux outrages pendant le service, esclandre public, refus d’obéissance envenimé, ils ont été sanctionnés par 5 ans d’emprisonnement.
 

En octobre : 3
 

Avec la qualification « Sur territoire en temps de guerre » :
     -3 abandons de poste
 

En octobre, la 15e DI, dont le 134e, est venue payer son écot à la tentative de percer le front en Champagne. Du 6 au 8 octobre, le 134e va se lancer, à côté du 56e dans de vains assauts terriblement dévastateurs en vies humaines. Le JMO du 56e très fourni relate les plaintes de son chef de corps irrité, tant du pilonnage systématique de l’artillerie lourde française sur ses hommes, que de la découverte que les tranchées adverses et leur réseau de barbelés apparaissaient intacts. Le 8 octobre, ce chef de corps, le colonel Duchet, cessait de se plaindre car tué en rejoignant ses hommes dans un fortin allemand conquis.
 

Le JMO de la 15e DI note à la date du 6 octobre :
« 2 Bataillons du 134e passent la journée devant les réseaux allemands étendus sur le sol. Les mitrailleuses ennemies ne leur permettent aucun mouvement. Ils ne peuvent rentrer dans leurs tranchées qu’à la nuit. »
 


Après ces journées d’épouvante, le 134e était relevé, déplorant la mort du chef de bataillon Regnaud particulièrement apprécié et la perte en tués, blessés, disparus de 800 hommes. Il changeait une fois de plus de chef de corps, le Lt-Colonel Duperrier étant évacué.
C’est un régiment à reconstituer physiquement et moralement qui retournait, pour y passer l’hiver, dans le secteur qu’il avait quitté pour cet intermède sanglant de Champagne, court et meurtrier.
Cet événement, en dépit des traumatismes vraisemblables qui s’en sont suivis, n’a pas amené de relâchement de la discipline au sein du régiment. Seuls trois soldats ont comparu pour abandon de poste. Les peines ont été modérées : 3 ans de travaux publics pour l’un, 2 ans pour les deux autres.
 

En novembre :
 

Avec la qualification « sur territoire en temps de guerre »
     -2 abandons de poste
 

Le Conseil de guerre ne sera plus guère sollicité pour le restant de l’année, seulement en novembre pour deux abandons de poste, sanctionnés pour l’un de 3 ans de travaux publics et l’autre de 3 ans de prison.
 

Si l’on tente une approche, quelques faits saillants apparaissent :
 

La modération du commissaire rapporteur :
 

Si ce régiment n’a peut-être pas été aussi souvent au feu que d’autres, il y a eu sa part, dans des engagements violents, même si, de courte durée. Il a donc eu son lot de traumatisés, de choqués « en présence de l’ennemi ». On s’est aperçu que le commissaire rapporteur a eu très peu recours à cette circonstance aggravante. Utilisée quatre fois, elle n’a toutefois entraîné qu’une exécution. A la modération du commissaire rapporteur s’est ajoutée celle des juges.
 

La modération des juges :
 

La majorité des infractions ont été qualifiées en l’absence de l’ennemi, ce qui a donné aux juges une plus grande latitude dans la gradation des peines. Ils en ont largement usé, comme on a pu le voir avec un éventail de sanctions très ouvert. Une interprétation bienveillante tendrait à y voir le fruit d’une étude approfondie de chaque dossier en fonction du contexte. Plus critique, une autre serait qu’un code qui permet de tels écarts laisse la porte ouverte à la prise de décisions arbitraires de la part des juges.
 

Les 9 acquittés, soit 17% des traduits en justice, ne se sont en tout cas pas plaints d’échapper à la sanction en dépit parfois d’un dossier d’accusation lourd.
 

La modération du général commandant la Division :
 

La majorité y a en fait échappé du fait qu’elle a bénéficié d’une quasi automaticité de la suspension d’exécution de la peine. Sur les 43 condamnés à la prison ou aux travaux publics, 35 n’ont pas été incarcérés mais réincorporés dans un autre régiment que le leur. Tous les condamnés pour outrages (9) se sont trouvés dans ce cas. De ce fait, il est inutile de gloser trop sur les disparités arbitraires des peines infligées aux accusés pour des infractions apparemment semblables. Par la suspension de peine, ils se retrouvaient tous, de fait, dans la même situation.
 


Nous pensons que les juges n’ont pas été dupes du fait que leurs délibérations, quand elles ne concluaient pas à la mort, avaient finalement peu d’impact sur la vie des condamnés. A partir du mois de mai, les sanctions ont commencé à s’élever jusqu’à 10 ans de travaux publics, mais, concrètement, ceux sur qui elles tombaient se retrouvaient, par la suspension, dans la même situation que ceux condamnés moins sévèrement.
 

Des condamnations « pour la galerie ?» :
 

Cette Justice militaire, se voulant intimidatrice, restait simplement impressionnante par le cérémonial qui l’entourait, la lourdeur apparente des peines infligées, infamantes car annoncées publiquement, mais elle ne donnait aucune assurance que les peines prononcées seraient exécutées.
 

En 1915, une seule sentence a été appliquée jusqu’au bout : celle qui a condamné à mort le soldat Tixier dont le sort va être développé plus loin.
 

En face, sur les 43 condamnés (52 moins 9 acquittés), 35 ont bénéficié d’une procédure de suspension de peines, et ont repris leur place au front.
 

De plus, certains envoyés purger leur peine ont aussi bénéficié de cette possibilité, après un temps plus ou moins long sous les barreaux.
 

Ainsi on connaît le sort de l’un deux, qui a essuyé un refus de suspension de sa peine de 10 ans de travaux publics, car il avait déjà été condamné au sein d’une autre unité, ce qui avait entraîné sa mutation au 134e. Ecroué à la centrale de Clairvaux, il a eu toutefois sa peine suspendue en mai 1918 et a contracté un engagement volontaire au sein du 10e RI. Blessé en juin 1918, de retour dans son unité, il sera classé au « service auxiliaire ».
 

Un autre condamné à 5 ans de travaux publics pour voies de fait hors du service et outrages par gestes et menaces envers des supérieurs, a été écroué le 29 novembre 1915 à l’atelier de travaux publics d’Orléansville. Le 8 novembre 1916, il obtenait une première remise de sa peine de 2 ans et demi puis, mis en suspension de peine, il était muté le 9 août 1917 au 56e RI. Le 15 juillet 1917, il avait obtenu une remise du restant de sa peine.
 

Aux cas de suspension immédiate de peine, il faut y adjoindre, donc, ceux de suspension différée.
 

Ainsi pour 1915, il reste à constater que les décisions prises par le Conseil de Guerre envers les accusés du 134e n’ont contribué que d’une manière infime à garnir les prisons, déjouant peut être en partie en cela les espérances de certains d’entre eux d’obtenir, par leur condamnation, l’occasion de se mettre à l’abri du feu.
 

Tout se passe comme si les décisions du Conseil de Guerre constituaient des coups de semonce destinés à inciter les condamnés à ne pas récidiver. Objectif atteint que partiellement. Nous verrons par la suite, qu’au fil du déroulement de la guerre, la proportion de récidivistes ne cessera d’augmenter.
 

3 - Année 1916 : 44 condamnations
 

     Parcours du 134e RI en 1916
 

La 15e DI fait partie des grandes unités qui ont juste effleuré (en le payant cher toutefois) Verdun et ignoré la Somme.
 

En effet alors que le nom de Verdun monopolisait l’attention de tous, à partir de fin février 1916, et alors qu’on avait popularisé l’idée que, tour à tour, les unités allaient alimenter la noria de troupes, la 15e DI n’a été concernée qu’en août. Auparavant, elle a poursuivi la garde face au bois d’Ailly, renforçant son dispositif troublé seulement par les explosions de mines ou des coups de main. Fin juin, elle a rejoint le camp de Saffais pour se remettre en selle en vue des opérations offensives qu’on projetait de lui faire exécuter.
 


La Justice militaire a fonctionné sans trait saillant.
 

Janvier : 3
 

En « temps de guerre » :
     -1 refus d’obéissance
     -2 abandons de poste et désertion
 

Le refus d’obéissance conjugué à un outrage n’a pas paru aux juges très préoccupant, comme en témoigne la peine modérée d’un an de prison. Pour les abandons de poste, on est plus perplexe. Celui qui a cumulé un abandon, une désertion et un vol, avec récidive a pris 2 ans de travaux publics. Celui qui ne s’est fait remarquer que par abandon et désertion a pris 3 ans de travaux publics.
 

Février : 6
 

En « temps de guerre » :
     -1 abandon de poste
     -1 abandon de poste par absorption d’acide picrique
    -3 abandons de poste et désertion à l’intérieur dont un en récidive
     -1 désertion à l’intérieur
 

Il n’y a toujours pas de condamnation « en présence de l’ennemi ». Apparaît toutefois fréquemment la désertion à l’intérieur. Depuis juillet 1915, les permissions ont été rétablies et la tentation est grande, en fin de permission, de rester chez soi, les sanctions n’étant pas vraiment dissuasives en cas de capture. A l’exception d’une seule, toutes les autres s’échelonnent entre 3 ans de prison et 2 à 3 ans de travaux publics. L’exception concerne celui qui a ingéré de l’acide picrique. Toxique, l’acide picrique pouvait par ses effets faire penser à des maladies hépatiques. Il s’agissait donc d’une tentative de mutilation volontaire. Pour cette faute, dans une autre division, deux soldats ont au moins été fusillés. Ici, le Conseil de Guerre s’est contenté de 6 mois d’emprisonnement. On ne connaît pas la raison de cette mansuétude.
 

Mars : 6
 

En « présence de l’ennemi » :
     -1 abandon de poste
     -1 abandon de poste par mutilation volontaire
 

En « temps de guerre » :
     -1 abandon avec désertion et récidive
     -1 désertion
 

Divers :
     -1 propagation de propos défaitistes
     -1 insoumission.
 

Le Conseil de Guerre continue à se refuser à se laisser corseter par des barèmes. S’il inflige 3 ans de travaux publics à l’abandon de poste simple « en présence de l’ennemi », passible de la mort, il redouble d’indulgence envers le soupçonné de mutilation volontaire en ne le frappant que d’un mois de prison. Pour le reste les désertions continuent, sanctionnées de 2 à 4 ans de travaux publics. La guerre s’éternisant, la récidive apparaît de plus en plus. Si la condamnation à un an de prison pour propos défaitistes peut se concevoir, celle de 5 ans de travaux publics pour insoumission paraît un peu sévère.
 

Avril : 1
 

En « temps de guerre » :
     -1 abandon de poste et désertion
 

La sanction est dans la norme : 2 ans de prison.
 

Mai : 3
 

En « temps de guerre » :
     -2 désertions à l’intérieur
     -1 outrages
 

Pour les outrages, il semble que le barème s’est à peu près établi : 5 ans de travaux publics
 

On note la persistance des désertions, toujours peu sanctionnées : 3 mois. L’un même des accusés a obtenu sursis à l’exécution, n’ayant donc point besoin d’une suspension de peine.
 

Il a bénéficié des nouvelles mesures inscrites dans la loi du 27 avril 1916 :



Art. 2 L’article 1er de la loi du 28 juin 1904, modifiant la loi du 26 mars 1891 sur l'atténuation et l'aggravation des peines (lois de sursis) est remplacé par les dispositions suivantes :
 


Juin 1916 : 6
 

En « présence de l’ennemi » :
     -1 abandon de poste
 

En « temps de guerre » :
     -2 désertions à l’intérieur
     -1 outrages
     -1 voies de fait
     -1 vol
 

On persiste à observer des jugements paraissant incohérents. Si le commissaire rapporteur a qualifié l’abandon de « en présence de l’ennemi », c’est qu’il compte requérir une peine sévère. Or, la sentence a été de un mois de prison assorti du sursis. En revanche, pour les deux désertions, l’un prend 3 mois et l’autre 5 ans. Les outrages, ce mois-ci, sont considérés comme mineurs : 6 mois. Pour les voies de fait, domaine sensible, la peine est de 5 ans de travaux publics. Le vol a été sanctionné d’un emprisonnement de 5 ans.
 

Juillet : aucun jugement
 

En juillet, alors que le régiment s’entraîne pour les futurs combats, le 134e n’envoie aucun de ses hommes au Conseil de Guerre.
 

Sur ces 7 mois, pas un jugement n’a dépassé 5 ans de travaux publics. Cette différenciation des durées de peine a toutefois peu de sens puisqu’elle n’a pas été appliquée, les condamnés ayant été systématiquement bénéficiaires de la suspension de peine, hormis les deux ayant obtenu le sursis.
 

Fin juillet le régiment quittait l’entraînement pour rejoindre Verdun. Sous les ordres du général Mangin, la 15e DI venait, en tant que troupe de choc « résorber la poche de Fleury ». Du 25 juillet au 11 août, avec un paroxysme du 4 au 9 août, attaques et contre-attaques se succédaient, avec une grande agressivité des deux côtés, dans les ruines de Fleury.
 

Les anciens y retrouvaient les sujets d’indignation d’octobre 1915 : des combats menés au sein d’un grand mélange d’unités devenant incommandables dans l’attaque et dans les reflux, une artillerie d’appui mal assurée s’abattant sur ses propres combattants.
 


Transcription du document ci-dessus :
 


En août 1916, la lutte à Verdun est passée au deuxième plan depuis le déclenchement de l’offensive de la Somme en juillet, mais la défense allemande, en contre-attaque, est toujours aussi efficace, aussi redoutable. On publie in fine des bulletins de victoire, mais les gains sont aussi dérisoires qu’en Champagne 1915 et les pertes aussi importantes.
 

Voici le bilan des pertes de la 15e DI depuis janvier 1916 jusqu’à la période « Fleury ».
 


