Comme il est mentionné dans l’en-tête de notre blog, l'approche de Prisme est purement historique, dépourvue de toute intention militante. Nous le redisons, notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.
Quand certaines publications ou documents officiels font référence à des erreurs ou manipulations trop grossières, Prisme se doit d’expliquer jusqu’où se logent l’ignorance et l’incompétence. Cela s’était déjà produit lors de la parution sur le texte en 1ère lecture de cette proposition de loi sur la réhabilitation dite collective et dans les 2 rapports (de l’Assemblée Nationale et du Sénat) joints. Le texte en 2e lecture de cette proposition de loi est plus court mais les erreurs y sont plus flagrantes.
Nous sommes bien conscients que l’homme politique qui a signé cette proposition de loi ne peut pas connaître tous les ouvrages de référence concernant le fonctionnement et l’évolution de la justice militaire : le commentaire sur le code de justice militaire de Victor Foucher de 1062 pages, le commentaire sur le code de justice militaire de Pradier-Fodéré/Le Faure de 838 pages, le code de justice militaire de Louis Tripier de 1152 pages, le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du commandant Vexiau de 396 pages, le code de justice militaire de Leclerc de Fourolles/Coupois de 796 pages, les traités théoriques et pratiques de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre (ceux de 1906 et de 1918) du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin de 740 pages, le traité des recours en révision du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin de 238 pages et son supplément de 136 pages, la procédure en campagne de Champoudry de 366 pages pour ne citer que les principaux, tous les décrets, toutes les lois et les centaines de courriers parus durant le conflit.
Ces grossières erreurs présentent dans ce dernier texte, rappellent ces vieux mythes véhiculés depuis des décennies, qui continuent à être diffusés ici et là par des personnes n’ayant jamais réalisé la moindre étude statistique sur cette question, et dont les compétences sont très en deçà de celles du général Bach, grand spécialiste des militaires français condamnés à mort puis fusillés.
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Durant le conflit 1914/1918, la réhabilitation des militaires français condamnés dont des condamnés à mort puis graciés a existé. Nous l’avons décrite dans nos derniers articles parus. En application de la loi du 4 avril 1915, si un militaire était cité à l’ordre du régiment, de la division ou de l’armée suite à une action d’éclat, il pouvait en faire la demande. Après un parcours administratif, l’autorité judiciaire procédait à sa réhabilitation. La condamnation était effacée de son casier judiciaire mais, comme nous l’avons déjà écrit, cela ne signifie pas qu’il a été acquitté des faits reprochés ; le militaire réhabilité comme le militaire amnistié n’avait pas à subir sa peine. En effet, la seule manière de faire disparaître des faits reprochés est d’être rejugé favorablement par une Cour de justice.
Après le conflit, l’article 2 de la loi du 9 août 1924 le prévoyait également : Dans les cas d’exécution sans jugement, la réhabilitation des militaires passés par les armes pourra être demandée par le Ministre de la Justice à la requête du conjoint, des ascendants ou descendants ou du Ministre de la Guerre ou de la Marine.
Nous reviendrons ci-après sur ce type de réhabilitation.
Dans ces 2 cas, ce sont des Cours de justice qui ont été appelées à statuer sur les demandes formulées.
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Aujourd’hui, pour évoquer la réhabilitation, il y a plusieurs éléments à prendre en compte tant sur la forme que sur le fond :
En 2008, suite à la « violente polémique » qui a opposé d’une part de nombreux juristes/historiens et d’autre part certains hommes politiques, le président de l’Assemblée Nationale, Bernard Accoyer, a été obligé de rédiger un rapport où il préconisait de ne plus voter de lois mémorielles, ce qui a été le cas depuis cette date.
Grand connaisseur des questions mémorielles, l’historien Marc Olivier Baruch (ancien directeur adjoint de l’Ecole des hautes études en sciences sociales s’interrogeait : « A quoi servent les lois mémorielles ? Elles ne servent à rien. » (Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit- Tallandier -2013). Dans son livre, Marc Olivier Baruch répondait à la question posée : elles ne servent à rien, ce sont des constructions politiques, polémiques ».
