A travers des articles statistiques, à travers des articles de fond aussi divers que les mutilations volontaires, le code de justice militaire, la notion de fusillés pour l'exemple, l'ambition du Prisme est de fournir un ensemble d'informations permettant aux lecteurs d'appréhender en toutes connaissances de causes et sans parti pris de notre part la problématique des fusillés du conflit 14/18. Notre but n'est pas de juger mais de présenter, d'analyser les faits, de les porter à la connaissance de nos concitoyens au sujet d'une question qui n'est pas seulement d'ordre historique mais enjeu aussi d'un débat mémoriel, encore présent aujourd'hui.

dimanche 1 septembre 2024

Le soldat Serre : dernier militaire français fusillé par un conseil de guerre spécial dont le jugement est compromis par un vice de procédure

     Avec le jugement du soldat Serre, Prisme poursuit ses recherches en regardant si les dispositions de l’article 74 du code de justice militaire ont été respectées. Rappelons que le conseil de révision se substitue, en temps de guerre, à la Cour de Cassation. Comme le précise le titre II du livre II du code de justice militaire qui définit les compétences de cette entité, les conseils de révision se prononcent sur les recours formés contre les jugements des conseils de guerre établis dans leur ressort.

Le soldat Serre est le dernier soldat condamné à mort par un conseil de guerre temporaire spécial. Dans ses derniers articles, Prisme concentre ses recherches sur la période où le conseil de révision a été suspendu par décret du Chef de l’Etat comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 71 du code de justice militaire et sur les jugements des conseils de guerre temporaires spéciaux. En effet, ces juridictions d’exception étaient plus propices à engendrer des vices de procédure par l’absence de personnel dédié au bon fonctionnement de la justice militaire et par la célérité de mise en œuvre de ces juridictions. Cette recherche se polarise, pour l’instant, sur 2 types de vices de procédure qui sont factuellement faciles à déceler et ne prêtent pas à controverse.

Comme le souligne le traité des recours en révision contre les jugements des conseils de guerre en temps de guerre du colonel Augier et de Le Poittevin (édition de la société du recueil Sirey – 1915, page 1), le conseil de guerre étant juge souverain du fait, le conseil de révision était juge du droit. Les conseils de révision sont pour les militaires condamnés ce qu’est dans l’ordre civil la Cour de cassation pour les individus condamnés en matière criminelle ou correctionnelle.

Pour détecter ces vices de procédure, la lecture des arrêts de la Cour de cassation sont très utiles mais aussi la connaissance de l’Augier/Le Poittevin, du Pradier-Fodéré/Le Faure, du Victor Foucher, du Leclerc de Fourolles/Coupois qui apporte de précieuses informations même si le plus petit de ces ouvrages comporte 740 pages.

Nous rappelons que Prisme appréhende l’ensemble de ces évènements à travers la notion, pratiquée en sociologie, de « cohorte » introduite par le général Bach. Une cohorte mensuelle est constituée de tous les condamnés à mort au cours du même mois. Le condamné peut être exécuté dans le mois. Mais il peut l'être aussi dans les mois suivants si son pourvoi en révision a été rejeté ou si sa demande de grâce, après examen, a été rejetée. Les autres condamnés échappent à la mort puisque leur peine est commuée.

Nota : toutes les captures d’images non sourcées présentées dans cet article sont issues de MDH/SHD dossiers fusillés, les autres documents sont sourcés.
Les phrases en italique sont la copie exacte des documents originaux, quelle que soit leur apparence.

 --------------------------

Prisme avait déjà évoqué ce cas dans l’article sur l’année 1916 paru en août 2016, plus précisément au cours de la cohorte du mois de mars que nous reprenons, puisqu’il a été rédigé par le général Bach.

Le 15 mars 1916 a eu lieu le dernier conseil de Guerre spécial de la guerre, au 11e bataillon de chasseurs alpins, un mois avant sa suppression législative le 27 avril 1916.

Il a bien démontré le manque de garanties qu’il offrait. Il n’a, toutefois, pas condamné un innocent. Le chasseur Serre, après s’être enivré, a blessé à coups de couteaux deux de ses camarades, dont un caporal, dans un café du village d’Anould dans les Vosges. En soirée du 15, il est passé, en flagrant délit, en conseil de guerre spécial, constitué ainsi :

Ce document est à bien observer. Il est tout d’abord illégal. Une des rares contraintes concernant ce type de Conseil est que celui qui dépose la plainte ne peut siéger en même temps. Or, ici, le chef de corps, le chef de bataillon Pichot-Duclos, auteur de la plainte, s’arroge le rôle de président. Les autres juges sont un lieutenant et un adjudant. Le commissaire rapporteur est lui aussi un lieutenant du bataillon. Comment éventuellement s’opposer à la volonté du chef de corps dans ces circonstances ? Le commissaire rapporteur a compris le message :

Le chef de corps intervient :

Le ton est donné. Serre n’avait aucune chance.