Le 134e n’est pas celui qui a le plus souffert, comme en témoigne ce relevé du 13 août :
 


A lire ce récapitulatif, on peut néanmoins imaginer le traumatisme causé au 1er Bataillon, démoralisé par de telles pertes pour des résultats minimes, bien en deçà des objectifs assignés. Le village de Fleury sous Douaumont, ou du moins ses ruines, est resté, après cette saignée, encore aux mains des allemands.
 

Retournée au régime de garde des tranchées et de l’entrainement, la division se sait destinée à intervenir sur la Somme qu’elle rejoint fin novembre.
 

Les pertes de septembre à fin décembre à la 15e DI sont globalement de 257 hommes. A noter la mise sur pied d’une compagnie de discipline, chargée d’encadrer ceux dont on estime qu’il peut leur été fait l’économie d’un passage en Conseil de Guerre et dont il est nécessaire qu’on ne les maintienne pas dans la troupe où ils donnent le mauvais exemple.
 

Août 1916 : 6
 


En « présence de l’ennemi » :
     -1 désertion et abandon de poste
 

En « temps de guerre » :
     -4 désertions à l’intérieur
     -1 vol et outrages
 

Tout d’abord il faut noter que les combats meurtriers d’août, n’ont pas fourni plus de candidats au Conseil de Guerre qu’en temps normal. A ce sujet, il est intéressant de noter la remarque du Chef de Bataillon Fouin du 134e le 5 août au plus fort du combat. Il reconnaît qu’il y a eu à un moment quelques « légers flottements », pour ne pas dire « reculs intempestifs » et ajoute : « On ne les empêchera jamais, malgré toutes les menaces de conseil de guerre. D’ailleurs où nous sommes, c’est le revolver seul qui parle » :
 


Il ne faut pas déduire hâtivement de cela que la troupe marche sous la menace de l’exécution sommaire, mais qu’au paroxysme de l’action, la vue d’un revolver en main d’un gradé vociférant est efficace pour rappeler chacun à son devoir. On a confirmation aussi que les gradés ne dépensent pas trop de salive à menacer du conseil de guerre, menace inopérante en pleine action. Une fois la situation rétablie, à postériori, on n’éprouve aucun besoin d’envoyer en conseil de guerre ceux qui ont momentanément flanché.
 

L’encadrement a son rôle dans la minimisation des traductions en Conseil de Guerre et dans la mise en place des suspensions. Le jugement porté sur le commandant de la 15e DI, par le général Diez, laisse à penser qu’il s’inscrit dans cet état d’esprit :
« Le général Collas, que je vois pour la première fois est mon aîné de 6 ans. Très aimé de ses troupes, plein de jugement et d’expérience, il est le type du vieux soldat de métier, qui sait ce qu’on peut demander à un fantassin et comment il faut le prendre pour obtenir de lui plus encore ».
 

En revanche le Conseil de Guerre sert surtout à lutter contre la désertion. Celui qui s’en est rendu coupable en présence de l’ennemi est condamné à 10 ans de travaux publics, peine inférieure à la mort potentielle, mais élevée par rapport aux habitudes de la division. Le commandement cette fois ne prononce pas, en plus, la suspension. Trois désertions à l’intérieur entraînent entre 3 et 4 ans de travaux publics, tandis qu’inexplicablement la 4ème ne provoque qu’une peine de 2 mois. Pour vols et outrages, la peine assez commune de 5 ans de réclusion est donnée.
 

Septembre : 6
 

En « temps de guerre » :
     -6 désertions à l’intérieur
 

La désertion devient l’unique préoccupation, mais cela n’entraîne pas de la part du Conseil de Guerre, une inflation des peines. Elles sont même plus faibles que celles prononcées le mois précédent : 5 peines d’un an, une seule de 2 ans.
 

Octobre : 2
 

     -1 voies de fait
     -1 bris de clôture et ivresse
 

Novembre : 5
 

En « temps de guerre » :
     -1 désertion
     -1 outrages
 

Divers
     

     -1 pêche à l’explosif
     -1 sentinelle endormie
     -1 injure aux armées
 

La fin de l’année judiciaire au 134e se caractérise par une quasi extinction du rôle du Conseil de guerre. Tout ce qui lui est présenté est de peu de gravité. Si les voies de fait sont toujours sanctionnées, ici, de 2 ans, toutes les autres infractions ne dépassent pas 6 mois (2 mois, 2 mois, 6 mois, 1 mois, 3 mois). La pêche à l’explosif vaut à son auteur une amende de 16 francs.
 


Réflexion sur l’année 1916:
 

On peut noter l’extinction du sous-groupe des acquittés. Quelle en est la raison ? Difficile à dire. Les motifs de présentation en Conseil de Guerre sont-ils mieux établis ? La possibilité de jouer des circonstances atténuantes, donc d’infliger des peines moins lourdes qu’auparavant incite-t-elle à punir des hommes que, dans la période précédente, on préférait acquitter même si coupables, par refus de la conséquence que cela entraînait ?
 

Ensuite, on peut s’étonner de ne pas voir apparaître ce qui est la nouveauté de l’année 1916, au niveau des armées, à savoir des condamnations à mort par contumace pour passage à l’ennemi. Il n’y en a aucune au 134e et une seule sur l’ensemble de la 15e DI (au 10e RI). Que ce soit sur le saillant de Saint-Mihiel ou à Verdun, cette pratique semble n’avoir pas effleuré le 134e. Il faut rester prudent. La 15e DI a peut être choisi comme étant de bonne politique, de ne pas faire de publicité à cette tentation.
 

Le 134e a suivi, en revanche, la tendance générale en ce qui concerne la préoccupation du commandement face à l’émergence nette de la désertion à l’intérieur. Ils ont été 19 sur 44, soit 43%, à être frappés de peines allant de 2 mois à 10 ans de travaux publics : 15 d’entre eux ont eu leur peine suspendue, 3 ont bénéficié d’un sursis. Voici comment ce sursis était annoncé :
 


En définitive un seul des 19 a rejoint un lieu d’incarcération.
 

Par ordre d’importance arrive ensuite le sous-groupe des 7 abandons de poste temps de guerre. Frappés de peines assez diversifiées, ces inculpés n’en ont pas mesuré la rigueur, car ils ont été tous suspendus.
 

Les 3 outrages à supérieur n’ont pas eu non plus de conséquences trop graves : 2 suspensions et un sursis à exécution.
 

Trois d’entre eux étaient passibles théoriquement de la peine de mort car en infraction en présence de l’ennemi. Ils en avaient été mis à l’abri par le jugement, l’un par l’obtention du sursis à une peine d’un mois et les deux autres par la suspension. A noter le cas de celui qui avait ingéré de l’acide picrique, qui ne pouvait le nier comme indiqué ci-dessous, et qui pourtant n’avait pris que 6 mois et à qui on n’a pas refusé la suspension :
 


Les deux cas d’injures envers l’armée ou propos défaitistes ont aussi abouti à la suspension.
 

La sentinelle endormie a bénéficié du sursis, tandis que la suspension a évité l’emprisonnement à celui qui a brisé des clôtures. Celui qui était insoumis, l’auteur de coups et blessures, de voies de fait ou de refus d’obéissance en temps de guerre ont eu leurs peines suspendues. Il en a été de même pour un des deux condamnés pour vol, le 2ème étant incarcéré.
 

En ce qui concerne les suspensions, il faut noter que leur pourcentage a baissé par rapport à 1915. Elles n’ont bénéficié qu’à 34 des 44 condamnés, ou plutôt 38, car les 6 qui ont directement obtenu le sursis de leur peine du conseil de guerre, n’étaient pas candidats à la suspension. Cela nous donne un pourcentage de suspendus de 77% (en 1915 : 85%)
 

Autre nouveauté par rapport à 1915, la loi du 27 avril 1916, a été mise en vigueur sur les 7 derniers mois de l’année. Sur les 28 condamnés de cette dernière période, les circonstances atténuantes ont été reconnues à 21 d’entre eux, soit 75%. On peut s’étonner de ce score qui semble indiquer que cette possibilité était attendue par les juges, à constater la prodigalité avec laquelle ils se sont mis à en user dans les conseils de guerre.
 


Enfin le recours au sursis a donné aux juges une plus grande palette de jugements. On peut penser que ceux bénéficiaires de ces sursis auraient peut-être, avant la loi du 27 avril 1916, été acquittés précédemment.
 

Il est à noter comme dans le cas du soldat Peyrot qu’un des arguments qui déclenche le sursis à l’exécution est l’absence de condamnations antérieures. Le Conseil de Guerre tient à faire la différence entre inculpés pour la première fois et récidivistes. Le premier fléchissement perd de son côté infamant, le sursis indiquant que les juges militaires relativisent l’importance de la faute commise et font le pari qu’elle ne se reproduira pas.
 

On peut hasarder, au vu de ces résultats, que les juges des conseils de guerre n’ont manifestement pas eu de la répugnance à mettre en œuvre les nouvelles procédures inscrites dans la loi du 27 avril, mais même y ont trouvé un moyen de mieux assurer leur tâche. Cela s’est-il confirmé en 1917 ?
 

4 - Année 1917 : 41 condamnations
 

     Le 134e débute l’année 1917 dans la Somme mais rapidement il est envoyé au repos à Grandvilliers pour quelques jours puis au Sud de Châlons sur Marne avant de retourner en ligne en Champagne à Auberive, à la butte du Mesnil, absorbé dans les combats autour de l’ouvrage Guerlais, où il restera jusqu’au début août. Le courant du mois d’août trouvera le régiment au repos à Fontaine sur Coole. De retour fin août dans le secteur de Beauséjour, il y stationnera le restant de l’année 1917.
 

Le 134e a suivi le destin de la 15e DI qui a eu la particularité d’éviter les grandes offensives : d’abord celle du Chemin des Dames, puis celles en coups de boutoir de Verdun en août et de la Malmaison en octobre. La 15e DI aurait pu participer à l’attaque du 17 avril sur les hauteurs au Nord de Reims, mais en avril le 8e CA est parti pour cette offensive en laissant sur place la 15e DI. En août, le 8e CA est revenu en Champagne et a récupéré sa 15e Division. Pour cette dernière, cela n’a entraîné aucun changement de mission. Cette division a donc passé l’année 1917 en Champagne sur des lieux qu’elle avait connus en 1915. Elle a surtout participé à la mise en œuvre des directives Pétain de Juin 1917 pour la Champagne :
 

« Rendre le front inviolable partout, en construisant, hors de portée efficace des canons de tranchée ennemis, une position de résistance d’une solidité à toute épreuve. »
 

C’est cette tactique qui vaudra aux Allemands la cuisante surprise du 15 juillet 1918 et l’échec immédiat de leur offensive ultime. La 15e DI a donc, par sa longue présence sur ce même territoire contribué à bien préparer le traquenard dans lequel est tombée l’armée allemande. En défensive, le niveau de pertes est naturellement moins élevé que dans les offensives. Cela apparaît bien sur le graphique ci-dessous :
 


Seuls émergent de la triste réalité d’une ponction mensuelle inférieure ou égale à 10, les décès de mars et avril. Ils ne procèdent pas de l’offensive du Chemin des Dames, mais d’un incident particulier en Champagne. Le 28 mars, le 134e devant relever une autre unité dans les environs de la côte 189 et de l’ouvrage dit de « Guerlais », constatait que le secteur venait d’être submergé par les Allemands. La mission ne changeant pas, ordre était donné au 134e de réoccuper les positions. Le prix à payer est inscrit en mars. Les pertes d’avril en sont les corollaires. Sur le terrain bouleversé, l’artillerie allemande a appliqué alors des feux massifs pour permettre aux incessantes contre-attaques allemandes de réussir. Le 134e a tenu bon et les allemands ont fini par jeter l’éponge en ce mois d’avril. Trente-sept tués supplémentaires s’ajoutent aux 34 de mars. En deux mois, le 134e a subi près de la moitié des pertes en tués de l’année. On sait que 1917 a été la moins meurtrière des années de guerre. Cela a été bien le cas pour le 134e.
 


A part cela, le quotidien a été la veille aux créneaux et la construction et entretien de lignes de tranchées successives dans la profondeur, travail de terrassiers de jour et de nuit, en butte à la boue et aux actions ennemies. Pour se protéger contre ces dernières, la tactique Pétain avait été de généraliser les coups de main chez l’ennemi, opérations ponctuelles, fugitives, menées avec un grand luxe d’appui d’artillerie par des « détachements d’élite », constitués de volontaires, entraînés spécialement. Le 134e, comme les autres régiments de la division, y a participé en fournissant l’escouade des grenadiers.
 


Prenons l’exemple du caporal Ramage. Trois fois blessé, 9 fois cité à l’ordre du régiment, de la brigade, de la division, du Corps d’Armée, le caporal Ramage devenu sergent a reçu la médaille militaire le 5 juin 1918. Il a également été décoré de  la croix de guerre avec 2 palmes, 3 étoiles de vermeil, 3 étoiles d’argent, 2 étoiles de bronze. Il a été fait chevalier de la légion d’honneur le 3 janvier 1925. Paradoxalement et malgré le caractère très dangereux de l’action de ces soldats, aucun de ses hommes ne figure parmi le fichier des soldats « Morts pour la France ». Ces hommes ont survécu à cette guerre en particulier le sergent Ramage qui est décédé le 12 février 1970 à Digoin.
 

