A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 26 août 2023

Fusillés : la recherche aléatoire des inconnues et d’inconnus


     Prisme publie sans ordonnancement des articles de fond, des articles concernant certains militaires, des articles statistiques. Tous ces articles reposent sur un socle de données le plus robuste possible que nous cherchons quotidiennement à améliorer.

Comme le souligne Anne Lacroix maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris Nanterre, le quantitatif est un outil supplémentaire pour l’historien. Ainsi Prisme s’est attaché à rechercher tous les pourvois en révision acceptés ou refusés, tous les recours en grâce acceptés ou refusés, tous les conseils de guerre temporaires, ordinaires ou spéciaux, afin de coller au plus près de la réalité. Toutes ces précieuses données, regroupées statistiquement, permettent d’appréhender correctement l’évolution du fonctionnement de la justice militaire et ses conséquences sur les militaires français. Cela a permis, par exemple, au général Bach de conclure : ce n’est pas le niveau élevé des pertes qui a généré le plus de fusillés, mais l’absence de contrôle politique dans le fonctionnement de la Justice Militaire.

Dans ce contexte, la recherche de données inconnues et de militaires français fusillés demeurés inconnus est toujours le fruit d’un long travail « d’épluchage » d’archives avec parfois un brin de chance qui relance tel ou tel axe de prospection. Depuis de nombreuses années, Prisme s’astreint à cet exercice.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il risque de l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.
Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

1-Exemple du fusillé Maurin :

     A la base, le cas de ce fusillé est uniquement documenté par son recours en grâce.


Dans son courrier du 20 novembre 1914 ci-dessus établi à Bordeaux, indice de la gravité des évènements militaires, le Ministre de la Guerre écrivait au Garde des Sceaux pour lui signifier la décision du Président de la République de laisser la justice suive son cours.

Ce dossier de recours en grâce nous permet d’apprendre que ce militaire du 36e régiment d’infanterie coloniale avait été condamné à mort le 5 novembre 1914 par le conseil de guerre de la 74e division pour des voies de fait envers un supérieur pendant le service en application de l’article 223 du code de justice militaire. D’emblée, deux remarques sautent aux yeux :

- la date du 5 novembre 1914 est postérieure à la parution du décret du 1er septembre 1914 laissant au seul officier ayant ordonné la mise en jugement d’un militaire, la décision d’envoyer ou de ne pas envoyer un recours en grâce au Président de la République. Ici, le général Bigot commandant la 74e division d’infanterie a bien envoyé le dossier de procédure concernant la condamnation à mort de ce militaire à la Présidence de la République via le Ministre de la Guerre puis celui de la Justice.

- comme dans la très grande majorité des cas, le Ministre de la Justice a suivi l’avis du Ministre de la Guerre, le Président de la République entérinant ces décisions.

Ces dossiers de recours en grâce du Ministère de la Justice sont très intéressants. Dans la majorité des dossiers, on trouve une synthèse qui comporte de nombreuses informations : âge et profession du condamné, existence d’un pourvoi en révision, existence d’un recours en grâce, résumé des faits, avis des différents niveaux de la hiérarchie militaire jusqu’au général en chef, et pour finir les avis du Ministère de la Guerre suivi de celui de la Justice.

Malheureusement, pour le cas Maurin, aucune synthèse n’est présente dans le dossier. Un seul mot et une date accompagnée d’une signature figurent sur un des 2 courriers : adhésion, le 20 novembre 1914. On retrouve cette signature sur d’autres synthèses, elle semble correspondre au Directeur des Affaires Criminelles et des Grâces du Ministère de la Justice.


Au passage, rappelons que Prisme a dénombré 1008 militaires français graciés. Comme nous l’avons constaté avec le général Bach dans un article paru en mars 2015 intitulé : Les dossiers du Ministère de la Justice concernant les militaires condamnés à mort dits « pour l’exemple » : 1917-1918 ; dans la quasi-totalité de ces cas, le Ministre de la Justice s’est aligné sur l’avis du Ministre de la Guerre, le Président de la République entérinant ces avis. Ce qui signifie que ces 1008 militaires français ont été graciés parce que la direction du contentieux du Ministère de la Guerre l’avait demandé.

Les archives judiciaires militaires de la 74e division ayant disparu, il manquait des informations sur ce cas : les circonstances de ces voies de fait et les détails de l’identité du condamné.