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Dans le droit français actuel, sauf à le changer, la réhabilitation dite « collective » n'existe pas.
Juridiquement, une « réhabilitation » terme manifestement impropre, le juge se bornant de « décharger la mémoire » du fusillé de la condamnation prononcée à son encontre, est nécessairement une mesure de caractère individuel, faisant suite à une « demande de réformation de jugement » (cf.art.20 de la loi d’amnistie du 29 avril 1921), soit à un recours en révision, dès lors que de telles requêtes ont été favorablement accueillies par un juge.
Parler de « réhabilitation collective » donc sans réexamen préalable de chaque dossier individuel, en ayant soin de distinguer scrupuleusement les incriminations fondées sur des dispositions du code de justice militaire et celles de droit commun relevant du code pénal alors en vigueur, revient ni plus ni moins à envisager une « amnistie générale » peu conforme à l’esprit de notre droit.
Dans notre pays, à l’époque et c’est toujours le cas aujourd’hui : le Président de la République exerce le droit de grâce, le pouvoir législatif vote les lois d’amnistie et l’autorité judiciaire réhabilite les condamnés.
La répartition des pouvoirs est ainsi faite. Par exemple, ni le pouvoir législatif, ni l’autorité judiciaire ne peuvent gracier des individus. De même, ni le Président de la République, ni le pouvoir législatif ne peuvent réhabiliter des individus.
Au cours du conflit 14/18, le Président de la République a gracié, majoritairement sur la demande du Ministre de la Guerre puis subséquemment approuvée par le Ministre de la Justice, 1000 militaires français condamnés à mort.
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Ces principes rappelés, observons cet extrait de la proposition de loi n°153 présentée à l’Assemblée Nationale concernant la réhabilitation dite « collective ».
Ce petit paragraphe présente plusieurs erreurs majeures.
1-La désobéissance militaire est un néologisme de circonstance qui n’apparaît pas dans le code de justice militaire. Aucun des militaires français n’a été condamné à mort pour « désobéissance militaire » mais pour un abandon de poste, un refus d’obéissance, etc.
2-Les conseils de guerre « temporaires » (autre méconnaissance) spéciaux ne sont responsables que de 26% des exécutions pour la période où ils ont fonctionné.
Cet histogramme montre que les « on-dit » selon lesquels les conseils de guerre spéciaux n’ont sévi qu’en 1914, qu’ils sont les responsables de la rigueur de cette année-là, sont à corriger. Ces conseils ont produit, tant en 1914 qu’en 1915, une part minoritaire des actions de Justice Militaire. Passer en conseil de guerre spécial ou en conseil de guerre « ordinaire » semble avoir eu peu d’incidence sur la probabilité d’échapper au peloton d’exécution.
Cette phrase du général Bach rappelle les fondamentaux. Qu’un militaire soit jugé par un conseil de guerre temporaire ordinaire ou spécial, les conditions de fonctionnement de la justice militaire étaient les mêmes, au cours de la 1ère période de l’exceptionnalité du recours en grâce (du 1er septembre 1914 au 17 octobre 1915) qui concentre 64% des militaires français fusillés : pas de circonstances atténuantes, pas de recours en révision, un recours en grâce qui ne dépend que du seul officier qui a ordonné la mise en jugement.
Les conseils de guerre temporaires spéciaux sont des juridictions d’exception du fait qu’ils n’ont pas été prévus dans le code de justice militaire. Paradoxalement, l’une des raisons invoquées lors de la création des conseils de guerre temporaires ordinaires (à 5 juges) en 1875 était d’éviter le recours aux cours martiales comme en 1871 ou pendant la révolution française.
Prisme rappelle que les conseils de guerre temporaires spéciaux sont tombés en désuétude dès août 1915 bien avant leur suppression officielle par la loi d’avril 1916 qui n’a fait qu’entériner une situation de fait.