Après une minutieuse préparation et répétition, l’assaut et le retour dans la position se faisaient à toute vitesse. Dans la tranchée ennemie, on bouleversait tout le dispositif, on faisait sauter les abris et on se repliait, avec prisonniers et armement récupéré. Les pertes ont été en général faibles, mais bien réelles. Pour les volontaires, on ne chipotait pas sur les décorations et les envois en permission. Ce dispositif qui n’a touché en 1917 qu’une infime partie des effectifs semble avoir été efficace, car les répliques allemandes réussies ont été faibles. Face aux coups de main français, la réaction a été le plus souvent un déluge d’obus, prélevant chaque fois son lot de tués et blessés. Plus insidieux a été l’usage fréquent et généreux d’obus à gaz. Toute l’année a été ponctuée par l’évacuation de gazés, plus ou moins atteints, survivants pour la plupart mais handicapés pour le restant de leur vie. Les hommes ont dû vivre avec leur masque à gaz prêt à l’emploi. Ce mode de vie, pour être moins meurtrier que celui échu aux unités d’offensive, est aussi propice que ce dernier aux découragements, dans cette lutte sans fin prévisible, scandée seulement par les envois en permission. On peut facilement imaginer qu’un tel climat a pu être propice aux manifestations d’indiscipline. C’est ce que nous allons vérifier :
 


Un premier constat est celui que l’administration de la justice ne traduit ni baisse des jugements ni augmentation. En cette année marquée par les mutineries, on ne perçoit aucun frémissement statistique. (44 jugements en 1916, 41 en 1917) La lassitude, en cette troisième année de guerre, n’a pas contraint le Conseil de Guerre à un surcroît d’activité en ce qui concerne le 134e.
 

Janvier : 3
 

Avec la qualification « en présence de l’ennemi » :
     -2 abandons de poste
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
    -1 désertion
 

La 1ère de ces condamnations pour abandon de poste en présence de l’ennemi est la 2e condamnation à mort du régiment. Ce jugement a été cassé par le Conseil de Révision, renvoyé devant le Conseil de Guerre de la 8e DI qui condamnera le soldat à 10 ans de travaux publics. Par le décret du 8 Juin 1916, le droit au pourvoi à révision a été rétabli pour les condamnés à mort. Ce détenu en a bénéficié. Ce cas est étudié en détail ci-après. La 2e de ces condamnations pour abandon de poste en présence de l’ennemi, où les circonstances atténuantes ont été admises, s’est soldée par une peine de 10 ans de travaux publics. La désertion a été sanctionnée par une peine de 5 ans de travaux publics. Ces 2 dernières peines ont été suspendues.
 

Février : 1
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -1 désertion avec récidive
 

Récidiviste, le soldat a été condamné à 5 ans de travaux publics.
 

Mars : 5
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -5 désertions avec récidive
 

Ces désertions ont été sanctionnées par des peines de 3 à 5 ans travaux publics. Deux de ces peines ont été suspendues.
 

Avril : 1
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -1 abandon de poste
 

Le soldat a été condamné à 2 ans de prison. Plus surprenant, récidiviste, il a eu sa peine suspendue.
 

Mai : 4
 

Avec la qualification « en présence de l’ennemi » :
     -2 désertions
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
    -2 désertions
 

Les 2 désertions en « présence de l’ennemi » ont été plus lourdement sanctionnées : 10 ans de travaux forcés pour celle accompagnée de voies de fait et outrages pendant le service dont la peine a été suspendue et 5 ans de travaux publics pour celle d’un récidiviste, non suspendue certainement à cause de cela. Les 2 désertions « en temps de guerre »ont été punies pour l’une de 2 mois de prison et de 6 mois de prison pour l’autre. La 1ère peine a été suspendue, les juges ont accordé un sursis à l’exécution pour la 2e. Hormis le récidiviste, les 3 autres soldats ont bénéficié des circonstances atténuantes.
 

Juin : 2
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -1 désertion avec récidive
 

Divers :
     -1 homicide par imprudence
 

La désertion a été punie par une peine de 3 ans de prison. Récidiviste, le soldat n’a pas bénéficié d’une suspension de peine mais des circonstances atténuantes. Le soldat responsable de l’homicide involontaire a été acquitté. C’est également ce qu’on constate dans les cas similaires. A la 15e DI, les homicides involontaires ont provoqué plus de décès que les fusillés.
 


Juillet : 5
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -5 désertions
 

Les 2 premiers soldats, bénéficiant des circonstances atténuantes, ont été sanctionnés d’un an et de 2 ans de prison. Les 3 autres ont été punis de 2 à 5 ans de travaux publics pour le dernier qui était un récidiviste. Ce dernier est décédé le 11 janvier 1918 à Soukh-Ahras.
 

Août : 8
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -5 désertions
     -2 abandons de poste
     -1 refus d’obéissance
 

Les 2 premiers soldats inculpés de désertion en était à leur « première », les juges en ont tenu compte. Bénéficiant des circonstances atténuantes, ces derniers ont été sanctionnés de respectivement 2 mois et 2 ans de prison. Sanction symbolique puisque le premier a reçu un sursis à l’exécution de la peine et le second a bénéficié de la suspension. Les autres soldats inculpés du même motif ont été sanctionnés de 5 ans de travaux publics. Les 2 abandons de poste ont été sanctionnés respectivement d’un an et de 2 ans de prison. Non récidiviste, le premier de ces soldats a bénéficié des circonstances atténuantes et d’un sursis à l’exécution de la peine, le second a vu sa peine suspendue. Quant au soldat inculpé de refus d’obéissance, récidiviste, il a été condamné à 5 ans de travaux publics. Il est décédé pendant son transfert vers l’hôpital de Biskra.
 

Septembre : 5
 

Avec la qualification « en présence de l’ennemi » :
     -1 abandon de poste
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
    -4 désertions
 

Tous les soldats inculpés sont des récidivistes. Les sanctions deviennent plus lourdes. Celui inculpé d’abandon de poste en présence de l’ennemi appartenait à la section de discipline du régiment. Il a été condamné à mort, son jugement a été cassé par le Conseil de Révision. Rejugé par le Conseil de Guerre de la 16e DI, il n’a été condamné qu’à 3 ans de travaux publics. Ce cas est étudié plus en détail ci-après. Trois de ces 4 désertions ont été sanctionnées de 3 à 5 ans de travaux publics, le dernier soldat bénéficiant des circonstances atténuantes a été condamné à 3 ans de prison.
 

Octobre : 4
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -4 désertions
 

Récidiviste, bénéficiant des circonstances atténuantes, le 1er soldat a été condamné à 1 an de prison. Sa peine a été suspendue. Les autres soldats condamnés à 3 ans de travaux publics, ont vu leurs peines suspendues.
 

Novembre : 1
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -1 désertion
 

N’ayant jamais été condamné, le soldat a bénéficié des circonstances atténuantes. Condamné à 2 mois de prison, sa peine a été suspendue.
 

Décembre : 2
 

Avec la qualification « en temps de guerre » :
     -1 désertion
     -1 voies de fait
 

La désertion s’est soldée par 4 ans de travaux publics. L’inculpation de voies de fait envers un supérieur pendant le service était « accompagné » d’un refus d'obéissance sur un territoire en état de guerre, d’outrages par paroles envers un supérieur pendant le service et coups et de blessures volontaires. L’auteur de ces actions qui a bénéficié des circonstances atténuantes, a été condamné à 5 ans de travaux publics, heureusement pour lui car les voies de fait étaient passibles de la peine de mort.



NB : Les circonstances atténuantes ont été mises sur ce graphique pour en mesurer l’évolution sur un seul et même document. Elles ne le devraient pas, car elles ne sont qu’un des éléments de la prise de décision, une indication que la peine risque d’être atténuée par rapport au barème codifié. On ne doit pas donc pas ajouter aux suspensions et sursis les circonstances atténuantes.
 

Réflexions sur l’année 1917:
 

Par rapport à 1916, on perçoit des continuités mais aussi des inflexions importantes.
 

A- Les continuités :
 

1°) Disparition confirmée du sous-groupe des acquittés.
 

Le seul qui l’ait été ne touche pas à la discipline : homicide involontaire.
 

2°) Pas de manifestations de passage à l’ennemi : aucune condamnation à mort par contumace.
 

Les conditions s’y prêtaient toutefois. Le passage à l’ennemi se fait le plus souvent sur des fronts stables, où la tranchée adverse est bien localisée et où on peut nouer le contact avec l’ennemi. Le 134e n’a pas été tenté ou bien n’a pas porté plainte à ce sujet.
 

3°) La part des déserteurs est, comme en 1916, celle qui croît le plus.
 

Elle occupe le Conseil de Guerre à 80% de son temps : 32 désertions pour 40 condamnations.
 

Les peines restent modérées, de 2 mois à 5 ans de travaux publics, avec 2 condamnations avec sursis. La nouveauté vient du durcissement du commandement qui n’accorde que 12 suspensions pour les 32 condamnations effectives pour ce motif.
 


B- Les inflexions :
 

Une règle se dessine : si le soldat n’a jamais été condamné, les circonstances atténuantes sont presque « automatiquement » accordées par les juges ainsi qu’un sursis à l’exécution de la peine.
 

En revanche pour les récidivistes, les peines s’alourdissent et les sanctions sont plus souvent suivies d’effet. Il y a eu, par rapport à 1916, une plus grande réticence à accorder les circonstances atténuantes (14/40) ainsi que le sursis (3/40). On dénombre de plus 2 condamnations à mort et, pour la première fois, une sanction de 10 ans de travaux forcés.
 

Globalement les suspensions n’ont bénéficié immédiatement qu’à 15 condamnés et en différé en 1919 à un autre condamné. Du fait de cette plus faible intervention du commandement, les peines prononcées ont eu plus de chance d’être exécutées qu’en 1916. Le commandement a semblé pencher vers la disparition dans les unités de ceux qui, récidivistes, risquaient de donner le mauvais exemple, même si, ce faisant, ces « mauvais sujets » échappaient ainsi au feu.
 

Les effets de la loi du 27 avril 1916 et du décret du 8 juin 1916 se sont fait sentir. Sans avoir besoin de recourir à la grâce présidentielle, les deux condamnations à mort n’ont pas passé le barrage du Conseil de Révision qui a annulé les jugements pour non respect des procédures. Rejugés par des Conseils de Guerre d’autres divisions, on a vu que le condamné du mois de janvier a écopé, cette fois, de 10 ans de travaux publics et le deuxième du mois de septembre de seulement 3 ans de travaux publics. Ce deuxième disposait de meilleures garanties car de par le décret du 20 avril 1917, il était assuré que son dossier serait examiné systématiquement en dernière instance par la Présidence de la République, jugeant en quelque sorte en dernier ressort. Il n’a pas eu besoin de cette intervention. Un Conseil de Guerre a pu, tout en confirmant qu’il était coupable, faire passer sa condamnation de la peine de mort à 3 ans de travaux publics, par le biais de la reconnaissance des circonstances atténuantes.
 

Enfin, si on peut observer que les condamnés dont c’était le premier passage en Conseil de Guerre, ont continué de bénéficier de la mansuétude des juges et du commandement (sursis, suspensions), il n’en a pas été de même pour les récidivistes. Comme ce sont eux qui passent de plus en plus devant le Conseil de Guerre, la sévérité s’en ressent statistiquement. Sur les 14 circonstances atténuantes accordées, seules 2 l’ont été pour des récidivistes (le 1er déjà condamné à 2 ans de prison par le Conseil de Guerre de Bourges le 27/03/1917 et le second à 2 ans de prison par le même Conseil de Guerre le 02/09/1917).
 

Et les mutineries ?
 

On a peu d’éléments à part une effervescence signalée le 7 juin au 134e par le Lieutenant-colonel Zopff, Chef de la Section des Renseignements aux Armées.
 


Parmi les condamnés de 1917, aucun ne semble l’avoir été pour ces troubles. Ceci étant, la crise a entraîné dans de nombreux régiments un accroissement des désertions. Sur ce chapitre, le 134e s’aligne sur la moyenne. Le seul condamné à mort post avril 1917 l’est pour un motif qui n’a rien à voir avec les mutineries. Au niveau de la 15e DI, le Conseil de Guerre a prononcé, post avril, en plus de celle au 134e, 2 autres condamnations à mort, une au 56e RI, une au 85e RI.
 

Cette dernière concernait le soldat Denison, déclaré meneur d’une manifestation qui s’était passée au 2e bataillon du 85e RI à Noncourt le 27 juin au sud de Bar le Duc. Avec lui, 7 autres soldats avaient écopé de diverses peines. Denison appartenait en fait à la 16e DI et si le Conseil de guerre de la 15e DI a été concerné, c’est parce que sa condamnation à mort ayant été cassé, la tâche de le rejuger, lui a été confiée.
 

Après rejet de son recours en grâce, il se suicidait le 8 novembre 1917, au moment où on venait le chercher pour l’exécution.
 

On peut donc en conclure que la 15e DI est une de celles qui n’ont pas créé de fortes inquiétudes au commandement durant les mois chauds de mai à juillet 1917.
 

5 - Année 1918 : 28 condamnations
 

     Parcours du 134e
 

L’année est bien différente de la précédente. Si le 134e a fini l’hiver 17-18 dans la boue de Champagne, il va dès le mois d’avril faire partie des divisions qui vont renouer avec la guerre en rase campagne, menant tout d’abord un combat défensif dynamique face à la ruée allemande avant, à partir du mois d’août, de contribuer à la refouler, donnant l’image d’un régiment aguerri, aux grandes capacités manœuvrières.
 

Ce fort engagement s’est payé par des pertes en accroissement par rapport à 1917.
 