Le casernement du 36e régiment d’infanterie coloniale se situait à Lyon. On pouvait supposer que le recrutement régional du régiment, en ce début de conflit, était toujours d’actualité. L’interrogation du moteur de recherche du « Grand Mémorial » donnait 252 « Maurin Pierre » mais aucun de ces « Maurin Pierre » ne correspondait.

Sur Mémoire des Hommes, le recrutement des militaires décédés au sein de cette unité pour cette période provient majoritairement des départements proches de la capitale des Gaules.

Les registres d’état civil des décès de cette unité ne comportent aucun militaire à ce nom ce qui n’est pas anormal puisque le décès a pu être enregistré par d’autres entités.

Les registres d’état civil des décès des communes où le Quartier Général de la 74e division avait stationné comme Lunéville, ne mentionnent pas de militaire à ce nom.

Sur le site des archives départementales de Meurthe et Moselle, la mise en ligne des tables décennales jusqu’en 1932, a permis trouver un militaire à ce nom décédé dans la commune de Dombasle sur Meurthe.

Cette information était à contrôler car le fusillé Juquel n’apparaît pas sur la table de Gerbéviller.

En parallèle, suivant une piste mentionnant, sans autre précision, un « Maurin Pierre » sur une plaque commémorative située dans l’église de Chambéry, nous a incité à chercher la fiche de matricule de ce soldat sur le site des archives départementales de Savoie.

La lecture méthodique des tables alphabétiques des registres de matricules des classes successives a permis de trouver un « Maurin Pierre » dans la classe 1902.


L’acte de décès du soldat Maurin confirme les informations de la fiche de matricule.


Ce militaire a été fusillé au lieu-dit du « trou des loups » situé à 700 mètres au nord de l’écluse de Dombasle sur Meurthe. Il s’agit bien du militaire recherché. Ce soldat a été condamné à 6 mois de prison pour coups et blessures volontaires en 1902. Un autre point soulève notre réflexion ; appelé à la mobilisation le 3 août 1914, Maurin est aux Armées le 19 août, évacué malade le 26 août, il rentre au dépôt le 5 septembre et il est de retour aux Armées le 3 octobre 1914. Nous savons qu’il a été jugé le 5 novembre par le conseil de guerre, ce qui signifie qu’il a été probablement incarcéré 15 jours auparavant. Les faits pour lesquels il a été condamné à mort, se sont donc produits entre le 3 octobre et 20 octobre 1914. Au cours de cette période, le 36e RIC est en cours de reconstitution suite aux lourdes pertes subies en août et septembre.

Sur Mémoire des Hommes, au cours de cette courte période, le régiment n’affiche que 4 fiches de Morts pour la France dont 2 fiches pour le même militaire. Deux cas en particulier ont retenu notre attention : le capitaine Baudon mort tué à l’ennemi le 16 octobre 1914 à Gerbéviller et le soldat Mommallier décédé le 13 octobre 1914 dans l’hôpital n°4 de Chambéry suite à des blessures de guerre.

Prisme recherche un éventuel lien entre ces décès et la condamnation du soldat Maurin. Concernant le capitaine Baudon, cet officier a été tué le 30 août 1914, comme le corrobore le contenu du JMO du 36e RIC.

2-Exemple d’un nouveau cas de fusillé :

     Au-delà des fiches originales des Non morts pour la France conservées au SHD/Bureau des Archives des Victimes des Conflits Contemporains (BAVCC) de Caen ou des microfilms de ces fiches consultables au CARAN sous la cote 324 MI 1 à 28, au-delà des fusillés relevés par le général Bach quand il était à la tête du SHAT ou après, il existe probablement une petite quantité de fusillés non encore connus.

La découverte d’un nouveau cas passe parfois par bien des méandres dont la lecture d’un Journal des Marches et Opérations.


Cela a été le cas avec le JMO du GBD 21 (groupe de brancardiers divisionnaires de la 21e division) sur lequel l’exécution capitale d’un soldat du 64e régiment d’infanterie est mentionnée le dimanche 11 avril 1915 à Acheux en Amienois dans la Somme.

A la 21e division, division de rattachement du 64e régiment d’infanterie, aucun fusillé n’était répertorié sur le registre des jugements en 1915.