Les quantités mentionnées sur l’histogramme ci-dessus proviennent des bases de données du général Bach qui était un grand spécialiste de la question des militaires français d’où sa présence parmi les 6 rédacteurs du rapport sur le centenaire dit rapport Prost.
3-ainsi que les conseils de guerre rétablis par la loi du 27 avril 1916 :
Cette phrase est incompréhensible. Soit l’auteur de cette phrase a voulu dire que les conseils de guerre temporaires spéciaux ont été officiellement supprimés par la loi du 27 avril 1916 mais il s’est fourvoyé, soit l’auteur de cette phrase a voulu rappeler que les conseils de guerre temporaires ordinaires sont également responsables de ces exécutions mais rédigée de cette manière, cette phrase ne veut rien dire et n’a pas sa place dans un texte officiel.
En résumé, le texte en 2e lecture de cette proposition de loi comme antérieurement le texte en 1ère lecture de cette proposition de loi et les rapports joints, présente de grossières erreurs.
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Sur le plan quantitatif, cette proposition de loi repose sur le nombre 639. En réalité, c’est maintenant 642 mais les auteurs de cette proposition ne semblent pas au courant de cette mise au point.
Avant d’aborder le côté aberrant de ce nombre, il faut se souvenir des propos du général Bach au sujet des tableaux du corpus des fusillés visibles sur Mémoire des Hommes dont ce nombre est extrait : « ce sont des tableaux d’une construction non raisonnée et inexploitables.»
En octobre 2014, s’adressant aux rédacteurs du rapport, Antoine Prost qui avait été missionné par le Président de la République pour fournir un rapport sur le centenaire, indiquait qu’il avait déjà répondu au ministère précisant que les tableaux réalisés par les archivistes du SHD contenaient 2 fois les mêmes nombres sous 2 rubriques différentes, ce qui a valu à leurs auteurs quelques « remarques ».
Dans sa réponse adressée à Antoine Prost, le général Bach a contesté la pertinence, l’ordonnancement et la justesse de ces tableaux. Sa longue réponse se terminait ainsi : « je répète que je ne comprends pas que le seul précipité scientifique de la consultation de 6 000 cartons se résume à des listes mal foutues, dont on ne mesure en aucune manière qu'elles puissent contribuer à faire avancer les connaissances sur cette réalité historique. »
Venant de la part de l’ancien chef du Service Historique de l’Armée de terre, auteur de deux livres (Fusillés pour l’exemple 1914/1918 puis Justice militaire 1915/1916) qui sont les références en la matière, unanimement reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs des fusillés de la Première Guerre mondiale, un des six rédacteurs du rapport Prost sur le centenaire remis au Président de la République en octobre 2013 et membre du conseil scientifique de la Mission Centenaire jusqu’à son décès en mai 2017, cela interroge.
Comme le général Bach le soulignait : « la représentation des fusillés à travers des tableaux doit rendre absolument compte de la façon dont la Justice militaire était rendue durant la guerre ». Pour cela, il suffisait de consulter le rapport sur le centenaire dit rapport Prost dans lequel le général Bach avait présenté un tableau adéquat que nous avons repris ci-dessous puis adapté à la loi d’amnistie du 3 janvier 1925. Comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous, 88,4% des militaires français condamnés à mort/fusillés ont été amnistiés.
C’est le cas du soldat Albert Valet condamné à mort le 30 mars 1915 par le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 8e division d’infanterie et fusillé le lendemain.
Au lieu de cela, ces tableaux ont été réalisés en fonction des séries archivistiques de la justice militaire : 9 J (Conseils de guerre de Paris), 10 J (Conseils de guerre des régions militaires), 11 J (Conseils de guerre temporaires aux armées), 12 J (Conseils de guerre Outre-Mer). Pourtant, dans sa demande, le Ministre souhaitait disposer « d’un état des lieux complet sur le sujet des soldats français condamnés à mort et exécutés pendant la 1ère guerre mondiale ». Pour réaliser cet état des lieux, Antoine Prost avait réuni un groupe de travail composé des meilleurs historiens du sujet. Au chapitre III du rapport Prost, le groupe avait répondu à la demande du Ministre en présentant le tableau du général Bach quantifiant les fusillés par motif et par année d’exécution. Malgré ce précieux indicateur, les archivistes du SHD se sont contentés d’un quantitatif par sous-séries ce qui rend ces tableaux inexploitables sauf pour quelques privilégiés comme les membres de Prisme qui disposent de données permettant de classer les fusillés par motif et par année d’exécution.