Les pertes de février-mars sont reliés à une violente confrontation autour d’un point d’appui allemand surnommé « La Galoche ». Ce point faisait saillant dans les lignes. Il parût au commandement local adéquat pour réaliser une demande du général Pétain qui souhaitait un coup de main englobant au moins les trois lignes défense adverses. Le but était de récupérer prisonniers et documentation afin de se rendre compte du risque d’une attaque allemande en Champagne. Après une minutieuse préparation et répétition, un Bataillon du 10e RI, suivi par le 134e submergeait le 13 février la position et ramenait 180 prisonniers et une moisson de documents pris dans les différents abris. Les consignes de Pétain avaient été claires : « Si la réaction ennemie vous cause des pertes sensibles, ne la gardez pas et rentrez dans vos lignes. L’essentiel est de faire un bon coup de filet ramenant beaucoup de prisonniers et de documents. » (Source mémoires inédites du général Hély d’Oissel, Cdt 8e CA, SHD T 444)
 

Après une journée du 14 calme, celle du 15 inquiétait la nouvelle garnison constatant sur elle la mise en place d’un réglage d’artillerie de mauvais augure. Le choix fut néanmoins de se maintenir sur place. Dans la nuit du 15 au 16 Février, le bataillon Drüssel du 134e venait relever les hommes du 10e RI. Drüssel découvrait une position bouleversée, difficile à défendre, à vue des Allemands repliés sur la butte du Mesnil. Pilonné par l’artillerie allemande les 16 et 17 février, il se préparait à résister à une attaque qu’il anticipait. Elle se déclenchait le 18 à 5 h 30 et restait indécise jusqu’à 11 heures, moment où les Allemands refluaient en abandonnant la partie. Dans son premier rapport, Drüssel annonçait 14 tués, 78 blessés et 65 disparus dont les tués non identifiés par témoins. La volonté allemande de récupérer la position s’était clairement manifestée. En dépit des conseils de Pétain, ordre était, à nouveau, de rester sur place. Le bataillon Drüssel, durement atteint, était relevé par le bataillon Piebourg du 10e RI. Pour cet officier, cette position en l’état était indéfendable. En ayant parlé avec Drüssel, et après avoir donné son point de vue verbal, il rédigeait le 26 avril un long rapport, concluant à la nécessité de se replier discrètement de cette position sans intérêt en n’en conservant que la partie la plus importante défensivement, sous peine de recevoir une leçon de l’adversaire.
 

Le 1er mars c’était au tour du 3e Bataillon du 134e à prendre en compte la défense. A 3h 20 du matin la nouvelle attaque allemande sous l’abri d’un barrage roulant, appuyé par des mitraillages par avion, emportait la position. Des 9 officiers du Bataillon, 8 étaient tués ou blessés, le dernier emmené prisonnier. Le JMO indique que 220 hommes manquaient à l’appel au bataillon, tués, blessés ou disparus.
 

Le rapport Piébourg avait été prémonitoire, sa conviction ayant été en même temps partagée par les autres commandants de bataillon de la Division. Les Journaux de marche restent discrets sur cet épisode, bien que le général Hély d’Oissel, commandant le 8e CA se soit déplacé pour expliquer aux officiers, qu’en dépit de la malheureuse issue, l’opération avait été une réussite car pourvoyeuse d’un riche butin informatif. Pour le combat du 18 Février, on trouve sur le JMO du 134e la phrase suivante : « Voir rapport ci-dessous du chef de Btn Drüssel ». Or ce rapport, dactylographié, collé au dessous, a été arraché, ne laissant apparaître que l’en-tête. Cela a été fait très tôt, car on reconnait l’écriture du rédacteur du JMO qui a biffé sur le texte les mots « ci-dessous » remplacé par « Rapport du … ».
 


Sans s’appesantir sur des arrière-pensées, on peut penser que ce Chef de Bataillon avait dû, comme Piébourg, avertir sur la précarité du maintien sur La Galoche, avec son inutilité et le risque couru en pertes de vies humaines. Comme ce rapport manque, l’espace consacré à la journée du 18 février sur le JMO est vide.
 

Un extrait du rapport initial du Cdt Drüssel du 19 février, retrouvé dans les archives, mérite qu’on s’y arrête. Ce qu’il décrit comme étant les relations de commandement entre cadres et troupes, au moment du combat du 18 Février, est certainement idéalisé mais on peut le prendre comme l’expression de ce que pensait cet officier et de ce qu’il martelait à ses hommes:
 


On peut imaginer qu’un chef de bataillon qui vit avec cette représentation qu’il essaie d’inculquer à ses hommes, doit avoir peu d’inclination à régler ses problèmes de discipline en faisant appel au Conseil de Guerre.
Cette incidente étant faite, notre 134e a eu peu de temps pour se remettre de ses blessures. L’Armée Française doit, en effet, voler au secours de la Britannique, à la peine depuis l’offensive allemande de fin février. Mis au repos le 18 mars, le 134e est embarqué en camions le 27 mars pour contribuer à la défense des ponts sur l’Oise. Il va dès lors nomadiser au gré des évolutions des opérations dans cette région. Les 13 avril, et 14 avril, près du Bois de Moreuil, il participe à des contre-attaques qui stoppent les Allemands sans les faire reculer et y perd du monde. (Voir le graphique des pertes ci-dessus)
 

L’axe d’effort allemand se déplaçant, s’ensuit une période de fortifications sur un terrain à organiser. Ayant eu finalement qu’un très court repos en mars, les hommes sont de plus en plus fatigués, les évacuations sont quotidiennes. Transformés en terrassiers, ils passent leur temps à créer des positions pour étoffer la défense. Un repos arrive enfin du 3 au 11 mai, mois assez meurtrier. Au retour, le régiment fait mouvement sur Puisaleine, qu’il attaque le 31 mai au prix de 15 tués et 41 blessés. La situation est grave, car les lignes françaises ont été enfoncées sur le Chemin des Dames. En application des directives Pétain, le combat s’inscrit alors dans la profondeur. On cède du terrain pour gagner du temps et recevoir l’assaillant sur des positions bien préparées et bien défendues en arrière, alors que ce dernier ne dispose pas encore, à ce nouveau moment, de la totalité de son artillerie, plus lente à se déplacer. Aussi à partir du 10 Juin, il n’est plus laissé au contact qu’un Bataillon au lieu de trois, ce dernier devant tenir le terrain en retraitant, en combattant, sans se faire encercler et en gagnant du temps. Le Bataillon désigné du 134e remplit avec intelligence cette difficile manœuvre, pendant plusieurs jours, même s’il doit concéder 5 tués, 3 blessés et 49 disparus. Sur le mois, ce combat dynamique en retraite a coûté au régiment près de 50 tués.
 

L’offensive allemande enrayée, on retourne à la garde statique du front. Ce mois de juillet a constitue un répit, bien nécessaire, surtout peu sanglant, après cette phase active des combats.
 

Le régiment se montre toutefois combatif. Le 27 juillet, il lance un coup de main mené par une centaine d’hommes. Déclenché à 7 heures, il a atteint son point d’application à 7 h 08. On y désorganise les positions allemandes et on se replie sur ordre à 7 h 30, l’ensemble ayant rejoint les tranchées de départ à 7 h 50, en déplorant un tué et 5 blessés légers. Dès lors le régiment s’inscrit dans la reconquête. Elle débute pour lui le 18 août au sein du dispositif 38e-15e-55e DI. Sous les barrages roulants et sous une chaleur accablante, le régiment ne connaîtra plus de repos jusqu’au 16 septembre. Durant ce laps de temps, il atteint l’Oise et la franchit en d’incessants combats, soumis aux tirs toxiques d’ypérite, gaz qui une fois lancé, rend impossible le franchissement des zones infectées. Les 85 tués du mois d’août témoignent de l’intensité de l’engagement.
 

Après son repos, mis avec sa division en réserve de la 1ère armée, on sollicite son concours pour un dernier coup de collier du 12 au 18 octobre. Pour les survivants, cette période a été une des plus difficiles de la guerre. Il s’agissait de s’emparer d’un village fortifié Bernoville. Face à une résistance allemande acharnée, le 134e, victorieux le 18 octobre, y a effectué sa dernière saignée de la guerre. Le Cdt Drüssel annonce, pour son bataillon, le 17 octobre, la perte de 3 commandants de Cie et de 37 hommes en tués et blessés. Avec près de 60 tués et de nombreux blessés intoxiqués, le régiment revit les heures difficiles du mois d’août.
 

En conséquence, le régiment est réorganisé le 28 octobre et réduit à deux petits bataillons, l’un à 3 compagnies et l’autre à 2 compagnies. Heureusement pour lui, l’armistice arrive, mettant un sérieux coup de frein au décompte des morts et des blessés.
Avant d’en passer à l’aspect disciplinaire, il faut noter les différentes citations collectives qui vont donner droit aux hommes du régiment de porter la fourragère aux couleurs de la Croix de Guerre.
 

Le 134e et la Justice militaire en 1918
 


La dureté des combats n’a pas entraîné une hausse corrélative des condamnations, bien au contraire, car on décroche des chiffres quasi-semblables de 1916 : 44 et 1917 : 41 pour tomber à 28.
 

Les procès deviennent plus épisodiques. Il n’y en a eu aucun en janvier, février et octobre, tandis qu’en juillet et novembre un seul accusé a à chaque fois comparu.
 

Mars : 3 : des déserteurs récidivistes
 

Les peines sont diversifiées sans que l’on sache pourquoi. L’un a pris 5 ans de travaux publics et est parti exécuter sa peine. Il sortira en 1920. Pour les deux autres, 3 ans de travaux publics pour l’un, un an de prison avec circonstances atténuantes pour l’autre. L’éventail des peines est ouvert et un tantinet déconcertant. Il est vrai que pour les deux derniers, la mise en suspension immédiate de la condamnation incite à ne pas trop s’appesantir sur cette diversité des jugements, qui ne porte pas à conséquence.
 

Avril : 3 abandons de postes dont un en présence de l’ennemi
 

On note que l’abandon en présence de l’ennemi, a été sanctionné le plus sévèrement : 5 ans de travaux publics. Les circonstances atténuantes reconnues ont décidé les juges à lui accorder le sursis. Les deux autres « hors présence ennemi » n’ont reçu que de la prison : 4 ans en bénéficiant des circonstances atténuantes et 3 ans, sanctions non effectuées puisque l’un deux a aussi obtenu le sursis et que l’autre a bénéficié de la suspension.
 


Mai : 2
     -1 abandon en présence ennemi
     -1 outrages par paroles, gestes et menaces envers un supérieur pendant le service
 

La sanction de 3 ans de prison semble normale pour les outrages et menaces mais la sentence de 6 mois pour un abandon de poste en présence de l’ennemi est surprenante. La suspension dans les deux cas dispense de s’interroger plus longuement. Les 2 inculpés ont bénéficié des circonstances atténuantes.
 

Juin : 4
     -2 désertions temps de guerre
     - 1 voies de fait
     - 1 abandon de poste en présence de l’ennemi.
 

L’abandon de poste est sanctionné par une peine assez lourde de 5 ans de travaux publics, sans suspension. Les deux déserteurs ont reçu des sanctions bien plus légères, 5 et 3 mois de prison, avec la suspension au bout. Les 3 condamnés ont bénéficié des circonstances atténuantes. L’auteur des voies de fait a été acquitté.
 

Juillet : 1
 

Abandon de poste en présence de l’ennemi. Le Conseil n’a pas suivi l’accusation. Il a acquitté.
 

Août : 4
     -3 déserteurs
     -1 homicide par imprudence
 

Les 3 déserteurs ont eu entre 2 et 3 ans, l’un a bénéficié du sursis, les deux autres de la suspension. Les 3 condamnés ont bénéficié des circonstances atténuantes. L’auteur d’homicide par imprudence a été acquitté.
 

Septembre : 5
     -3 abandons de poste dont 2 en présence de l’ennemi
     -2 désertions à l’intérieur
 

Le « en présence de l’ennemi » a entraîné la sévérité : 10 ans et 5 ans de travaux publics. Celui condamné à 5 ans a toutefois bénéficié du sursis, alors qu’un autre, ayant abandonné son poste, récidiviste, « hors présence ennemi » a pris lui aussi 5 ans de travaux publics mais avec envoi aux ateliers. Les 3 condamnés ont bénéficié des circonstances atténuantes.
Les deux autres déserteurs en temps de guerre s’en sont tirés avec 2 mois de prison en bénéficiant des circonstances atténuantes, sans incarcération, l’un bénéficiant du sursis et l’autre de la suspension.
 

Octobre : comme en janvier et février, aucun jugement.
 

C’est, avec le mois d’août, la période la plus active dans les opérations militaires : pourtant ni abandon de poste, ni refus d’obéissance en présence de l’ennemi.
 

Novembre : 1
 

Pour désertion à l’étranger, la condamnation, bénéficiant des circonstances atténuantes, a été de 2 ans, assortie du sursis
 

Décembre : 5
     -3 abandons de poste dont un « en présence ennemi »
     -2 désertions
 

La guerre étant finie, on en a profité pour liquider les affaires en suspens. Celui qui a abandonné en présence de l’ennemi a pris 6 ans de travaux publics sans suspension, même avec circonstances atténuantes. Les 2 abandons « sur un territoire en état de guerre » ont été sanctionnés de 3 mois de prison avec un sursis à l’exécution pour l’un et de 5 ans de travaux publics, sans suspension, pour l’autre. La lecture de leurs dossiers devrait expliquer cette forte différence. Même cas de figure pour les deux déserteurs qui le premier a pris 5 ans de travaux publics tandis que le deuxième s’en tirait avec 2 mois de prison, avec suspension.
 

L’extrême diversité des peines prononcées pour une même infraction est à noter. On peut l’interpréter de différentes façons. On peut y voir une manière arbitraire de rendre la justice sans contrôle ou bien une prise en compte fine de la manière de servir du prévenu. On ne peut trancher, mais il est sûr que cette justice, surtout dans la deuxième partie de la guerre, ne s’est pas appliquée suivant un barème brutal et uniforme.
 


Récapitulons pour 1918 :
 

A noter la réémergence timide de l’acquittement : 3 dont un suite à un homicide involontaire. Au sein de la 15e DI, les décès par homicide involontaire ont causé plus de décès que les fusillés.
 

