A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

samedi 14 décembre 2024

La réhabilitation du soldat Beucher

A la suite de son dernier article concernant la réhabilitation des militaires français condamnés, Prisme a voulu présenter un dossier complet de réhabilitation. Il s’agit de celui du soldat Beucher.

Dans le précédent article, Prisme avait présenté les textes régissant la réhabilitation des militaires français condamnés, nous ne reviendrons pas sur cet aspect qui est très précis et ne porte pas à discussions.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux quelle que soit leur apparence.

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     Exempté en 1912, réformé en 1913, Ernest Beucher a été reconnu apte au service armé par le conseil de révision de la Mayenne du 21 octobre 1914 siégeant au canton de Bais.

Ce soldat a été incorporé à compter du 2 novembre 1914 à la 29e compagnie du 103e régiment d’infanterie. Il était donc au dépôt d’Alençon. Le 5 février 1915, Beucher est parti pour le front où il a été affecté à la 5e compagnie.

Beucher a été évacué sur la prévôté le 14 avril 1915. A travers ces mots, il faut comprendre que Beucher va passer devant le conseil de guerre de la 7e division d’infanterie.

Ce militaire était accusé d’avoir abandonné son poste en présence de l’ennemi. La minute de son jugement nous apprend qu’il n’avait pas d’antécédent judiciaire ce qui est confirmé par sa fiche de matricule. Beucher était défendu par l’officier interprète de 3e classe Gillard désigné d’office.

A l’issue des débats, le président du conseil de guerre a posé cette question : Le soldat Beucher Ernest du 103e régiment d’infanterie, est-il coupable d’avoir, dans la nuit du 14 au 15 mars 1915, devant Perthes, territoire en état de guerre, abandonné son poste en présence de l’ennemi ?

Cette question telle qu’elle est posée, aurait cassé ce jugement s’il avait été soumis à l’examen du conseil de révision temporaire de la IVe armée, juridiction qui se substitue en temps de guerre à la Cour de cassation. En effet, selon l’article 132 du code de justice militaire, la 1ère question doit porter sur le fait principal et chaque circonstance aggravante devant faire ensuite l’objet d’une question séparée sous peine de tomber dans le vice de complexité. Exemple : le soldat X est-il coupable d’avoir le dix mai 1916 devant Verdun, abandonné son poste en présence de l’ennemi réunit ainsi en une seule question le fait principal « d’abandon de poste » et la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi ». Ce vice de procédure aurait suffi pour casser ce jugement, le soldat Beucher aurait alors été renvoyé devant un autre conseil de guerre.

Les décisions des conseils de révision temporaires rappellent ce principe. De plus, l’énoncé des questions mentionnées dans le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (édition 1918 page 278) énoncent bien que le fait principal et les circonstances aggravantes doivent faire l’objet de 2 questions séparées. Cela n’a pas été le cas pour le soldat Beucher.

En séance publique, le président du conseil de guerre de la 7e division d’infanterie a déclaré le soldat Beucher coupable et l’a condamné à la peine de mort.

A ce stade de la procédure, condamné à mort en avril 1915 donc au cours de la 1ère période de l'exceptionnalité du recours en grâce, ce militaire n'a pas pu se pourvoir en révision qui était suspendu par le décret ministériel du 17 août 1914. Il n'a pas pu bénéficier des circonstances atténuantes qui n'existaient pas en temps de guerre à cette période. Il ne lui restait que le recours en grâce qui ne dépendait depuis le 1er septembre 1914 que du seul officier qui avait ordonné le conseil de guerre. En effet, il faudra attendre le courrier du 17 octobre 1915 du Ministre de la guerre qui obligeait les officiers qui avaient ordonné la tenue d’un conseil de guerre (dans la plupart des cas, il s’agit du général de division), de transmettre au Président de la République une demande de recours en grâce formulée par un juge.

La synthèse de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice nous éclaire sur certains aspects de ce dossier.

Dans la nuit du 14 au 15 mars, étant dans les tranchées, s’est tiré un coup de fusil à la main droite. Son aveu, à l’audience constituait la seule preuve, le certificat médical n’ayant pas conclu à une mutilation volontaire.

Le condamné est noté comme un bon soldat, doux et discipliné mais faible d’esprit. Il a exprimé le désir de se racheter.

Toutes les autorités hiérarchiques proposent une commutation. La « Guerre » à l’intention de ramener la peine à 10 ans d’emprisonnement.

