A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

jeudi 1 août 2024

Le jugement pour mutilation volontaire du soldat Brun compromis par des vices de procédure


     Après l’article sur le soldat Holagne, Prisme poursuit ses recherches en regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons une nouvelle fois que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation.

Prisme concentre ses recherches sur la période où le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire et sur les jugements des conseils de guerre temporaires spéciaux. Cette recherche se polarise, pour l’instant, sur 2 types de vices de procédure qui sont factuellement faciles à déceler et ne prêtent pas à controverse.

Pour détecter ces vices de procédure, la lecture des arrêts de la Cour de cassation sont très utiles mais aussi la connaissance de l’Augier/Le Poittevin, du Pradier-Fodéré/Le Faure, du Victor Foucher, du Leclerc de Fourolles/Coupois qui apporte de précieuses informations même si le plus petit de ces ouvrages comporte 740 pages.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.

Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

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Le soldat Fernand Brun, sujet de ce texte, a déjà fait l’objet d’un précédent article publié en août 2014 par Eric Mansuy, membre du Prisme 14-18.

Nous recommandons de relire cet article. Ce soldat a été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi par mutilation volontaire par injection de l’essence de térébenthine.

A la suite du courrier du médecin major de 1ère classe Morand et du rapport du capitaine Franceschi commandant la 6e compagnie, le chef de bataillon Stirn a lancé la procédure visant à traduire le soldat Brun devant le conseil de guerre. Il a délégué ses pouvoirs d’officier de police judiciaire au sous-lieutenant Marcaillou qui a interrogé Brun, ce dernier reconnaissant s’être injecté de l’essence de térébenthine pour se faire porter malade. Le chef de bataillon Stirn a également nommé un commissaire-rapporteur en la personne du lieutenant Martin qui a également interrogé Brun, ce qui est assez étonnant dans la mesure où le conseil de guerre temporaire spécial a été convoqué en application de l’article 156 du code de justice militaire, donc en citation directe. Devant le lieutenant Martin, ce militaire a réitéré le fait de s’être injecté de l’essence de térébenthine pour se faire porter malade.

Le général commandant la 66e division était au courant de ces évènements puisqu’il a ordonné que Brun, une fois guéri, soit reconduit à son corps.

Le 31 janvier 1916, le chef de bataillon Stirn a désigné les juges du conseil de guerre temporaire spécial convoqué pour la circonstance. En dehors du capitaine Petitpas et du sergent Corbières, le chef de bataillon Stirn s’est désigné comme président du conseil de guerre, comme on peut le constater sur l’extrait ci-dessus.

Pour cette mutilation volontaire reconnue devant le médecin major de 1ère classe Morand qui l’avait examiné, ce militaire a été jugé par le conseil de guerre temporaire spécial du 27e BCA qui l’a condamné à mort le 1er février 1916 à Bitschwiller en Alsace. En exécution de ce jugement, le soldat Brun a été passé par les armes le jour même à 13h30.

Dans ce dossier, Prisme a détecté un 1er vice de procédure. Comme il est mentionné au bas de l’extrait du document ci-dessus, le chef de bataillon Stirn a nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même. C’est formellement interdit par l’article 24 du code de justice militaire qui précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Cette doctrine a été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 1922 concernant le cas du soldat Lucien Bersot.

Sur la pièce manuscrite n°21 intitulée « jugement » ci-dessous, Prisme a détecté un 2e vice de procédure.

En effet, selon l’article 132 du code de justice militaire, la 1ère question doit porter sur le fait principal et chaque circonstance aggravante doit faire ensuite l’objet d’une question séparée sous peine de tomber dans le vice de complexité. Exemple : « le soldat X est-il coupable d’avoir le dix mai 1916 devant Verdun, abandonné son poste en présence de l’ennemi » réunit ainsi en une seule question le fait principal « d’abandon de poste » et la circonstance aggravante de « présence de l’ennemi ». Ainsi, pour ce même motif, le conseil de révision de la IIe armée a cassé le jugement prononcé par la 28e division d’infanterie le 22 juin 1916 à l’encontre du soldat Annuel. Le soldat Annuel a été renvoyé devant le conseil de guerre temporaire ordinaire de la 154e division.

Sur le même document nommé « jugement », Prisme a détecté un 3e vice de procédure.

Selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section… Il énonce à peine de nullité… 6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix ». Or, sur l’extrait de la minute du jugement ci-dessus, le nombre de voix n’a pas été mentionné. Dans ce dossier, il existe bien une minute du jugement formule n°18, extrait dudit jugement à adresser à la division, à la prison, ici au corps mais ce document ne précise jamais le nombre de voix. Quelle aurait été la réaction du conseil de révision, s’il avait eu à se prononcer, devant ce fait ?

D’autres jugements ont ainsi été cassés pour ce motif comme celui du soldat Rebet par le conseil de révision de la IVe armée le 4 octobre 1917. Dans le dossier de procédure du soldat Rebet, il existe également une pièce non réglementaire établie par le greffier du conseil de guerre de la 15e division, de facture locale, listant le nombre de votes par question posée. Visiblement la minute du jugement « Formule » n°16 sur laquelle il est mentionné « à l’unanimité » pour le nombre de voix recueillies, n’ont pas satisfait les juges du conseil de révision, qui ont cassé ce jugement. A juste raison car l’avant-dernier paragraphe de l’article 156 du code de justice militaire prescrit bien que les questions sont résolues et la peine prononcée par trois voix contre deux lorsque le conseil n’est composé que de cinq juges.