La désertion en temps de guerre reste la préoccupation majeure sur le plan disciplinaire.
 

Les circonstances atténuantes ont bénéficié à 19 soldats. Les soldats qui n’ont pas bénéficié des circonstances atténuantes, sont des soldats qui ont été condamnés plusieurs fois. Plusieurs de ces soldats ont obtenu une remise du restant de leurs peines dans les années 1920 ou 1921.
 

Une règle se confirme : si le soldat n’a jamais été condamné, les circonstances atténuantes sont presque « automatiquement » accordées par les juges ainsi qu’un sursis à l’exécution de la peine.
 

L’histogramme ci-dessus démontre bien que, même les motifs d’inculpations menant à une peine de mort, ont été largement « adoucis » par les juges avec l’emploi des circonstances atténuantes, les sauvant ainsi d’une exécution. Il n’y a pas eu parallélisme entre l’évolution des pertes, leur accroissement en 1918 et celle des condamnations.
 


Onze de ces soldats ont vu leurs peines suspendues (44% ; 11/25) et 7 de ces soldats ont reçu un sursis à l’exécution de la peine (28% ; 7/25) soit un total de 19 sur les 25 condamnations prononcées.
 

Sept ont été condamnés à subir leur peine, soit 28%.

Etude bilan pour 1914-1919 :
 


Ce tableau a été établi en indiquant le taux d’acquittement. Les autres pourcentages se sont appliqués uniquement sur le nombre de condamnés. Ainsi pour 1914, sur 22 passages en jugement, on a eu 11 acquittés, comme indiqué sur le tableau (50%) et on a eu 10 suspensions de peine pour les 11 condamnés, ce qui explique un taux de suspension de 91%. Il a été fait de même pour mesurer le taux de sursis accordé, calculé uniquement sur les condamnés hors acquittement. On peut ainsi mesurer (4ème colonne) la part des condamnés qui ont effectivement accompli une part plus ou moins importante de leur peine.Elle a toujours été inférieure de moitié au prononcé des peines, excepté en 1917, année pendant laquelle on s’est moins soucié de renvoyer dans des unités en effervescence des récidivistes, potentiels facteurs de troubles. A noter aussi l’accroissement des sursis en 1918. Les pourcentages de 1919 sont donnés à titre indicatif, mais ne portant que sur 3 individus, ils n’ont pas de signification statistique.
 


Le paysage statistique qui se dégage nous présente la manière dont les juges ont distribué les peines. Si l’on excepte les 3 condamnés à mort, on s’aperçoit que les cas considérés comme très graves ont été punis de la peine de travaux publics, (en vert) essentiellement d’une durée de 5 ans, disons entre 2 à 5 ans avec prédominance pour 5 ans. Le deuxième pic(en bleu) se situe, pour les cas estimés moins graves, entre un mois et 2 ans de prison. Entre ces deux pôles ne subsistent qu’une minorité de condamnations. Le Conseil de Guerre s’est peu servi de la peine de mort (en rouge) pour appeler à l’obéissance et s’est retrouvé souvent sur une répartition des peines axés autour d’une durée de 5 ans de travaux publics d’un côté et de 2 ans de prison de l’autre. L’histogramme donne là l’image exacte de ce que les juges ont jugé bon de faire pour assurer la discipline au 134e. En ce qui concerne la représentation du nombre de ceux qui ont effectivement accompli une partie de leur peine, il faudrait en extraire suspendus et bénéficiaires du sursis.
 

Nature des infractions:
 

Les motifs d’inculpation les plus souvent rencontrés ont été :
  -désertion à l’intérieur en temps de guerre ou sur un territoire en état de guerre : 35%
  -abandon de poste sur un territoire en état de guerre : 17,2%
  -abandon de poste en présence de l’ennemi : 17,2% dont 10% suite à mutilation volontaire 

  -outrages envers un supérieur : 7,8%
 

6 - Année 1919 : 3 condamnations

     Pour être exhaustif, il reste à signaler les condamnations de 1919. Il y en a eu 3, réparties uniformément sur les 3 premiers mois de l’année pour désertions à l'intérieur en temps de guerre avec ou sans récidive. Les sanctions ont été de 3 à 5 ans de travaux publics. Le 1er soldat a vu sa peine assortie du sursis. Il faut remarquer que les deux autres avaient déjà été condamnés par un Conseil de Guerre précédent de la 15e DI.
 

B- Les condamnations à mort :
 

     Le 134e RI a fourni 3 des militaires condamnés à mort de 1914 à 1919 et un des fusillés suite à ces condamnations.
 

1- le cas du soldat Louis Etienne Tixier seul fusillé du 134e :
 

     Le premier de ces condamnés est le soldat Louis Etienne Tixier de la 4e compagnie, originaire de la région de Chalon sur Saône.
 

Son cas est à rapprocher des évènements que nous avons relaté dans notre article : « une catastrophe évitée : 23 condamnés à mort dans l’enfer du bois d’Ailly » et en particulier à la lettre du général Cordonnier dont un extrait est présenté ci-dessous.
 


A la suite des évènements des 16/17 mai 1915, le 22 mai, une vingtaine de soldats s’étaient à nouveau « évaporés » dans la nature. Le général Cordonnier, sortant de sa joute avec le général Roques, ne tenait pas à rejouer le même scénario et en passer à nouveau par un Conseil de Guerre. On peut supposer que la proposition des « défaillants » de partir les premiers à l’assaut pour racheter leur faute a dû leur être fortement suggérée, comme alternative à leur passage en jugement. Ils ont saisi la perche sauf un : Tixier.
 

Ce dernier était déjà passé 2 fois devant le conseil de guerre de la 15e DI, alors qu’il était affecté au 56e. Son premier jugement est référencé sous le numéro 240.
 

Le 11 mai, bien avant la désertion collective de 23 soldats du 56e, (nuit du 16 au 17 mai,) il avait déjà abandonné sa compagnie qui montait en ligne en se dissimulant dans une grange quand cette dernière avait traversé Pont sur Meuse. De là, il s’en était retourné à Mécrin, où, reconnu, il refusa par deux fois de remonter aux tranchées. Objet d’une simple punition disciplinaire, il était extrait de prison pour faire partie du bloc des défaillants, à qui on donnait une chance d’échapper au Conseil de Guerre le 30 Mai.
Sa réponse fut nette: « je ne suis pas sûr que je ne me débinerais pas si je remonte là-haut ». Devant cette réponse, le Lt Pillegand Cdt la 6e Cie demandait que le soldat Tixier soit traduit en Conseil de Guerre pour refus d’obéissance sur un territoire en état de guerre.
L’ordre d’informer était signé le 14 juin.
Interrogé par le commissaire rapporteur, Tixier déclarait qu’il ne se rappelait pas avoir reçu l’ordre du sergent-fourrier Sarron de remonter aux tranchées le lendemain 16 mai au matin avec la corvée de soupe. Dans son interrogatoire, le sergent Sarron indiquait qu’il avait rencontré Tixier en compagnie des soldats Lorrain et Dupart et qu’il leur avait ordonné de remonter aux tranchées avec la corvée du lendemain commandée par le caporal Brigaud. Mais celui-ci l’informait le lendemain que les soldats Tixier et Dupart avaient refusé de le suivre.

Le commissaire rapporteur a remis son rapport le 24 juin. Il préconise de mettre en jugement le soldat Tixier pour :
     -désertion à l’intérieur en temps de guerre, pour avoir le 11 mai 1915 à Pont sur Meuse abandonné son corps et être resté illégalement absent du 11 mai 1915 jour de l’absence constatée au 15 mai 1915 jour de sa présentation à son régiment à Mécrin
     -pour avoir les 15 mai 1915 à Mécrin sur un territoire en état en état de guerre, refusé de monter aux tranchées, ordre relatif au service qui lui a été donné par le sergent-fourrier Sarron du même régiment (délits prévus et punis par les articles 231, 232, 234, 218 du code de justice militaire)
 

Après les interrogatoires de l’accusé, des témoins, le soldat Louis Etienne Tixier a été condamné le 28 juin 1915 pour « refus d’obéissance pour les autres cas » (article 218 § 3) à 2 ans de prison. En l’absence de punition antérieure, sa peine a été suspendue jusqu’à la fin de la campagne. Après cette condamnation, le soldat Louis Etienne Tixier a été transféré au 134e le 29 juin 1915.
 

Le soldat Dupart a été jugé et condamné le 28 juin à 2 ans de travaux publics, sa peine a été suspendue le jour même.
 

Nous sommes bien devant un abandon de poste aggravé d’un refus d’obéissance. Le rapporteur, en ne les caractérisant que comme perpétrées « sur un territoire en état de guerre » et non « en présence de l’ennemi » l’avait mis à l’abri d’une condamnation à la peine de mort. Peine suspendue, muté dans un autre régiment, le 134e, Tixier s’en tirait bien.
 

Son désir de se racheter ne dura pas longtemps.
 

Le 28 Juillet 1915, le Conseil de Guerre de la 15e division était saisi de la plainte n° 251 concernant le soldat Tixier, avec comme motif : « Abandon de poste en présence de l’ennemi et de refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi ».

Le Conseil de Guerre s’est réuni à Ménil aux Bois le 7 Août 1915. Le président du Conseil de Guerre était le colonel De Séganville du 16e régiment de chasseurs, les juges étaient le chef de bataillon Grenier du 56e RI, le capitaine Du Mazel du 48e RA, le lieutenant Du Rozet de l’état-major de la 15e DI, le maréchal des logis Vallet du 48e RA. Le lieutenant Vermeil du 56e RI était le commissaire rapporteur devant le Conseil de Guerre, l’adjudant-chef Boisdron était le greffier, le sergent Veilhaut était le greffier auxiliaire. Le soldat Louis Etienne Tixier était défendu par l’officier interprète Andriot de la 15e DI.

Il faut remarquer que le Lt Du Rozet faisait partie des juges du procès des 23 soldats du 56e RI décrit dans notre précèdent article. Le chef de bataillon Grenier appartenait au 56e RI. Ces 2 officiers étaient donc bien au courant des évènements survenus les 16/17 mai et 22 mai et qui avaient failli conduire 23 soldats du 56e RI devant un peloton d’exécution.
 

Les faits tels qu’ils sont énoncés dans le rapport sont les suivants. Le 4 juillet 1915, dans le secteur du bois d’Ailly dans la Meuse, le soldat Louis Etienne Tixier, du 134e RI, a quitté son poste dans les tranchées de la Carrière à cause d’un bombardement. De là, il se rendit au bois Mulot puis le soir à Mécrin. Le 5 juillet au soir, il a rejoint Pont sur Meuse où son bataillon devait se rendre au repos. Le 7 juillet, le bataillon était alerté. Le caporal Yvars a été envoyé le chercher en prison mais le soldat a refusé de « marcher ». Le lieutenant Rocaut a également été dépêché sur place mais le soldat a de nouveau refusé de suivre sa compagnie. Pendant que le caporal Yvars se rendait au poste de police sur ordre du Lieutenant Rocaut pour chercher 2 hommes afin de conduire le soldat Louis Etienne Tixier au rassemblement de sa Cie, celui-ci a quitté la prison. Le soldat Louis Etienne Tixier affirme qu’il est alors parti aux « feuillées ». La compagnie étant partie, les recherches n’ont pas été lancées immédiatement pour retrouver le soldat. En conséquence, en accord avec les articles 213 et 218 de la justice militaire, le chef de bataillon a demandé sa traduction en Conseil de Guerre, le colonel a confirmé l’avis du chef de bataillon.
 

L’article 213 prévoit : Tout militaire qui abandonne son poste est passible :
1°de la peine de mort, si l’abandon a eu en présence de l’ennemi ou de rebelles armés
2°de deux à cinq ans d’emprisonnement, si hors du cas prévu dans le paragraphe précédent, l’abandon a eu lieu dans un territoire en état de guerre ou en état de siège
L’article 218 prévoit : Est puni de mort avec dégradation militaire tout militaire qui refuse d’obéir, lorsqu’il est commandé pour marcher contre l’ennemi, ou pour tout autre service ordonné par son chef en présence de l’ennemi ou de rebelles armés. Si, hors le cas prévu par le paragraphe précédent, la désobéissance a eu lieu sur un territoire en état de guerre ou de siège, la peine est de cinq ans à dix ans de travaux publics, ou, si le coupable est officier, de la destitution, avec emprisonnement de deux à cinq ans.

 

Les soldats ne peuvent pas ignorer ces articles du moins pour ceux qui savent lire ce qui est le cas du soldat Louis Etienne Tixier. Sur les livrets militaires de cette période figure une nomenclature alphabétique de 5 pages des crimes et délits militaires et des peines qui y sont rattachées. L’article 213 est en tête de cette liste.
 

Dans son interrogatoire, le soldat confirme être parti sans permission des tranchées de la Carrière. Il indique que le bombardement en était la cause. Il reconnait avoir refusé de remonter en ligne avec sa compagnie à la Croix St Jean. Il reconnait avoir quitté le poste de police pour aller aux « feuillées » pendant l’absence du caporal Yvars parti chercher deux soldats.
Dans les notes du lieutenant commandant la compagnie sur la moralité et la manière de servir du soldat, on apprend que le soldat fait preuve de cynisme et qu’il a conscience de ce qu’il a fait « puisqu’il dit que le motif est grave ».
 



Dans le relevé des punitions de ce soldat, il est noté que la compagnie n’est pas en possession des punitions antérieures à son incorporation au 134e.
 