Rappelons que le code de justice militaire de 1875 ne prévoit que 2 catégories de conseils de guerre : les permanents et les temporaires. Les conseils de guerre spéciaux étaient des conseils de guerre temporaires comme l’a précisé Joffre dans son courrier du 9 septembre 1914. Prisme mentionne ci-dessus le code de justice militaire de 1875 car celui de 1857 ne prévoyait que les conseils de guerre permanents d’où la profonde réforme de 1875, le conflit de 1871 a montré l’inadaptation complète du code de justice militaire de 1857 au temps de guerre.
Petite anecdote, la précédente proposition de loi faisait référence au code de justice militaire de 1857, ce qui permet de s’interroger sur les connaissances des auteurs de cette proposition.
Sur le tableau 3 ci-dessous, les conseils de guerre de Paris et des régions militaires possèdent le même type de conseil de guerre : ce sont des conseils de guerre permanents. Ils fonctionnent conformément au titre I du livre premier du code de Justice Militaire.
Sur le même tableau, on note une colonne « outre-mer » ; or il n’existe pas de conseils de guerre spécifique à l’outre-mer. Les conseils de guerre qui ont fonctionné à Tunis, et en Algérie, sont des conseils de guerre permanents. Les conseils de guerre qui ont fonctionné au Maroc, dans le sud-tunisien, en Indochine, dans la zone sub-saharienne au sein de l’AFO sont des conseils de guerre temporaires.
Dans le rapport de l’Assemblée Nationale relatif à cette proposition de loi en 1ère lecture de 2023, l’historien Le Naour, qui n’a pas fait partie des rédacteurs du rapport sur le centenaire dit « rapport Prost », a validé, à tort, ce nombre de « 639 ».
Pourquoi ?
Examinons la « pertinence » du nombre « 639 » avec lequel nous poursuivrons notre propos.
Ce nombre de 639 fusillés pour « désobéissance militaire » est la somme de 563 individus fusillés aux Armées pour « désobéissance militaire », de 27 fusillés sans jugement pour « désobéissance militaire » dont les 7 du 8e RTM, de 49 fusillés après jugement pour « désobéissance militaire » par d’autres sources (fichier des militaires morts et archives des unités et états-majors).
1-les 563 individus du tableau n°3 dont on ne peut pas savoir s’ils sont des militaires français, ce qu’on peut espérer, mais dont la construction non raisonnée des tableaux ne prête pas à y souscrire surtout avec le néologisme « désobéissance militaire » car aucun militaire français n’a été condamné à mort pour « désobéissance militaire » mais pour un abandon de poste en présence de l’ennemi (article 213 & 1), pour révolte (article 217), pour refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi ou contre des rebelles (article 218 & 1), etc….
2-les 27 fusillés sans jugement pour « désobéissance militaire » du tableau n°5 dont les 7 militaires connus de la « décimation Foch » sont des exécutés sommaires tout comme le sont les 55 exécutés sommaires du tableau n°7. Pourquoi prendre en compte les 27 exécutés sommaires du tableau n°5 et ne pas prendre en compte les 55 exécutés sommaires du tableau n°7 ? La question des exécutés sommaires et abattus a été tranchée par la loi du 9 août 1924 dont l’article 2 de cette loi prévoyait : « Dans les cas d’exécution sans jugement, la réhabilitation des militaires passés par les armes pourra être demandée par le Ministre de la Justice à la requête du conjoint, des ascendants ou descendants ou du Ministre de la Guerre ou de la Marine ».
Pour information, la décimation dite « Foch » par analogie à la décimation romaine est la réaction du général Foch au refus d’obéissance d’une compagnie du 8e régiment de tirailleurs en décembre 1914. La réponse authentifiée de Foch a été :
Le 8e Tirailleurs a-t-il supporté plus de fatigues que les autres régiments ?