En mars et avril 1915, la 21e division d’infanterie était rattachée à la 2e Armée dont les archives révèle le nom d’un militaire fusillé.


L’enregistrement des courriers de la 2e Armée mentionne au 13 avril 1915, l’envoi d’une lettre du Lt Colonel commandant le 64e régiment d’infanterie contenant l’extrait du jugement et le procès-verbal d’exécution de ce militaire. Malheureusement, le courrier référencé 611 est absent de la cote 19 N 299.

Le cimetière de la commune d’Acheux en Amienois contient la tombe d’un militaire dont le nom, prénom, unité et date de décès correspondent à nos critères de recherche.

Ce potentiel cas de fusillé a maintenant un nom, un prénom, une unité, une date d’exécution.

Une requête au nom de « Clerc Charles » sur « Grand Mémorial » fournit 261 réponses. Le casernement de cette unité étant situé à Ancenis et St-Nazaire, une requête ciblée sur le département de la Loire Atlantique donne 3 réponses dont l’une de la classe 1913.

Les données mentionnées sur cette fiche de matricule correspondent bien aux informations déjà accumulées. Dans sa séance du 9 avril 1915, le conseil de guerre spécial du 64e régiment d’infanterie a condamné à mort ce militaire pour des voies de fait envers un supérieur à l’occasion du service en application de l’article 223 du code de justice militaire.

Même si le travail sur ce cas n’est pas encore achevé, une partie de la recherche a abouti, il s’agit bien d’un fusillé dont Prisme ignorait l’existence et qui n’est pas encore référencé sur Mémoire des Hommes à cet instant.

Sur le fond, ce militaire a été fusillé au cours de la 1ère période de l’exceptionnalité du recours en grâce. Au cours de cette période, les circonstances atténuantes n’existaient pas, le pourvoi en révision était suspendu depuis le 17 août 1914, le recours en grâce ne dépendait que du seul officier qui avait ordonné la mise en jugement de ce militaire. Le pouvoir politique était passé du statut d’acteur à celui de spectateur lors de la parution du décret du 01/09/1914.

Pour ce type de crime qui est considéré par des juristes comme Paul Pradier-Fodéré (page 512 du commentaire sur le code de justice militaire de 1873) comme de la « plus haute gravité », l’espérance de vie de ce militaire était extrêmement compromise. Cette notion de « haute gravité » a déjà été établie par Louis Tripier avocat et docteur en droit dans son livre de 1857 « code de justice militaire pour l’armée de terre - exposé des motifs-rapport et discussion du corps législatif, citant Monsieur Langlais député de la Sarthe, rapporteur du projet de code de justice militaire : l’ordre du projet nous conduit à un crime de la plus haute gravité dans l’armée ; c’est la voie de fait commise par l’inférieur contre son supérieur (page CCXXIV).

Reste à découvrir les circonstances au cours desquelles ces évènements se sont produits.

Le hasard nous a fait rassembler dans cet article les cas de 2 militaires français fusillés pour des voies de fait envers un supérieur pendant le service. Ce motif de condamnation à mort fait partie, selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, des « crimes militaires » tout comme l’espionnage. Interrogeons-nous sur ces voies de fait, qui sont des actes de violence, et qui présentent une grande proximité avec les crimes sanctionnés par les lois ordinaires du code pénal puisque certains se sont soldés par des homicides.

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Si la recherche a progressé par la découverte de nouveaux éléments, elle n’est pas complètement achevée. Il reste des zones d’ombre ; nous continuons d’investiguer dans plusieurs directions car seule la recherche permet d’améliorer la connaissance de ces évènements.

Alternant des articles de fond, des articles comme celui sur le soldat Crayssac pour illustrer certaines difficultés, Prisme a choisi cette fois, de présenter un autre aspect de ses recherches, celui qui reste généralement dans l’ombre.

Il reste probablement une petite quantité de militaires français fusillés demeurés inconnus. En particulier, on peut penser que les conseils de guerre temporaires spéciaux qui ont été mal référencés, constituent un potentiel vivier pour ces cas inconnus. On peut penser que la consultation systématique des fiches de matricule apportera quelques nouveautés.

Prisme reprend cette phrase du général André Bach principal rédacteur des articles de notre blog jusqu’à sa disparition : Il faut toujours travailler, encore travailler, s’écarter des discussions inutiles, faire progresser la connaissance et la partager.

Pour André