Le procès-verbal d’interrogatoire daté du 27 juillet 1915 nous apprend que ce soldat est célibataire, bonnetier aux établissements Saives à Chalon sur Saône et âgé de 21 ans. On apprend que le soldat reconnait avoir quitté son poste dans la tranchée sans autorisation. Le soldat indique avoir été effrayé par les obus qui lui font perdre ses moyens, qu’il a été pris sous des éboulements 4 fois le 5 avril et que, la nuit suivante, il a été projeté par une explosion en arrière de la tranchée. Le soldat reconnait avoir refusé de remonter aux tranchées le 7 juillet. Il indique aussi qu’il redoute d’abandonner à nouveau son poste s’il remonte en ligne. Le soldat ne reconnait pas s’être enfui du poste de police, il indique avoir demandé à la sentinelle l’autorisation d’aller aux feuillées. Il « regrette sincèrement sa faute qu’il a commis sans bien savoir ce qu’il faisait et demande à retourner au front promettant de bien se conduire comme par le passé ». A la question : maintenez-vous avoir demandé au caporal de garde, l’autorisation d’aller aux feuillées, le soldat indique qu’il n’a pas demandé l’autorisation au caporal mais à la sentinelle de garde.
 

Dans un courrier du 28 juillet, le commissaire rapporteur du Conseil de Guerre demande des éclaircissements au Colonel commandant le 134e sur les circonstances de la relève du poste de garde qui détenait le soldat prévenu. En effet, le soldat Louis Etienne Tixier prétend qu’une relève de sentinelles a eu lieu pendant les quelques instants où il s’est rendu aux « feuillées ». Il prétend avoir demandé à son retour des « feuillées » au sapeur de garde si on était venu le chercher. Celui-ci lui aurait répondu négativement. Enfin le soldat Louis Etienne Tixier précise qu’il a quitté le poste avec l’accord du caporal de garde. Dans la réponse du Colonel commandant le 134e, il apparait qu’un changement de sentinelle a bien eu lieu mais le sapeur en faction après la relève de la garde déclare n’avoir pas vu le soldat Louis Etienne Tixier et indique que personne ne lui a posé la question que le prévenu prétend avoir posé. Le maréchal des logis Bacaud chef de poste après la relève de la garde n’a pas vu le soldat Louis Etienne Tixier. Le sapeur en faction après la relève de la garde précise qu’il a accompagné aux « feuillées » un autre prévenu, le soldat Claude Pierre D. de la 5e Cie qui passait également devant le Conseil de Guerre.
Il n’a pas été possible d’entendre le caporal de garde chef de poste avant la relève de la garde, celui-ci a été blessé et évacué le 7 juillet.
 

Après les interrogatoires de l’accusé, des témoins, les 5 questions suivantes ont été posées aux juges :
     -Le soldat Louis Etienne Tixier du 134e est-il coupable d’avoir, le 4 juillet 1915, à la Maison Blanche commune de Brasseitte abandonné son poste en quittant sans autorisation la tranchée qui occupait sa compagnie ?
     -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
    -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu sur un territoire en état de guerre ?
    -Ledit Louis Etienne Tixier est-il coupable d’avoir, le 7 juillet 1915, à Pont sur Meuse refusé de suivre sa compagnie, ordre relatif au service donné par le lieutenant Rocaut du même régiment ?
     -Ledit refus d’obéissance a-t-il eu lieu alors que l’accusé était commandé pour marcher contre l’ennemi ?
 

Sur la 1ère question, à la majorité de quatre voies contre une, l’accusé a été déclaré coupable. 
Sur la 2e question, à l’unanimité, la réponse a été non. 
Sur la 3e question, à l’unanimité, la réponse a été oui. 
Sur la 4e question, à l’unanimité, l’accusé a été déclaré coupable.
Sur la 5e question, à la majorité de trois voix contre deux, la réponse a été oui.
 

En conséquence, au nom du peuple français, le Conseil de Guerre a condamné, le soldat Louis Etienne Tixier, à l’unanimité à la peine de mort et à la dégradation militaire le tout par application des articles 218, 213, 135, 185, 189, 139 du code de justice militaire dont le président a publiquement donné lecture. Le jugement du soldat Louis Etienne Tixier a été signé par les membres du Conseil de Guerre et par le greffier.
 

Commentaire:
 

     On a donc affaire à un soldat récidiviste qui s’était bien tiré de son premier abandon de poste au 56e RI. Pourtant, il était presque aussi coupable que les 23 qui dans la nuit du 16 au 17 mai s’étaient dissimulés et avaient été condamnés à mort. Sa condamnation le 28 juin 1915 à 2 ans avec suspension immédiate ne portait guère à conséquence. A peine arrivé à son nouveau régiment, il réitérait son refus d’obéissance le 7 juillet 1915. Cette fois les juges ont fait preuve d’une sévérité inhabituelle, même si son refus de marcher contre l’ennemi n’a été reconnu que par 3 juges sur 5. Il a été à deux doigts d’échapper à la peine de mort, alors même que les juges avaient rejeté la proposition du commissaire rapporteur de considérer que l’abandon de poste l’avait été « en présence de l’ennemi ». Le commissaire a eu une huitaine de jours pour instruire son affaire. Les faits sont avérés par des témoins. La culpabilité en fonction du libellé des motifs est certaine et reconnu à l’unanimité, concernant le refus de marcher contre l’ennemi. Manifestement 2 juges sur 5 ont considéré, même si elles n’étaient pas encore autorisées à cette date, qu’il y avait des circonstances atténuantes. Il en aurait fallu un de plus pour lui éviter le peloton.
 

Dans ce dossier, on ne trouve pas de trace d’une demande de recours en grâce ou de son rejet par le Président de la République. Néanmoins il faut souligner que le commissaire-rapporteur est le même qui avait 2 mois plus tôt rappelé (à tort) au général Blazer le caractère suspensif d’une condamnation à mort lors de la présentation d’un recours en grâce comme dans l’affaire des 23 soldats du 56e quand celui-ci voulait fusiller 4 soldats. Il serait surprenant que ce même officier ait oublié cette procédure. Mais l’affaire des 23 soldats du 56e a provoqué un conflit entre 3 généraux. Les juges n’ont peut-être pas voulu reproduire un nouvel incident en adressant directement un recours en grâce sans en référer au général de division. Simple hypothèse en l’absence de documents d’archives, mais qu’on ne saurait écarter.
 

Le greffier du conseil de guerre a donné lecture du jugement du Conseil de Guerre en présence du maréchal des logis Vallet désigné par le président du conseil de guerre pour assister à l’exécution devant les troupes assemblées en armes. Le 7 août 1915, à 5 h 30, près de la localité de Pont sur Meuse, le médecin-major, commis à cet effet, a constaté le décès du soldat Louis Etienne Tixier, ancien du 56e RI, tombé sous les balles avec les écussons du 134e.
 

2- le cas du soldat Henri Guibout :
 

     Il faut attendre le 6 janvier 1917, un an et demi plus tard, pour que le Conseil de Guerre de la 15e DI condamne à mort un autre soldat du régiment.
 

Il s’agit du soldat Henri Guibout qui est passé devant le Conseil de Guerre pour abandon de poste en présence de l’ennemi et de désertion à l’intérieur en temps de guerre avec récidive.
 

Les faits reconnus par le soldat Henri Guibout sont les suivants. Le 7 décembre 1916, alors que sa compagnie cantonnée à Dompierre partait aux tranchées, le soldat Henri Guibout, présent au rassemblement et au départ, se dérobait avant même que la compagnie dépasse Dompierre. Il ne fut pas revu à la Cie jusqu’au 16 décembre au matin. Pendant ces huit jours, le soldat Henri Guibout est resté à Dompierre dans les abris proches de village où la Compagnie l’a retrouvé au retour des tranchées. Il n’était pas seul, il avait un compagnon : le soldat Largy qui était parti en même temps que lui et avec lequel il passa ses huit jours d’absence. Le soldat Henri Guibout a justifié son acte par cette phrase : « cela m’ennuyait de partir avec la Compagnie, j’avais peur qu’il m’arrive quelque chose ».
 

« Le soldat Henri Guibout n’est à la compagnie que depuis trois semaines. Il vient du 56e à la suite d’une condamnation en Conseil de Guerre, pour être rentré en retard de permission suivant ses dires. »
 

Le soldat Henri Guibout avait déjà été condamné le 14 novembre 1916 pour désertion à l’intérieur en temps de guerre par le CdG de la 15e DI à 2 ans de travaux publics. Comme  il n’avait pas de condamnation antérieure, le CdG avait ordonné à l’unanimité qu’il soit sursis à l’exécution de la peine prononcée. La note de moralité mentionne : « assez bon soldat dans le service intérieur, ne parait pas avoir un bon moral, a déserté la première fois alors qu’il allait au feu avec la compagnie ».
 


Après l’exposé des faits, les questions suivantes ont été posées aux juges :
     -Le soldat Henri Guibout du 134e est-il coupable d’avoir, le 7 décembre 1916 à Dompierre (Somme), abandonné son poste en quittant sans autorisation, sa compagnie se rendant aux tranchées ?
     -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
    -Est-il coupable de désertion à l’intérieur en temps de guerre pour avoir le même jour, au même lieu, abandonné son corps, sans autorisation et être resté illégalement absent du 7 décembre 1916, jour de l’absence constatée au 16 décembre 1916 jour de sa présentation volontaire à sa compagnie ?
 

Les juges ont répondu :
     -Sur la 1ére question, à l’unanimité, l’accusé est coupable
     -Sur la 2e question, à l’unanimité, oui
     -Sur la 3e question, à l’unanimité, l’accusé est coupable
 

Attendu que le soldat Henri Guibout a été condamné le 14 novembre 1916 par le Conseil de Guerre de la 15e DI à la peine de 2 ans de travaux publics avec sursis, attendu qu’il est constant que l’inculpé a déserté antérieurement, le Conseil de Guerre le condamne à l’unanimité à la peine de mort par application des articles 213, 231, 232, 234, 135, 139 du CJM.
 

Le même jour, le CdG de la 15e DI a condamné à 10 ans de travaux publics le soldat Largy Joseph qui avait été porté déserteur pendant 8 jours avec le soldat Henri Guibout. Ce soldat n’ayant pas été condamné, le général commandant la 15e DI a suspendu l’exécution de la peine.
 

Le Conseil de révision de la 10e Armée a cassé et annulé ce jugement le 14 janvier 1917 et a renvoyé le soldat Henri Guibout devant le Conseil de Guerre de la 8e DI. Le Conseil de révision de la 10e Armée a justifié sa décision ainsi : attendu que la citation à comparaître notifiée le 4 janvier 1917, relève à sa charge d’une façon indéterminée le «crime d’abandon de poste en présence de l’ennemi » sans reproduire les circonstances, ni la date de ce crime et attendu que par suite de l’omission de cette formalité substantielle, la citation à comparaître est entachée d’une nullité qui ne saurait être couverte même du consentement de l’accusé...
 

Le 2 février 1917, le soldat Henri Guibout est passé devant le Conseil de Guerre de la 8e DI mais comme la 15e DI avait fait mouvement et que les témoins ne pouvaient être entendu, le Conseil de Guerre s’est trouvé dans l’impossibilité de statuer et à l’unanimité, les juges ont déclaré « qu’il y a lieu d’ordonner à plus ample informer ».
 

Le 17 mars 1917, le soldat Henri Guibout est repassé devant le Conseil de Guerre de la 8e DI. Son jugement est répertorié sous le numéro 310. Il est accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi en quittant sans autorisation sa compagnie qui allait occuper des tranchées. Après la lecture des pièces de la procédure, l’audition du caporal Laneyrie Paul et du soldat Maurice Auguste entendus comme témoins, les questions suivantes ont été posées aux juges :
     -Le dénommé Henri Guibout du 134e est-il coupable d’avoir le 7 décembre 1916 à Dompierre (Somme) abandonné son poste en quittant sans autorisation, sa compagnie qui allait occuper des tranchées
     -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
 

Les 5 juges ont répondu :
     -sur la première question : à l’unanimité, oui, Henri Guibout est coupable
     -sur la deuxième question : à l’unanimité, oui
 

A la majorité, les juges ont déclaré qu’il existe des circonstances atténuantes en faveur de soldat Henri Guibout. A l’unanimité, le Conseil de Guerre a condamné le soldat Henri Guibout à la peine de 10 ans de travaux publics conformément à l’article 213 & 1 du CJM dont le président a donné publiquement lecture.
 

Commentaire:
 

    Le soldat Guibout a eu de la chance d’être jugé selon les nouvelles normes édictées par la loi du 27 avril 1916 et le décret du 8 juin 1916. Il s’est pourvu en révision et a vu son procès cassé pour vice de forme. Rejugé par le conseil de guerre de la 8e DI, il a été de nouveau reconnu coupable de son abandon de poste devant l’ennemi, mais cette fois la majorité des juges, contrairement à celle de la 15e DI, a estimé qu’il y avait des circonstances atténuantes, décision prise 4 mois après le « crime ». La peine de 10 ans de travaux publics paraît lourde, mais en fait tout un chacun sachant que les peines ne survivraient pas à la fin du conflit, il n’y avait pas lieu à s’inquiéter outre-mesure.
 

3- le cas du soldat Jean Henri Rebet :
 

    En septembre 1917, 5 mois après, un troisième homme s’entendait condamner à mort.
 

Il s’agissait du soldat Jean Henri Rebet qui est passé 3 fois devant les conseils de guerre de la 15e DI pendant le conflit.
 