1) Si oui, qu’on le repose.
2) Si non, qu’on prenne immédiatement des sanctions : les meneurs ou 10 hommes tirés au sort dans la compagnie qui a refusé de relever, et qu’on les passe par les armes, dans un autre corps.
3) qu’on me rende compte sans aucun retard de ce qui a été fait.
Signé Foch (Source SHD - 16 N 194)
Pour réhabiliter ces militaires, des Cours d’appel ont été appelées à statuer sur chaque cas présenté. Ainsi le soldat Santer a été réhabilité par la Cour d’appel de Douai.
Ces 27 militaires sont des exécutés sommaires et n’ont pas à figurer au nombre des « 639 »
3- 49 fusillés après jugement « pour désobéissance militaire » par d’autres sources (fichier des militaires morts et archives des unités et états-majors) selon le tableau n°6.
La précision « après jugement » ci-dessus mentionnée sur le tableau n°6 est erronée pour une partie des cas.
Sur les fiches des Non morts pour la France, on relève effectivement des militaires dont le genre de mort est : « passé par les armes » ou « fusillé ». Comme Prisme l’a souvent indiqué, la mention « passé par les armes » ou « fusillé » ne présage en aucun cas de la tenue d’un conseil de guerre. Cette mention que l’on retrouve souvent sur les fiches dites des « Non morts pour la France » n’a pour fonction que d’exclure un militaire qui ne répond pas aux critères de l’instruction ministérielle du 11 janvier 1922 concernant l’attribution de la mention « Mort pour la France », et donc de l’inscription sur le livre d’Or de la commune de naissance ou de résidence à la mobilisation.
C’est le cas, par exemple, du soldat Charles Robert. S’il avait été jugé, ce soldat aurait dû passer devant un conseil de guerre de la 125e DI. Le registre des jugements de cette division s’arrête en juillet 1917. Par contre, l’état des bulletins n°1 (casier judiciaire) demandé par le commissaire-rapporteur de la 125e DI en janvier 1918, ne mentionne aucune demande concernant un militaire du nom de Robert. Il n’existe pas de minutiers pour cette division. Enfin, il n’existe pas de dossiers de procédure entre le 17 décembre 1917 et le 10 janvier 1918. Et pour cause. A force de persévérance, Prisme a fini pour découvrir l’histoire de ce soldat, que nous avons publiée en décembre 2017. Robert n’a jamais été jugé par un conseil de guerre, c’est un exécuté sommaire.
Parmi d’autres cas similaires, on trouve le soldat Herda pour lequel la mention « fusillé » mentionnée sur la fiche de « Non Mort pour la France » laisserait penser à une condamnation par le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 5e division d’infanterie ou par un conseil de guerre temporaire spécial du 74e régiment d’infanterie. Il n’en est rien. Le tableau statistique de l’administration de la justice militaire de la 5e division d’infanterie nous fournit la réponse.
En effet, sur ces tableaux, les noms de fusillés doivent figurer conformément aux directives qui régissent ces documents, que ces jugements résultent d’un conseil de guerre temporaire ordinaire ou spécial (courrier du 14 mai 1915). Le soldat Herda n’est pas mentionné sur le tableau statistique de l’année 1914, il n’a pas été fusillé mais sommairement exécuté.
Il faut rappeler le texte de l’article 187 du code de justice militaire :
Comme le général André Bach l'avait explicité en novembre 2012 lors du colloque de Vic sur Aisne, Prisme classifie les militaires français tués par des "balles françaises" durant la Grande Guerre en 3 catégories :
1-ceux condamnés à mort par un conseil de guerre en application du code de justice militaire, puis passés devant un peloton d'exécution que Prisme nomme des « fusillés » conformément à l'article 187 dudit code et dans les conditions du décret du 25 octobre 1874.
2-ceux tués en application plus ou moins « correcte » de l'article 121 du règlement sur le service en campagne que Prisme nomme des « exécutés sommaires ».