Compte tenu de l’infraction, rien ne dit cependant que Serre n’aurait pas été condamné à mort. Mais ici, il y a parodie de justice, avec des procédures si laxistes, que le chef de corps, pourtant fraîchement arrivé du Grand Quartier Général où il avait servi depuis le début de la guerre, donc averti des textes, s’est mis, de plus, hors la loi, sans difficulté. Il est symptomatique de constater que le dernier conseil de guerre spécial a été monté par un officier jusque-là éloigné de la réalité de la pratique de la justice militaire dans les unités présentes dans la zone des armées.

Le général Bach avait entièrement raison quand il avait écrit que cet acte était illégal. En effet, le chef de bataillon Pichot-Duclos, bien connu de Prisme pour d’autres évènements, a présidé ce conseil de guerre spécial mais il a également nommé les juges du conseil de guerre dont lui-même et porté la plainte. C’est formellement interdit par l’article 24 du code de justice militaire qui précise que nul ne peut siéger comme président ou juge s’il a précédemment connu de l’affaire comme administrateur.

Selon le commentaire abrégé sur le code de justice militaire du capitaine Vexiau de 1876, licencié en droit, par celui qui a connu de l’affaire comme administrateur, il faut entendre celui qui a été appelé par ses fonctions à en faire l’examen et à donner son avis sur les faits qui font l’objet de la poursuite. Le capitaine Vexiau reprend la fin de l’alinéa 96 (page 91) du commentaire sur le code de justice militaire de 1858 du conseiller à la Cour de cassation Victor Foucher.

Le memento à l’usage des présidents et juges des conseils de guerre contenu dans le code de justice militaire pour l’armée de terre interprété par la doctrine et la jurisprudence par Leclerc de Fourolles et Coupois de 1913 (paragraphe 4, page 501), est plus détaillé sur ce point. Par administrateur, il faut comprendre :

-le commandant de la compagnie, de l’escadron, ou de la batterie qui a fait le rapport

-le chef de corps qui a signé la plainte ou qui a transmis celle établie par le commandant de la compagnie, de l’escadron, ou de la batterie

 -l’officier délégué par le chef de corps pour faire l’instruction

-le sous-officier qui l’a assisté en qualité de greffier

-le général qui a décerné l’ordre d’informer, son chef-d’état-major, et même l’officier d’état-major chargé du service de la justice

 ---------------

Par certains aspects, ce dossier de procédure commence à ressembler à un véritable dossier de conseil de guerre, une chemise réglementaire, des pièces rédigées à partir des modèles réglementaires mais rapidement, on constate que les anciens errements présents dans d’autres conseils de guerre temporaires spéciaux déjà relatés, sont toujours en vigueur. On constate également que plusieurs pièces de cette procédure sont manquantes : le relevé des punitions, l’état signalétique et des services, le bulletin n°1 (casier judiciaire). Pourtant au sujet du casier judiciaire du soldat Serre, il a probablement été présent dans le dossier puisque le commissaire-rapporteur en fait état. Inutile de chercher les auditions de témoins et le procès-verbal d’interrogatoire de Serre puisque ce procès a été réalisé en application de l’article 156 du code de justice militaire. L’accusé a donc été traduit directement en conseil de guerre sans instruction préalable, ce qui est le cas de beaucoup de conseils de guerre temporaires et de tous les conseils de guerre temporaires spéciaux connus.


L'extrait de la pièce n° 2 du dossier ci-dessus confirme le vice de procédure déjà évoqué précédemment. C’est le chef de bataillon commandant le 11e BCA qui a ordonné la mise en jugement du soldat Serre mais il n’aurait pas dû présider le conseil de guerre.

Sur la pièce nommée « au nom du peuple français », les questions posées sont correctes et n’auraient pas pu faire l’objet d’une contestation de la part du conseil de révision si ce dernier n’avait pas été suspendu. Par contre, au verso de cette pièce, aux questions posées, la réponse a été à chaque fois, à l’unanimité, l’accusé est coupable. Un peu plus bas sur la même page, il est écrit : le conseil condamne à l’unanimité le chasseur Serre Pierre à la peine de mort. La minute du jugement « Formule n°16 » étant absente des pièces du dossier de procédure, on ignore si cette minute, dans l’hypothèse où elle a existé, a été rédigée à l’identique du verso de la pièce « au nom du peuple français ». Si cela n’a pas été le cas, nous serions en présence d’un 2e vice de procédure. En effet, selon l’article 140 du code de justice militaire, « le jugement fait de l’accomplissement de toutes les formalités prescrites par la présente section …..Il énonce à peine de nullité….6° les questions posées, les décisions et le nombre de voix », ce qui n’est le cas sur la dite pièce.