Son premier jugement devant le conseil de guerre, le 12 février 1916, est référencé sous le numéro 372. Affecté au 134e, il a été prévenu d’abandon de poste sur un territoire en état de guerre par suite d’absorption d’acide picrique. Il a été condamné par 3 voix contre 2 à six mois de prison. Par décision du général commandant la 15e DI, l’exécution de la peine a été suspendue jusqu’à la fin de la campagne. Pourtant, comme le précise le jugement, en application de l’article 213 du code de justice militaire, ce soldat risquait la peine de mort. Sur ce jugement, par un décret du 23 juin 1919, le Président de la République a accordé au soldat Jean Henri Rebet une remise du restant de la peine de six mois de prison.
Le soldat risquait pourtant très gros dans ce cas de mutilation volontaire, l’injection d’acide picrique était facilement décelée par les médecins contrairement à une blessure présumée suspecte à une extrémité d’un membre. Les consignes de l’autorité militaire étaient très claires. Ces mutilations devaient être assimilées à l’abandon de poste ou au refus d’obéissance (alinéa 1 des articles 213 ou 218 du CdJM possibles de la peine de mort, suite à infraction produite en « présence de l’ennemi »). Dans ce cas, les juges ont fait preuve d’une grande indulgence à la limite de l’insubordination, en « déclassant » l’action du soldat Rebet vers l’alinéa 3 de l’article 213 (hors présence de l’ennemi et sur territoire non en état de guerre) où il ne risquait plus qu’une peine de 2 à 6 mois de prison. Ils ont statué comme si on se trouvait en temps de paix.
 

Après cette condamnation, le soldat Jean Henri Rebet qui a été transféré au 56e RI, a été inculpé de désertion à l’intérieur en temps de guerre avec récidive. Sur son jugement référencé sous le numéro 466 daté du 30 juin 1916, il est mentionné : « attendu que le soldat Jean Henri Rebet a été condamné le 11 octobre 1905 par le Conseil de Guerre de Toulouse à la peine de 2 ans de prison pour désertion à l’intérieur en temps de paix, attendu qu’il est constant que l’inculpé a déserté antérieurement, le Conseil de Guerre le condamne à l’unanimité à la peine de 3 ans de travaux publics en application des articles 231, 232, 234 et 139 du code de justice militaire dont le président du Conseil de Guerre a publiquement donné lecture ». Par décision du général commandant la 15e DI en date du 30 juin 1916, l’exécution de la peine a été suspendue jusqu’à la fin de la campagne.
Après ce jugement, le soldat a été transféré au 134e. Le 28 septembre 1917, plus d’un an plus tard, le soldat Jean Henri Rebet est passé pour la 3e fois en jugement devant le Conseil de Guerre pour :
     -abandon de poste en présence de l’ennemi
    -2 désertions à l’intérieur en temps de guerre avec récidive, la seconde étant en service
 

Le soldat Jean Henri Rebet est accusé des faits suivants. Le 29 juillet 1917, vers 21 heures, une corvée de 15 hommes de la section de discipline de la 15e DI quittait les abris de Beauséjour pour transporter des torpilles de 58 à la position Jacquinot. Il faisait nuit, les hommes étaient obligés de marcher à la file dans les boyaux. Le sergent Roze ne s’est pas aperçu tout de suite de la disparition du soldat Jean Henri Rebet. Ce dernier a quitté la corvée au croisement du boyau B7 avec le boyau B8 à environ 800 mètres de tranchées de la première ligne. L’accusé déclare qu’il s’est rendu à Valmy où il a pris un train pour Lons le Saulnier puis Beaune les Roches où il a travaillé chez son beau-frère pendant 8 à 10 jours. Le 14 août, il s’est constitué prisonnier à la prévôté de la 15e DI. Le soldat Jean Henri Rebet indique qu’il a quitté son poste sans motifs mais souligne que son transfert à la section de discipline est une injustice. Le 31 août, sa section de discipline qui faisait mouvement pour revenir dans le secteur de Beauséjour, s’arrêta quelques heures au camp Madelin. Au rassemblement qui précédait le départ au camp Madelin, l’adjudant Lerouge constata l’absence du soldat Jean Henri Rebet. L’accusé a quitté sans autorisation son unité vers 19 heures pour se rendre dans sa famille. Le 17 septembre, il rejoignait volontairement son unité au ravin de Marson. Dans ses déclarations, le soldat Jean Henri Rebet souligne qu’il avait reçu des lettres de sa famille lui indiquant que sa fille était gravement malade.
 



Ce jugement nous apprend que le soldat Jean Henri Rebet est originaire du Jura, qu’il est « homme de peine ». On apprend les différentes condamnations reçues par ce soldat :
 

     -27/01/1898 : Lons le Saunier, vols, envoi dans colonie, peine jusqu’à 20 ans
     -14/03/1903 : Belley, vol, 3 jours de prison
     -03/10/1903 : CdG de Clermont, désertion à l’intérieur, 1 an de prison
    -14/06/1904 : CdG de Clermont, refus d’obéissance, 1 an de prison
     -15/09/1904 : CdG de Limoges, bris de clôture, 4 mois de prison
     -11/10/1905 : CdG de Toulouse, désertion à l’intérieur, 2 ans de prison
     -13/12/1905 : CdG de Toulouse, évasion et destruction d’effets de couchage, 2 ans de prison
     -12/02/1916 : CdG de la 15e DI, abandon de poste, 6 mois de prison, peine suspendue
     -30/06/1916: CdG de la 15e DI, désertion à l’intérieur, 3 ans de travaux publics, peine suspendue
 

Après les interrogatoires de l’accusé, des témoins, les 5 questions suivantes ont été posées aux juges :
     -Le soldat Jean Henri Rebet de la section de discipline est-il coupable d’avoir le 29 juillet 1917 dans le secteur de Beauséjour, commune de Mesnil les Hurlus, abandonné son poste en quittant sans autorisation la corvée chargée de transporter du matériel en ligne ?
      -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
     -Ledit Jean Henri Rebet est-il coupable de désertion à l’intérieur en temps de guerre pour avoir le même jour au même lieu abandonné son unité sans autorisation et être resté illégalement absent du 29 juillet 1917 jour de l’absence constatée au 14 août 1917 jour de sa présentation volontaire à la prévôté de la 15e division d’infanterie ?
     -Ledit Jean Henri Rebet est-il coupable de désertion à l’intérieur en temps de guerre pour avoir le 31 août 1917 abandonné son unité au camp Madelin et être resté illégalement absent du 31 août 1917 jour de l’absence constatée au 17 septembre 1917 jour de sa présentation volontaire à sa section ?
     -A-t-il déserté étant en service ?
 

Sur la 1ère question, à l’unanimité, l’accusé est coupable. Sur la 2e question, à l’unanimité, oui. Sur la 3e question, à l’unanimité, l’accusé est coupable. Sur la 4e question, à l’unanimité, l’accusé est coupable. Sur la 5e question, à l’unanimité, oui.
 

Attendu que le dit Jean Henri Rebet a été condamné le 30 juin 1916 par le Conseil de Guerre de la 15e DI à la peine de 3 ans de travaux publics, jugement devenu exécutoire, attendu que le dit Jean Henri Rebet a déserté antérieurement, le Conseil de Guerre le condamne à la peine de Mort en application des articles 213 et 135.
 

Le Conseil de Guerre considérant que tout l’effet moral qu’on devait attendre, a été produit par le prononcé de la peine et considérant l’âge, l’attitude du condamné, les bonnes notes fournies par son ancien commandant de Cie depuis son passage à la section de discipline, a estimé qu’il y a lieu de recommander le dit Jean Henri Rebet à la clémence du Président de la République pour une commutation de peine.
 

Ce jugement a été cassé et annulé par décision du Conseil de révision de la 4e Armée en date du 04 octobre 1917. Par quatre voix contre une, le Conseil de révision de la 4e armée a pris cette décision au vu du mémoire du défenseur du soldat Jean Henri Rebet, basé sur la violation de l’article 140 du CJM, le jugement n’énonçant pas à quel nombre de voix la peine avait été prononcée. Le Conseil de Révision a également estimé que les inculpations d’abandon de poste en présence de l’ennemi et de désertion à l’intérieur en temps de guerre sont contradictoires et font naître un doute sur l’exacte qualification des faits. On voit donc que c’est une erreur de procédure qui a sauvé la vie du soldat Jean Henri Rebet même si le recours en grâce avait toutes les chances d’être accepté vu les recommandations des juges du Conseil de Guerre de la 15e DI.
 

Ce dossier a été renvoyé devant le Conseil de Guerre de la 16e DI qui a siégé le 06 novembre 1917 à Maffrécourt dans la Marne. Le soldat Jean Henri Rebet est accusé de :
     -abandon de poste en présence de l’ennemi
     -2 désertions à l’intérieur en temps de guerre avec récidive
 

Après avoir entendu le commissaire-rapporteur, le prévenu, les dépositions des autres témoins, les questions suivantes ont été posées aux juges :
     -Le soldat Jean Henri Rebet du 134e détaché à la section spéciale de la 15e DI, est-il coupable d’abandon de poste pour avoir le 29 juillet 1917, dans le secteur de Beauséjour, commune de Mesnil les Hurlus (Marne), abandonné la section spéciale de discipline de la 15e DI au moment où cette unité effectuait une corvée chargée de transporter des munitions dans les tranchées de première ligne ?
     -Ledit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
    -Subsidiairement : Le dit abandon de poste a-t-il eu lieu sur un territoire en état de guerre ?
     -Le soldat Jean Henri Rebet, ci-dessus désigné, est-il coupable de désertion en temps de guerre avec récidive pour avoir au camp Madelin (Marne), quitté sans autorisation, la section spéciale de discipline de la 15e DI, le 31 août 1917, jour de l’absence constaté et s’être aussi absenté de son corps du 03 au 17 septembre 1917, jour de sa présentation volontaire avec cette circonstance aggravante qu’il a déserté antérieurement ?
 

Les 5 juges ont répondu :
     -Sur la 1ère question : à l’unanimité des voix, oui, l’accusé est coupable
     -Sur la 2ème question : à l’unanimité des voix, non
     -Sur la 3ème question : à l’unanimité des voix, oui, l’accusé est   coupable
     -Sur la 4ème question : à l’unanimité des voix, oui, l’accusé est coupable
 

Le Conseil de Guerre a condamné à la majorité de quatre voix contre une à trois ans de travaux publics le soldat Jean Henri Rebet en application des articles 213 & 2, 231, 232 & 3, 234, 135 et 139 du CJM.
 

On peut s’étonner des réponses apportées par les juges au cours de ces 2 procès. A la question : l’abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi, à l’issue du premier procès, les juges avaient répondu oui d’où la peine de mort. A l’issue du second procès, les juges ont répondu non à la même question. C’est l’alinéa 2 de l’article 213 qui a été appliqué avec une peine de 3 ans de travaux publics.
 

Par décret du 23 juin 1919, le Président de la République a commué la peine de 3 ans de travaux publics prononcée par le CdG de la 15e DI (30 Juin 1916) et celle de 3 ans de travaux publics prononcée par le CdG de la 16e DI ( 6 novembre 1917) en 3 ans de prison.
 

Commentaire:
 

      Le cas Rebet est un peu un cas d’école. Il est très représentatif de la frange des condamnés à mort rétive à toute forme d’autorité. En temps de guerre, en unités, elle risque plus que beaucoup d’autres de se faire sanctionner. Comme le décrit l’officier chef de la section de discipline : « c’est un violent, un raisonneur, un emporté ». Il s’empresse toutefois d’ajouter, qu’au vu de ses deux mois passés dans cette section, il n’a qu’à se louer de son comportement, et propose de le renvoyer au plus tôt au régime normal. Cette lettre est écrite le 28 juillet 1917 et le lendemain Rebet déserte, ce qui n’était pas son intérêt. S’il était à la section de discipline, c’est qu’il s’était déjà absenté illégalement, chose qui n’aurait pas dû l’envoyer dans cette section peu sympathique, mais s’il y avait été affecté, c’est qu’il avait fait une réponse insolente à ses supérieurs lorsqu’il avait été récupéré. Le risque couru en abandonnant son poste ne l’empêche pas de disparaître et de revenir se présenter quelques jours plus tard. En 1915, au temps de Tixier, sans circonstances atténuantes, sans Conseil de Révision, il l’aurait accompagné au poteau d’exécution. Il faut ajouter qu’en novembre 1917, s’il avait été condamné à mort à nouveau, son dossier, en application du décret du 20 avril 1917, aurait été obligatoirement transmis à la Présidence de la République, jugeant en dernier ressort, ce qui lui aurait encore donné une chance supplémentaire. Si la loi du 27 avril 1916 a changé la pratique de l’administration de la justice militaire, le décret du 20 avril 1917 a étendu sur tous les condamnés à mort le contrôle du pouvoir politique. Aucun condamné n’a pu dès lors être fusillé sans son accord, mis à part entre juin et juillet 1917, ou, du fait des mutineries, ce décret a été suspendu.
 

C – Conclusion récapitulative :
     

     Comme nous l’indiquons au début de l’article, la décomposition de ces 191 jugements a été fastidieuse mais nécessaire.
Il est hors de question de pouvoir tirer des conclusions sur des approximations, sur des impressions, sur des « on-dit ». Nous avons donc « décortiqué » tous ces jugements. Cette décomposition s’avère riche d’enseignements.
 

Sur 191 jugements, nous avons dénombré 26 acquittements, 106 suspensions de peine, 17 sursis à l’exécution de la peine et 56 circonstances atténuantes :
 




On remarque que les peines les plus sévères, s’abattent sur les soldats récidivistes. Néanmoins, parmi les quarante-huit soldats qui ont déjà été condamnés au moins une fois, parfois deux, parfois plus, treize de ces soldats ont bénéficié des circonstances atténuantes.
 

En compulsant tous ces dossiers, on remarque certains glissements dans l’application des peines. Par exemple : un soldat inculpé pour un motif 213 § 1, c’est à dire pour un abandon de poste en présence de l’ennemi qui conduit à la peine de mort, est condamné en application de l’article 213 §2, c'est-à-dire pour un abandon de poste sur un territoire en état de guerre qui se traduit par une peine de 2 à 5 ans de prison. Volonté délibérée des juges d’adoucir les peines en 1914 et 1915 quand les circonstances atténuantes n’existent pas ? On ne le saura jamais.
 