3-ceux tués par une sentinelle ou par les forces de l'ordre, par exemple, en application de règlements distincts que Prisme nomme des « abattus ».
Dans les JMO des unités, on retrouve également la mention « passé par les armes » ou « exécuté » mais là aussi, sans que cela présage de la tenue d’un conseil de guerre.
Ni le caporal Le Pahun, ni le soldat Schlosser n’apparaissent sur les minutiers et les dossiers de procédure de la 21e division d’infanterie. Et pour cause : ces militaires ne sont pas passés devant un conseil de guerre mais ont été sommairement exécutés sur ordre du commandement.
Autre curiosité sur ce tableau n°6, une ligne mentionne : « fusillés pour crimes et délits de droits communs ou trahison ». Or, contrairement à un crime, un délit n’est pas sanctionné par la peine de mort ; le mot « délit » est donc de trop (article 186 du code de justice militaire).
Une partie de ces 49 militaires du tableau n°6 ne sont jamais passés devant un conseil de guerre mais sont des exécutés sommaires comme les soldats Herda, Robert, Le Pahun, Schlosser. Comme d’autres militaires, ils ne sont donc pas à prendre en compte dans cette proposition de loi.
Ces tableaux comportent d’autres « curiosités ».
La ligne « espionnage » du tableau n°3 répartit les cas d’espionnage ; or d’après les données de Prisme, il n’existe que 6 militaires français condamnés puis fusillés pour espionnage par les conseils de guerre temporaires. Les 120 autres, moins le capitaine Estève et 5 autres militaires jugés par des conseils de guerre permanents, sont donc des civils. A noter que l’autorisation de la CNIL de mettre en ligne les dossiers de fusillés, ne concernait que les seuls militaires français.
La répartition du tableau n°3 du tableau entre le néologisme « désobéissance militaire », « droit commun » et « espionnage » n’existe pas dans le code de justice militaire. C’est un comble pour un tableau censé représenter des militaires jugés en vertu d'articles du code de justice militaire.
Selon l’article 56 du commentaire abrégé du code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, les crimes que peuvent commettre les militaires sont de 2 sortes :
1- les crimes de droit commun prévus par le code pénal et les diverses lois pénales.
2-les crimes militaires prévus spécialement par le code de justice militaire.
Les crimes militaires qui ont conduit des militaires français à la peine de mort sont « l’espionnage pour l'ennemi » (art 206), « l’embauchage pour l'ennemi » (art 208), « la capitulation en rase campagne » (art 210), « l’abandon de poste en présence de l'ennemi en étant en faction ou en vedette » (art 211), « l’abandon de poste en présence de l’ennemi ou de rebelles armés » (art 213), « la révolte » (art 217), « le refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi ou contre des rebelles armés » (art 218), « la violence à main armée envers une sentinelle » (art 220), « les voies de fait envers son supérieur pendant le service » (art 223), « la désertion à l’ennemi » (art 238), « la désertion avec complot en présence de l’ennemi » (art 241), « le pillage » (art 250).
Les crimes non militaires qui conduisent à la peine de mort sont traités par l’article 267 du code de justice militaire qui renvoie au code pénal. C’est ce qu’on appelle « les cas de droit commun ».
Selon le code de justice militaire, l’espionnage est un crime militaire.
Même si on exclut également les cas d’espionnage et les cas relevant de l’article 267, il reste dans le code de justice militaire d’autres motifs sanctionnés par une condamnation à mort dont une partie s’est soldée par un homicide, comme par exemple les violences à main armée envers une sentinelle ou les voies de fait envers un supérieur.