Proposition d’adhérer, le 14/05/1915


Plusieurs remarques s’imposent :

-Le relevé de punitions de ce militaire est vierge tout comme son bulletin n°2 (casier judiciaire) du moins jusqu’à cette condamnation.

-Comme on le constate très souvent dans ces synthèses, la « Guerre » propose, la « Justice » suit cet avis et le Président de la République paraphe le décret de commutation de peine.

-Nous sommes en présence d’une mutilation avouée pendant les débats du conseil de guerre. Cette pratique s’était très répandue au cours des deux premières années du conflit sous des formes diverses.

Interpellé par la haute hiérarchie militaire sur ces mutilations volontaires, le courrier du 9 septembre 1914 du Ministre de la Guerre Alexandre Millerand est sans appel :


-Dans ce cas, c’est bien le général Colas commandant la 7e division d’infanterie qui a transmis la demande de recours en grâce.

Cette commutation de peine s’avère plutôt clémente car en général c’est souvent la peine de 20 ans qui était requise.

Le 1er juin 1915, sa peine suspendue, le soldat Beucher est passé au 101e régiment d’infanterie par mesure disciplinaire.

En un mois, le destin de ce soldat a été complètement bouleversé passant d’une possible exécution à une suspension de sa peine de 10 ans de prison.

Le cours de la vie militaire de Beucher s’est poursuivi. Blessé à Auberives le 1er septembre 1915, il a été hospitalisé à l’hôpital complémentaire n°36 de Pau avant de revenir au dépôt du régiment et de repartir en renfort dans son unité le 5 février 1916 au sein de la 8e puis de la 5e compagnie.

Ce militaire a été cité :

Citation collective à l’ordre du commandement de l’infanterie du 10 août 1917 (citation équivalente à l’% de la brigade). Militaires braves et courageux. Dans la nuit du 20 au 31 juillet 1917, dans le secteur des Marquises, ont vaillamment résisté à l’attaque du petit poste qu’ils occupaient, et ont obligé l’ennemi à se retirer avec des pertes sérieuses.

Ce qui vaut à Beucher la Croix de guerre avec une étoile de bronze.

Comme le lui permet la loi du 4 avril 1915, le soldat Beucher a demandé sa réhabilitation.

Les différentes autorités hiérarchiques ont formulé leurs avis.

Le commandant de la compagnie :

Arrivé au 101e le 1er juin 1915, Beucher y a fait régulièrement son service sans encourir de punitions, a été blessé à Auberives le 1er septembre 1915. Revenu au front le 5 février 1915, a mérité une citation à l’ordre du régiment après Verdun ; bon soldat à la compagnie. Semble mériter la réhabilitation qu’il demande.

Le chef de bataillon commandant le 2e bataillon :

Se conduit d’une manière satisfaisante depuis vingt-trois mois qu’il est au 101e. Y a mérité la croix de guerre. Avis favorable

Le lieutenant-colonel commandant le 101e régiment d’infanterie :

Avis favorable. S’est toujours bien conduit depuis qu’il est au régiment.

Le lieutenant-colonel commandant l’infanterie divisionnaire 124 :

Avis conforme

Cette demande a été transmise par le Ministre de la Guerre au procureur général près de la Cour d'Appel d’Angers conformément aux directives du courrier du 23 mai 1915 du général en chef.

Beucher, dont la peine avait été suspendue et qui avait repris sa place parmi les combattants, a été cité à l’ordre du régiment le 26 juin 1916 pour action d’éclat, ainsi qu’en témoigne l’extrait ci-joint. 

Je vous serai obligé de vouloir donner toutes instructions utiles pour que les formalités prévues aux articles 619 et suivants du code d’instruction criminelle aboutissent dans le plus bref délai et vous prie de vouloir bien me transmettre 2 extraits de la décision rendue.

Pour le Ministre et par son ordre
Pour le directeur du contentieux et de la justice militaire
L’adjoint du directeur

A la demande du soldat Beucher sont joints :

1er -l’état signalétique et des services et le relevé des punitions sur lequel il est écrit : néant ,

2e -la justification du paiement des frais de justice,

3e -une expédition du jugement,

4e -pour les militaires qui ont été l’objet d’une citation à l’ordre, une copie certifiée conforme de la citation,

 
Toutes ces pièces y compris les avis des autorités hiérarchiques sont dans le dossier du procureur de la République d’Angers.