Les soldats inculpés d’homicide par imprudence, ont été acquittés.
 

Le soldat inculpé d’abandon de poste en présence de l'ennemi pour mutilation volontaire par injection d’acide picrique risquait la peine de mort. Il n’a été condamné qu’à un mois de prison.
 

En 1914, on doit surtout retenir qu’aucun des cas de mutilation volontaire présumée ne se terminera devant un peloton d’exécution, 10 de ces soldats ont été acquittés.
 

Parmi les 3 condamnés à mort du 134e, deux ont eu la vie sauve, seul le soldat Louis Etienne Tixier a été fusillé au cours d’une période où les circonstances atténuantes n’existaient pas, où le Conseil en révision était momentanément suspendu et où le recours en grâce auprès du Président de la République devait rester l’exception. La seconde inculpation du soldat Tixier est survenue à peine un mois après les évènements de mai 1915 dans les bois d’Ailly et les controverses entre les généraux Roques, Cordonnier et Blazer, celui-ci contraint de suivre l’avis du Président de la République. Pour Tixier, il s’est refusé à demander la grâce.
 

Le cas du soldat Tixier est typique du parcours suivi par les soldats récidivistes. Après une 1ère condamnation dont la peine est généralement suspendue, le soldat est transféré dans un autre régiment où il reçoit une 2e condamnation, parfois une 3e. Tant que le soldat ne tombe pas sous le coup d’un crime passible d’une peine de mort, ce schéma peut se répéter plusieurs fois, la suspension le renvoyant dans le rang. Malheureusement, ce schéma ne fonctionne pas toujours. Comme le soldat Tixier, les soldats récidivistes ont fini par « franchir la ligne »et par être inculpé pour un motif 213§1 ou 218§1 qui conduisait à la peine de mort. Sans circonstances atténuantes, sans recours en révision comme pour le soldat Guibout, il ne restait que le recours en grâce, dont la demande était une prérogative exclusive  du général Commandant la Division, en début de guerre.
 

Les dossiers des jugements de la 15e DI  sont parsemés de  nombreuses suspensions et sursis à l’exécution des  peines, ce qui revient  physiquement à la même chose en définitive, le soldat échappant à la prison. Généralement, il change d’unité. S’il se comporte bien, une remise ou 2 remises de peine annulent complètement celle-ci. Souvent pendant le conflit et surtout au sortir de la guerre, beaucoup d’amnisties et des « réhabilitations » complétèrent ces nombreuses remises de peine.
 

Hormis la peine de mort requise contre les soldats Tixier, Guibout, Rebet, les peines les plus lourdes requises, l’ont été contre :
 

-1 soldat qui compte tenu des circonstances atténuantes a été condamné à 10 ans de travaux forcés mais sa peine a été suspendue.
 

-1 soldat qui a été condamné à 10 ans de travaux publics en septembre 1918. Déjà condamné, il a bénéficié des circonstances atténuantes et a été amnistié en 1921. Inculpé pour un motif 213 §1, les circonstances atténuantes ont sauvé la vie de ce soldat.
 

Le fait de voir sa peine suspendue, n’a pas dissuadé certains soldats de recommencer. Une partie de ces suspensions ont donc été révoquées, et leurs auteurs incarcérés.
 

Hormis le cas du soldat Tixier où nous sommes face à la notion de l’exemplarité de la justice et non pas d’un fusillé pour l’exemple, la grande majorité des condamnés a bénéficié de l’indulgence des juges et de la pratique à grande échelle de la suspension de peine. Cette dernière était à la discrétion des généraux commandant la division.
 
Le tableau ci-dessous montre la plus ou moins grande propension de ces derniers à se servir de cette prérogative :
 

Les généraux d’Armau de Pouydraguin et Collas sont ceux qui ont eu le plus recours à la suspension de peine pour les condamnés du 134e. Les généraux Bajolle et Arbanère ont été les plus réticents à user de ce procédé, le général Blazer se situant à mi-parcours de ces deux tendances. On peut y voir une désagréable part d’arbitraire, sachant que l’accomplissement d’un jugement est tributaire de la plus ou moins grande propension du général à faire incarcérer ou à remettre dans le rang. Ceci étant, renvoyer dans le rang sous le feu, au lieu d’envoyer en prison, ne traduisait pas forcément un sentiment de compassion pour les condamnés, mais aussi ou plutôt une façon de faire comprendre que l’infraction délibérée sanctionnée ne protégeait pas du danger auquel restaient soumis les « obéissants ».
 
L’action du commissaire rapporteur n’est pas à sous-estimer. Dans cette fonction, la 15e DI a eu pour presque quasiment toute la durée de la guerre, du 6 juin 1914 au 15 mars 1918, le Lt Jean Vermeil, avocat dans le civil. La stabilité de ce spécialiste de la justice a dû contribuer à limiter l’amateurisme et les dérapages dans l’administration de la justice. On a vu dans le cadre de l’affaire du 56e RI, qu’il s’est mis en travers d’une décision du général Blazer qui désirait faire exécuter sur le champ 4 condamnés de ce régiment. Durant son séjour à la 15e DI, il a rendu aussi 77 non-lieux, preuve qu’il a su canaliser les plaintes et refuser d’instruire des affaires aux charges abusives.
 
Prisme, en démarrant cette étude ne s’attendait pas du tout, il est vrai, à un tel résultat. Seule l’étude au cas par cas, permet de sortir des lieux communs et des opinions présentées comme des certitudes. Nous sommes très loin d’une justice aveugle. Même en 1914, les juges ont fait preuve, peut-on dire, fréquemment, de mansuétude ou d’attitude compréhensive. On voit bien aussi, au fil du temps, que la loi du 27 avril 1916, le décret du 8 juin 1916 et celui du 20 avril 1917, en rétablissant le contrôle du pouvoir politique sur la justice militaire ont considérablement modifié le « paysage »judiciaire des années 1916 à 1918.
 
Les sources examinées ci-dessus sont concordantes. Généraux, commissaires rapporteurs, juges nous renvoient une image, somme toute, de pondération. Dès que cela a été permis, les juges ont veillé à se saisir des circonstances atténuantes pour justifier des peines en deçà de celles prévues normalement pour les infractions. De même, ils n’ont pas dédaigné de recourir au sursis permis par la loi du 27 avril 1916. Le commissaire rapporteur a peu requis de condamnations pour faits produits en présence de l’ennemi, éloignant ainsi le spectre de la peine de mort. Il a su trier les plaintes et quand nécessaire, délivrer des non-lieux, libérant les inculpés des risques du passage en Conseil de Guerre. Cette justice a abouti à ce que, sur 164 condamnations à des peines privatives de liberté, seules 40 se sont traduites par une réelle incarcération. Par le jeu des suspensions différées, des remises de peine et des lois d’amnistie d’après-guerre, les emprisonnés encore vivants ne sont jamais allé au bout de la peine qui leur avait été infligée. Rapporté aux quatre années de guerre, ce nombre n’en paraît que plus marginal.
 
Cette étude mériterait d’être reproduite dans d’autres unités. Il serait alors possible d’établir des comparaisons. Cela nécessite évidement de relever ou de photographier les 3 premières pages de tous les jugements des minutiers, de relever ou de photographier les registres des jugements, de relever ou de photographier les dossiers de procédure manquants ou tous ceux qui présentent un intérêt comme par exemple l’ensemble des dossiers des condamnés à mort récidivistes, soit quasiment presque tous les dossiers de procédure.
 
Ceci étant, l’administration de la Justice par le Conseil de Guerre de la 15e DI s’est-elle différenciée nettement de celle pratiquée dans les autres régiments et divisions ?
 
1) Différences entre les régiments de la 15e DI
 

Le 10e RI a été encore plus bienveillant que le 134e. En revanche le 27e RI a, par deux fois, en 1914, fait siéger un Conseil de Guerre spécial qui, à chaque fois, a envoyé un homme au poteau d’exécution.
 
2) Différence avec les autres divisions :
 
Nous ne présentons arbitrairement ici que quelques divisions. Mais nous sommes en mesure de faire le décompte pour toutes. Nous avons pris des divisions qui ont fait toute la guerre : 6 divisions « métropolitaines », une coloniale, une d’Afrique du Nord : mélange de Bat d’Af et de tirailleurs (la 45e)
 

A observer ce tableau, on constate que la 15e DI n’est pas fortement atypique, mais qu’il y a tout de même de fortes disparités en ce qui concerne la propension à condamner à mort et à exécuter. Du travail en perspective !
 
Prisme : une prise de position citoyenne
 
Prisme, à l’issue de cette étude au plus près des faits, tient à mettre en garde et à inciter à ne pas se lancer trop vite dans des conclusions hâtives. Dans le cas du 134e, en attendant d’autres études (A signaler celle sur la 3e DI à lire dans l’excellent ouvrage d’Emmanuel Saint-Fuscien « A vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande guerre », éditions EHSS, Paris, 2011, 309 pages), quelques remarques peuvent être faites :
 
Justice sanguinaire ?
 
Dans cette unité, on ne voit en aucune façon se vérifier l’image persistante, même si minoritaire, d’une justice militaire mise en œuvre par des psychopathes, à qui la guerre et le pouvoir politique auraient laissé la possibilité d’assouvir leurs penchants profonds et qui ne s’en seraient pas privés. Ce n’est pas l’image que l’on retient de cette enquête.
 
Un auxiliaire de la discipline se voulant (et étant ?) dissuasif
 
A l’échelle du 134e RI, les condamnations pour désertion sont à mettre en regard du nombre d’hommes qui ont servi sous le drapeau du régiment pendant ces 4 ans et demi. C’est infime. On pourrait dire anecdotique. Ceci étant, Prisme ne suit pas ceux qui en concluraient qu’un tel faible pourcentage est l’indice d’une adhésion des hommes qui a rendu inutile d’avoir recours à la coercition. La justice militaire, avec ses peines effrayantes a certainement contribué, dans les moments de désarroi, au maintien dans l’obéissance de plus d’un.
 
Et les Fusillés ?
 
Cet éclairage, surprenant, ne détourne pas cependant Prisme d’une réalité toujours douloureuse aujourd’hui, à savoir qu’une des fonctions de cette justice militaire a été de condamner à mort des citoyens-soldats pour des crimes autres que de droit commun. On vient de voir que par le biais courant de la suspension de peine, du sursis, des remises de peines et des lois d’amnistie, nombre de condamnés ont pu se reconstruire une vie, une fois la paix signée. Certains ont retrouvé le chemin de la prison pour des délits de droit commun, prévisibles quand on connaissait la lourdeur de leur casier judiciaire de la guerre et de l’avant-guerre, mais les autres, condamnés uniquement pour des fautes liées spécifiquement aux conditions paroxystiques de la guerre, ont essayé d’oublier tout cela et de faire oublier ce qu’on leur avait reproché.
 
En revanche, même si cela a été plus qu’épisodique au 134e, l’attention doit être maintenue sur ceux qui ont été exécutés. On peut mettre l’accent sur le fait qu’ils ont été peu nombreux par rapport aux nombre de mobilisés. Pour le 134e RI, on pourrait ainsi dire que le seul fusillé Tixier est à mettre en rapport avec les 2680 tués du régiment, tombés en faisant leur devoir. Il n’est pas ici question de proportion statistique mais de justice. La Justice militaire, surtout avant avril 1916, était conçue de telle manière qu’elle plaçait le fonctionnement de cette justice sans garde-fous pour les juges. L’exécution pour l’exemple était rendue possible par les conditions de fonctionnement du système. Cela a existé. Il ne suffit que de compulser les listes de ceux qui ont été réhabilités après-guerre. D’autres ont été manifestement aussi dans ce cas, victimes d’erreur judiciaire ou de non prise en compte des conditions qui les avaient amenés à fléchir et à se retrouver incapables psychologiquement d’obéir, alors qu’un traitement plus humain aurait dû leur être accordé. Leur mort, entouré d’un cérémonial, d’une cruauté qui a souvent bouleversé les hommes obligés d’assister à ces scènes d’épouvante, est une raison supplémentaire pour que ces derniers soient sortis de l’anonymat de honte, dans lequel ils sont plongés, qu’on réclame pour eux et leurs descendants une affirmation nette de l’injustice qui leur a été faite et qu’on lave l’affront immérité qui a été fait à leur réputation.
 
Mais cela ne concerne pas tous les fusillés. Il est évident qu’ils ne peuvent être constitués en un groupe homogène. Le passé civil et/ou militaire des 3 condamnés à mort du 134e RI est là pour le démontrer.
 
La réclamation pour la réhabilitation des fusillés est une démarche donc tout à fait légitime, mais elle ne peut, de ce fait, être collective. Au-delà de nos trois condamnés à mort du 134e, il en existe d’autres dont on a de la peine à soutenir l’idée d’une réhabilitation, pour condamnation abusive. La lecture des pièces de leurs dossiers sur Mémoire des Hommes est édifiante. Mais c’est cette constatation qui fait que l’on doit dire haut et fort que parmi eux, certains ont perdu la vie dans des conditions effroyables, infamantes alors que les modalités de leurs jugements, à lire leurs dossiers, nous interpellent. On ne peut ni réhabiliter collectivement des hommes aux destins si différents, en particulier par rapport à l’état de droit, ni proclamer qu’il suffit de les mentionner globalement pour décréter qu’ils ont rejoint la mémoire nationale. C’est faire preuve de désinvolture face à une exigence de justice. Prisme estime qu’il faut dégager les dossiers de ceux qui, manifestement n’ont pas mérité le sort qui leur a été fait. Ce travail doit être fait minutieusement, sans effet de manche, sans a priori idéologique, pour sortir de l’opprobre ces hommes et leurs descendants, car, pour ceux-là, justice doit être rendue. Aujourd’hui, cent après, elle ne l’est pas.