L’extrait de l’ordre de mise en jugement direct ci-dessus présente également un autre vice de procédure. Prisme ne l’explicitera pas,  volontairement pour montrer que la compréhension du fonctionnement de la justice militaire ne peut se limiter à la seule lecture d’un dossier de procédure mais va bien au-delà.

---------------

Rappelons que si un soldat assassine un autre soldat, ce n’est pas un cas d’insubordination, l’auteur des faits sera jugé en application de l’article 267 du code de justice militaire et donc par les lois pénales ordinaires du code pénal (article 302), mais si le même soldat assassine ou tente d’assassiner son supérieur pendant le service ou à l’occasion du service, que ce supérieur soit son caporal ou même un soldat de 1ère classe faisant fonction de caporal, il sera jugé et condamné en application de l’article 221, 222 ou 223 suivant le cas pour voies de fait envers un supérieur car c’est un cas d’insubordination sanctionné par la peine de mort.

Pour le cas qui nous intéresse, le soldat Serre, après avoir blessé d’une part la personne qui l’hébergeait puis des soldats et un caporal, venus l’arrêter, a été traduit devant le conseil de guerre temporaire spécial de son unité pour des voies de fait. Que nous disent les textes de référence sur ces faits ?

Selon le traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure criminelle militaires à l’usage des membres des conseils de guerre et des officiers de l’armée de terre du colonel Augier et de Gustave Le Poittevin (Edition de la société du recueil Sirey – 1918, page 637), la voie de fait est tout acte physique qui atteint la personne qui en est l’objet. L’expression « toute voie de fait » renferme, dans son acception générale, les attentats de toute nature, dont un militaire peut se rendre coupable envers son supérieur. Il n’y a ici aucune des distinctions que le code pénal fait entre l’assassinat, le meurtre, les coups et blessures ayant occasionné la mort ou une infirmité permanente ou une incapacité de travail de plus de trente jours, etc. La raison en est que, comme l’a fort exactement dit M. le procureur général Dupin, quelle que soit la qualification que la loi commune donne à la voie de fait, simple coup ou assassinat, le fait étant celui d’un militaire, c’est le crime militaire d’insubordination qui domine : le délit ou le crime commun que renferme la voie de fait est bien la cause du crime militaire, mais ce n’est pas cette cause que la loi militaire veut atteindre ; c’est le crime d’insubordination qui s’est produit par la voie de fait.

Les notes d’audience attestent des dépositions des témoins dont celle du médecin aide-major Asperberro mentionnant des blessures par arme blanche sur plusieurs militaires dont le caporal Corneloup. Dans ces conditions, aux yeux des juges, l’article 223 du code de justice militaire tel qu’il est explicité ci-dessus par le colonel Augier et Gustave Le Poittevin ne pouvait que s’appliquer.

Au sujet des voies de fait, rappelons que sur les 65 cas relevés par Prisme, 28 cas sont des cas de « violence basique », 20 sont des tentatives d’homicides et 12 se sont soldées par un homicide. Comme le législateur l’a voulu, qu’on soit en présence de « violence basique », d’une tentative d’homicide ou d’homicide, la sanction est la même : la peine de mort car c’est le crime d’insubordination qui est sanctionné.

-------------

Comme nous l’avons précédemment écrit, le conseil de guerre temporaire spécial qui a jugé Serre est le dernier connu. Cette condamnation n’a fait l’objet d’aucune demande de recours en grâce, qu’elle vienne du chef de bataillon Pichot-Duclos ou d’un des juges. Un mois plus tard, son jugement aurait pu être transmis au conseil de révision qui l’aurait, sans aucun doute, cassé. Mais pour autant, Serre, s’il avait été rejugé, aurait-il échappé à la peine de mort ?

Avant la parution de la loi du 27 avril 1916 qui a permis l’admission des circonstances atténuantes en temps de guerre, nous pouvons répondre que non, les juges n’ayant que deux options : l’acquittement ou la condamnation à mort. Après cette date, même si seulement 3% des militaires rejugés ont été fusillés parmi les conseils de guerre temporaires, ce cas reposant sur des voies de fait commis avec une arme blanche, on peut en douter.

Au sein des conseils de guerre temporaires ordinaires, le 1er vice de procédure décrit ci-dessus ne peut se produire. En effet, pour ce type de conseils de guerre, l’officier qui ordonne la mise en jugement est très souvent le général de division mais pour autant, d’autres vices de procédure ont-ils été commis ? Le prochain article statistique de Prisme étudie cette question durant la période où les conseils de révision ont été suspendus.

Comme le général Bach l’avait déjà écrit : cent ans après le conflit, le citoyen français a le droit de connaître dans quelles conditions les militaires français ont été condamnés à mort puis fusillés ou exécutés. Faute de clarification, pendant longtemps, mémoire et histoire ont été en décalage, reflet du sentiment profond exprimé par certains que l’on cachait une vérité. Prisme essaie de faire entrer la question des fusillés ou des exécutés sommaires dans sa réalité historique.

Pour André