Le 27 août 1915, le procureur général près de la Cour d’Appel d’Angers a demandé au procureur de la République du Mans de lui adresser d’urgence le bulletin n°2 de Beucher.

Le 4 septembre 1917, le parquet général de la Cour d’appel d’Angers a formulé son réquisitoire.

Par l’arrêt de la chambre des mises en accusation de la Cour d’Appel d’Angers, le soldat Beucher a été réhabilité.

Cette réhabilitation a été transmise au procureur de la République du Mans qui l’a fait retranscrire sur le casier judiciaire de Beucher.


Avec ses camarades de combat, ce militaire suivit son régiment dans ses actions de guerre. Le 15 juillet 1918, le soldat Beucher est présumé être tombé aux mains de l’ennemi au nord du Mont Blond dans la Marne.

Son décès a été fixé au 15 juillet 1918 par un jugement déclaratif de décès rendu par le tribunal de Mayenne le 20 octobre 1920.

Le soldat Beucher a été déclaré « Mort pour la France ».

Beucher est donc inscrit sur le livre d’Or de la commune de St Pierre sur Orthe. Les livres d’Or des communes est le seul document officiel attestant de l’attribution de la mention « Mort pour la France ». Contrairement aux livres d’Or des communes qui sont issus d’un projet régalien avec des règles qui ont été généralement bien suivies, les inscriptions sur les monuments aux morts ont purement été établies localement lors de la construction des monuments aux morts. La 1ère esquisse de réglementation concernant les inscriptions sur ces monuments date de 2006 suite à la question écrite posée par le sénateur du Doubs J. F. Humbert.

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Pour illustrer la notion de réhabilitation, parfois utilisée mal à propos dans l’espace public, Prisme a voulu présenter ce cas. Ce processus qui dépend de l’autorité judiciaire, est très précis. Dans ce dossier, on remarque que ce soldat n’a aucun antécédent judiciaire ce qui rarement le cas parmi les 1000 militaires français condamnés/graciés dont Prisme poursuit l’étude. Si on ignore les motifs qui ont conduit ce militaire à se mutiler volontairement, son parcours devient exemplaire au point de vouloir faire disparaître de son casier judiciaire une condamnation qui devait lui paraître humiliante.

Dans ce dossier, un point nous interpelle, la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel d’Angers a eu en sa possession la minute du jugement du soldat Beucher mais elle n’a pas détecté le vice de procédure qui entachait ce jugement. On peut imaginer que la Cour n’a pas voulu évoquer ce point dans la mesure où Beucher allait être réhabilité mais on peut penser que les juges civils n’avaient pas les connaissances pour s’apercevoir que ce jugement recelait un vice de procédure. L’arrêt de la Cour d’appel de Douai du 9 août 1925 publié lors de la réhabilitation du soldat Santer, sommairement exécuté le 30 septembre 1914, pose une question similaire car sur cet arrêt, il est écrit : que devant cette juridiction [conseil de guerre], il aurait pu [Santer] présenter sa défense et que la peine qui lui aurait été appliquée, aurait pu être mitigée par suite de l’admission de circonstances atténuantes. Or, en temps de guerre, les circonstances atténuantes n’existaient pas pour les crimes militaires. Elles ont été créées par la loi du 27 avril 1916 dont elles étaient la mesure phare. Dans ce cas, les juges civils ne maîtrisaient pas suffisamment le fonctionnement de la justice militaire.

La très grande majorité des militaires français condamnés à mort dont les jugements ont été cassés, n’ont pas été de nouveau condamnés à mort. On peut s’interroger, si le jugement de Beucher avait été cassé, quelle peine aurait été prononcée lors d’un second jugement ?

Ce militaire n’avait plus besoin d’être amnistié puisque son casier judiciaire était désormais vierge.

Il faut le rappeler : le Président de la République exerce le droit de grâce, le pouvoir législatif vote les lois d’amnistie et l’autorité judiciaire réhabilite les condamnés.

Comme le général Bach l’avait déjà écrit : cent ans après le conflit, le citoyen français a le droit de connaître dans quelles conditions les militaires français ont été condamnés à mort puis fusillés ou exécutés. Faute de clarification, pendant longtemps, mémoire et histoire ont été en décalage, reflet du sentiment profond exprimé par certains que l’on cachait une vérité. Prisme essaie de faire entrer la question des fusillés ou des exécutés sommaires dans sa réalité historique.

Pour André


Merci à Guy Lutellier pour son aide