Une autre difficulté - mais a-t-elle été prise en compte dans le chiffrage 522 visible sur le tableau n°3 censé comptabiliser les auteurs de "désobéissance militaire" aux armées ? - repose sur une part non négligeable des jugements qui comportent 2 voire 3 motifs conduisant à la peine de mort [exemple : un abandon de poste en présence de l’ennemi (213) et un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi (218)]. On trouve ainsi également sur un même jugement un 213 avec un 223 (voies de fait), un 223 avec un 267 (crimes pour lesquels s’applique le code pénal), un 213 avec un 217 (révolte). Ces « duos » de condamnations à mort rendent la représentation de ces motifs aléatoire. Doit-on privilégier l’un au détriment de l’autre ? Les tableaux statistiques de l’administration de la justice militaire de la 5e Division d’infanterie énuméraient ces doubles peines, soulignant ainsi la difficulté de les ranger dans un tableau statistique. Au sein des 522, comment ont été comptés les « duos » qui comportent soit des voies de fait s’étant soldées par un homicide ou un crime pour lequel s’applique le code pénal ? À noter que parmi la catégorie du néologisme « désobéissance militaire », une forte proportion concerne des récidivistes et des multirécidivistes.
En ce qui concerne les quantités affichées dans les cases « régions militaires », « Paris » et « Outre-mer » de la ligne « désobéissance militaire », Prisme s’interroge sur ces quantités. Cette dernière case « Outre-mer » regroupe les jugements prononcés en Algérie, et à Tunis, par les conseils de guerre permanents et ceux du Maroc, d’Indochine, de la zone sub-saharienne, ceux du sud tunisien qui sont des conseils de guerre temporaires. Souvenons-nous que l’Algérie est la 19e région militaire. Prisme a relevé tous ces cas mais on doit s’interroger sur les jugements prononcés en Indochine et dans la zone sub-saharienne : dans le cadre du conflit 14/18, doit-on les prendre en compte ? Le général Bach avait choisi de ne pas les intégrer dans les statistiques du conflit.
Il ne faut pas oublier une particularité de la Cour spéciale de justice militaire créée par la loi du 9 mars 1932 qui a, par exemple, acquitté les 4 caporaux de Souain. Cette Cour a reçu par la loi comme directives de ne pas traiter les recours en révision concernant les jugements prononcés par les conseils de guerre permanents. En effet, les conseils de révision de ces conseils de guerre n’ont jamais été suspendus et les recours en grâce ont été rétablis en janvier 1915. En 1914, un seul militaire a été fusillé suite à un jugement prononcé par ce type de conseil de guerre pour des voies de fait. La loi indiquait donc que : ces conseils de révision permanents, n’ayant jamais été suspendus durant le conflit, ont pu statuer sur les demandes de révision présentées par les militaires condamnés par les conseils de guerre permanents. Pour mémoire, en temps de guerre, les conseils de révision se substituent à la Cour de Cassation dont ils possèdent les prérogatives. Inclure les militaires jugés par les conseils de guerre permanents dans les « 639 » est donc contraire à la loi du 9 mars 1932.
In fine, ce nombre de « 639 » ou « 642 » qui présente beaucoup trop d’incohérences pour ne pas dire plus, est aberrant et en aucun cas ne peut servir de base à quoi que ce soit. Mais que dire des personnes qui l’utilisent sans le moindre contrôle ?
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Il ne faut pas confondre la réhabilitation et la pratique de la révision. Par exemple, les jugements de Lucien Bersot et des 4 caporaux de Souain ont fait l’objet d’une révision favorable de la part d’une cour de justice. Ils ont été acquittés et leurs mémoires ont été déchargées des faits qui leur étaient reprochés. Si une action contemporaine est entreprise dans le but « d’innocenter » un individu, elle le sera en « révision » et non pas en réhabilitation.
Le 28 février 2020, le Conseil Constitutionnel a déclaré que la réhabilitation « légale » ne s’appliquait pas aux peines criminelles et qu’une personne condamnée à mort dont la peine a été exécutée ne peut pas bénéficier d’une réhabilitation judiciaire. Selon le Conseil Constitutionnel, la réhabilitation « efface la condamnation ». Plus précisément, elle produit, en vertu de l’article 133-16 du Code pénal, les mêmes effets que l’amnistie et « efface toutes les incapacités et déchéances qui résultent de la condamnation ».