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Que dire de ce jugement :

-il est intervenu au cours de la 2e période de l’exceptionnalité du recours en grâce c’est-à-dire du 17 octobre 1915 au 20 avril 1917. Les juges avaient donc parfaitement le droit de formuler un recours en grâce sans que l’officier qui a ordonné la mise en jugement d’un militaire ne puisse s’y opposer, le dossier de procédure devait alors être obligatoirement transmis au Président de la République. Ici, aucun recours en grâce n’a été formulé. Le chef de bataillon Stirn en tant que commandant de cette unité avait également ce droit mais il ne l’a pas exercé.

-inutile de chercher un pourvoi en révision, les conseils de révision étant encore suspendus à cette époque.

-plusieurs pièces du dossier de procédure sont toujours manuscrites alors que le jugement s’est tenu fin janvier 1916.

-certains acteurs de ce jugement ne maîtrisent pas encore la procédure. Ainsi, le commissaire-rapporteur parle de conseil de guerre spécial « permanent », c’est peut-être une erreur dans la rédaction du document mais c’est symptomatique car les conseils de guerre spéciaux relèvent exclusivement des conseils de guerre temporaires aux armées.

-ce dossier comporte au moins 3 vices de procédure dont un seul aurait suffi à casser ce jugement en conseil de guerre si les conseils de révision n’avaient pas été suspendus par le décret ministériel du 17 août 1914. Certes, l’instruction n°4487 du 9 septembre 1914 émanant du général en chef, prévoyait que ces jugements n’étaient pas susceptibles d’un recours en révision, mais cette restriction était d’autant plus facile à établir que le décret du 17 août 1914 avait déjà suspendu ces recours.

Il faut remarquer que le chef de bataillon Stirn avait déjà commis un vice de procédure quand 6 mois plus tôt, lors du jugement du soldat Holagne, il avait nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même.

Pour autant, si ce jugement avait été renvoyé vers une nouvelle juridiction après avoir été cassé par le conseil de révision de la VIIe armée, à quelle peine le soldat Brun aurait-il été condamné ?

A la date du jugement de ce soldat, les circonstances atténuantes pour les crimes militaires n’existaient pas en temps de guerre. Elles ont été instaurées par la loi du 27 avril 1916 dont elles sont la mesure phare.

Avant la promulgation de cette loi, sans parler du recours en grâce, les juges n’avaient que 2 choix : acquitter l’inculpé ou le condamner à mort.

Après la promulgation de la loi du 27 avril 1916, un militaire pouvait être condamné pour un abandon de poste en présence de l’ennemi mais les juges pouvaient admettre les circonstances atténuantes. Pour le soldat Brun, cela aurait pu être le cas car le commissaire-rapporteur ne fait pas mystère du passé de ce militaire quand il déclare : « le chasseur Brun fait partie de la classe 1915, il s’est montré généralement courageux et bon soldat ; il a pris part aux attaques de Metzeral et du Linge et sa conduite à Metzeral lui valut même une citation à l’ordre du bataillon. » Le casier judiciaire de ce soldat est vierge, tout comme son relevé de punition. D’ailleurs au cours de son interrogatoire quand le commissaire-rapporteur l’interroge en lui posant cette question : « vous aviez pourtant fait votre devoir pendant les neuf mois que vous avez été à la compagnie, vous êtes même titulaire de la croix de guerre, pourquoi ne pas avoir continué à faire votre devoir ? » Brun répond : « je ne sais pas pourquoi. »

On a l’impression que le commissaire-rapporteur Martin, qui a cédé sa place au cours de l’instruction, semblait peiné de devoir sanctionner ce militaire.

Malheureusement pour le soldat Brun, les faits ne sont guère contestables. Comme l’avait parfaitement expliqué le général Bach dans un autre article, l’armée française s’est retrouvée face à une « épidémie » de mutilations volontaires pour lesquelles le code de justice militaire ne prévoyait rien. L’autorité politique a alors réagi pour tenter d’endiguer ce phénomène apparu au début du conflit, en publiant un courrier le 9 septembre 1914, courrier signé à Bordeaux pour bien rappeler le contexte plus que grave de cette période. Ce texte assimilait la mutilation volontaire à un abandon de poste en présence de l’ennemi ou un refus d’obéissance pour marcher contre l’ennemi. Dans ces 2 cas, la sanction était la peine de mort. Si certains médecins comme les docteurs Buy ou Cathoire ont émis des diagnostics erronés sur de prétendus coups de feu à bout portant ou touchant, l’injection par le soldat Brun d’essence de térébenthine, fait qu’il a d’ailleurs admis devant le médecin, devant le commissaire-rapporteur Martin et devant les juges, ne laissait guère de « marge de manœuvre » aux juges lors du jugement.

Prisme continue de présenter des jugements de conseils de guerre spéciaux au cours de la période de suspension des conseils de révision pour montrer les conséquences de cette suspension. Les juges militaires propulsés à cette fonction par une décision de l’autorité politique avaient-ils toutes les connaissances requises ? Cette question était devenue cruciale pendant la période de suspension des conseils de révision car il n’existait plus aucune juridiction en situation de détecter les erreurs de procédure commises.

Pour André