Sur le plan juridique, la réhabilitation étant du domaine exclusif de l’autorité judiciaire, cette proposition de loi votée par des parlementaires ne serait qu’une nouvelle amnistie renommée pour la circonstance mais moins bien « ficelée » que celle de janvier 1925. Les parlementaires de l’époque ayant compris qu’il était plus facile de prendre comme repère certains articles du code de justice militaire plutôt qu’un nombre, surtout quand il s’avère aberrant. Que va apporter une nouvelle amnistie ? Rien, si les faits ne sont pas reformulés.
Dans les années 1920, le pouvoir législatif a très bien compris les enjeux. Comme nous l’avons écrit dans notre article paru en février 2024, en votant d’une part des lois purement « d’amnistie » comme celles de 1919, 1921, 1925 et d’autre part celle de 1924 qui a permis à une Cour d’appel de juger un militaire sommairement exécuté ou abattu, et celle de 1932 qui a créé la Cour spéciale de justice militaire pour rejuger des militaires français condamnés par les conseils de guerre temporaires, les parlementaires ont bien « œuvré ». Ainsi le député Gamard a déclaré : « nous sommes résolus à voter l’amnistie pour ces faits mais nous déclarons que pour certains cas très intéressants que vous connaissez, l’amnistie qui ne comporte que l’oubli ne peut suffire. Nous demandons et nous ne cesserons de demander pour certains faits qui ont été évoqués hier, la réhabilitation [judiciaire] des victimes tombées sous les balles françaises ». Le député Gamard évoquait les 4 caporaux de Souain qui ont été acquittés par la Cour spéciale de justice militaire.
Les lois d’amnisties de 1921 et 1925 ont effacé les condamnations des casiers judiciaires des condamnés mais pour reformuler les faits, seule une Cour de justice peut le faire comme cela a été le cas pour Lucien Bersot ou pour les caporaux de Souain.
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Comme le faisait remarquer le rapport Prost : « Quelle mémoire pour les fusillés ? L’idée même d’une justice rétroactive est absurde. L’histoire a laissé derrière elle trop de victimes innocentes et trop de coupables impunis. Il en va des fusillés comme de tous les morts des massacres dont notre histoire est pavée : quand l’histoire est passée, il ne s’agit plus de justice, mais de mémoire ».
En janvier 2014, lors du colloque « les fantômes de la République » à l’Hôtel de ville de Paris où nous étions présents aux côtés du général Bach qui a organisé ce colloque avec le maire de Paris, la petite fille du fusillé Lucien Bersot (le « Pantalon rouge » au cinéma) a pris la parole devant le public, les historiens, et des représentants des familles de fusillés invitées par le général Bach. Elle a déclaré qu’elle était contre la réhabilitation collective mais pour la réhabilitation au cas par cas comme cela a été fait pour son grand-père. En effet, dans notre droit actuel, si la réhabilitation judiciaire ou l’amnistie, comme l’a rappelé le Conseil Constitutionnel, efface une condamnation, elle n’efface pas les faits. Pour cela, la seule révision favorable d'un jugement par une Cour peut reformuler les faits comme cela a été le cas pour les 4 caporaux de Souain.
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On ne peut ni réhabiliter collectivement des hommes aux destins si différents, en particulier par rapport à l’état de droit, ni proclamer qu’il suffit de les mentionner globalement pour décréter qu’ils ont rejoint la mémoire nationale. C’est faire preuve de désinvolture face à une exigence de justice.
Les tableaux du Service Historique de la Défense ont besoin d’un complet aggiornamento mais cette remarque s’adresse également aux personnes dont les connaissances ne sont plus en phase avec la réalité des recherches.
Au bilan, une proposition de loi qui contient de grossières erreurs, une entorse aux préconisations du rapport du Président Accoyer de 2008, un cadre juridique inexistant, une base des « 639 » aberrante, comment cette somme d’erreurs et d'approximations peut-elle être propagée ? Qui a pu rédiger de telles insuffisances et énormités ? Comment de telles erreurs et méconnaissances peuvent-elles servir à une proposition de loi ?
Pour André
Merci à Daniel Daheyne